Pascal Ide, « Le désir et le don. Brève anthropologie du désir », Sources vives. Désir, 154 (novembre 2010), p. 47-91.
5) Le désir et le besoin
Cette distinction est-elle pertinente ? En effet, l’on parle de « besoin de Dieu » [26] autant que de désir de Dieu. D’abord, si certaines expressions sont interchangeables, comme dans l’exemple qui vient d’être donné, d’autres ne le sont pas. Si quelqu’un peut dire : « J’ai besoin de partir en vacances », personne n’affirmera : « J’ai besoin de partir en vacances aux Seychelles ». Ensuite, même dans le premier cas (les expressions interchangeables), la coïncidence d’objet est trompeuse. Pour employer une heureuse distinction scolastique : l’objet matériel (ce qui est désiré) est en effet identique, mais l’objet formel (le point de vue sous lequel on désire) diffère. De fait, nul n’emploie cette expression à la place de l’autre ; or, expliquer la raison de cet emploi donc la différence formelle entre désir et besoin est tout l’enjeu de notre propos. D’ailleurs, notre vocabulaire présente les ressources pour désigner un attrait qui n’entre pas dans ces distinctions : « J’ai envie de marcher », « J’aspire à un peu de repos ». Mais, justement, il est possible d’interroger de telles affirmations et de les préciser : « Quand tu dis aspirer au repos, exprimes-tu un désir ou un besoin ? » Ainsi le langage courant atteste la distinction entre désir et besoin. La question n’est donc pas celle de la pertinence de la différence, mais de son sens.
a) Besoin véhément et désir apaisé ?
Entre besoin et désir, la distinction ne serait-elle pas d’intensité ou au moins d’urgence ? N’est-ce pas le cas entre les deux affirmations : « J’ai besoin de boire » et « Je désire boire ». On pourrait étendre ce constat à presque tous les objets. La distinction serait donc de degré (touchant la quantité ou la durée) et non pas de nature (touchant la nature même de l’affect ou de l’objet).
Cette hypothèse minimaliste ne paraît pas honorer toute la richesse de notre expérience. Partons à nouveau de la sagesse déposée dans le langage. On dira : « J’ai besoin de manger », mais : « Je désire une glace à la fraise ». Ensuite, les aspirations spirituelles sont beaucoup plus ardentes que les seuls besoins : « l’appel du héros », qui passe par la médiation de la force propulsive, créatrice et représentative de l’émotion, entraîne sans contraindre des foules entières parce qu’il vit de la « morale complète » [27]. D’ailleurs, le terme de « passion » au sens d’amour embrasé, absolu, ne s’applique-t-il pas la personne de l’être aimé, donc à une réalité qui n’est pas seulement physique ?
b) Besoin physique et désir spirituel ?
Nous avons distingué deux types de désir, sensible et spirituel. Ne faudrait-il pas réserver le terme désir aux attraits supérieurs et besoin aux inclinations inférieures ? De fait, nos besoins les plus fondamentaux satisfont notre corps (manger, boire, dormir, se vêtir, etc.), alors que la majeure partie de nos désirs sont tournés vers des réalités transcendant le corporel (culturelles, relationnelles, religieuses, etc.). D’ailleurs, saint Thomas emploie lui-même deux mots différents pour désigner nos attraits : la concupiscentia (la « convoitise ») qui vaut pour le seul désir sensible et le desiderium (le « désir » proprement dit) qui englobe autant l’appétit inférieur que l’appétit supérieur [28]. Dès lors, la concupiscentia correspondrait au besoin et le desiderium, limité à l’affectivité spirituelle, au désir.
Toutefois il existe des inclinations physiques comme celle de traîner au lit qui ne sont pas des besoins et des besoins spirituels comme celui d’être aimé, d’harmonie. Le psalmiste chante son besoin vital de Dieu : « Comme un cerf soupire après l’eau vive, mon âme soupire après Toi, ô mon Dieu » (Ps 42,2). Cette remarquable méthode de relation à l’autre (par la relation à soi) qu’est la communication non-violente (CNV) a revalorisé avec justesse les besoins de l’âme [29]. Avant Marshal Rosenberg, Abraham Maslow avait lui-même proposé une pyramide, justement célèbre, où il hiérarchisait les besoins, en y faisant entrer les plus nobles comme la sagesse ou la bonté [30]. Osons même dire, contre une tentation de réduire les relations avec Dieu aux seules relations de gratuité, que le besoin structure normalement l’existence de l’homme face à son Créateur et Sauveur : j’ai besoin d’être sauvé ; c’est même là mon besoin le plus vital, le seul apte à me rendre heureux.
Il demeure que la répartition notée par l’hypothèse est une donnée : les besoins se portent plus souvent vers le corps et les désirs vers l’esprit. Il faudra rendre compte de ce fait [31].
c) Besoin archéologique et désir téléologique ?
La distinction du besoin et du désir serait-elle alors celle de l’archéologique et du téléologique [32] ? Derrière la complexité des mots se cache une des clefs qui va nous permettre d’évaluer la doctrine freudo-lacanienne. L’archéologique, de archè, « principe », « commencement », renvoie à notre origine est donc à l’aube de la vie, aux toutes premières expériences vécues par l’enfant. En regard, le téléologique, de télos, « fin », renvoie à la finalité et plus globalement à l’avenir. Or, nous avons vu que, pour Lacan, le besoin appartient au monde originaire, donc à l’archéologique, alors que le désir se construit sur son refoulement, donc relève du téléologique.
La vérité profonde soulignée par la psychanalyse est que nos désirs présents répètent pour une part que nous ne pourrons jamais totalement mesurer, ceux de notre toute petite enfance. Il demeure toujours en nous une part d’inconnu et d’immaîtrisé. Appliquée à la relation à l’autre, la distinction de l’archaïque et du téléologique ouvre à des chemins (encore plus qu’à des distinctions) assurément féconds : le passage du ça au Je [33], du fusionnel et du communionnel, du même à l’autre, du captatif à l’oblatif. C’est la raison pour laquelle les engagements irréversibles (le mariage, la consécration) supposent une lucide et humble connaissance de soi, et donc la traversée d’un certain nombre de nos traumatismes et de nos cécités. Nous y reviendrons dans le prochain article.
L’erreur tout aussi profonde du fondateur de la psychanalyse est d’avoir fait du besoin archaïque de fusion l’unique source de nos attachements présents. Le désir provient du besoin, il n’en est qu’une différenciation (par exemple par déplacement, sublimation, etc.) [34]. Du point de vue des présupposés anthropologiques, cette erreur est au moins triple : quant aux puissances, quant aux actes, quant aux fruits.
- Pour Freud, comme pour Lacan, seul le pulsionnel (qui ne s’identifie pas purement et simplement au besoin, mais ce n’est pas le lieu de les différencier) est inné ; le désir (le symbolique) apparaît par refoulement du besoin. L’esprit n’est donc qu’une construction et l’homme que matière. De fait, la Standard Édition des œuvres de Freud ignore l’entrée « volonté ». Certes, Lacan ajoute un troisième terme, la demande qui est la mise en mots du besoin. Mais cette demande n’est pas tant médiatrice entre besoin et désir qu’elle se situe du côté du besoin, car tout désir est indicible. En regard, nous l’avons noté, la foi mais aussi la raison distinguent en l’homme deux sources d’aspiration, sensible et spirituelle, chacune s’enracinant dans une puissance différente, l’affectivité et la volonté. L’expérience du désir d’infini l’atteste. Et s’il est conditionné par son histoire et son enracinement dans le fini, il n’en est pas déterminé.
- La deuxième difficulté s’enracine dans la première : notre histoire future n’est-elle que la répétition, plus ou moins créative, de notre histoire passée ? Pour le dire en termes simples mais non simplistes, tout homme épouse-t-il sa mère, tout désir de Dieu est-il un désir du père ? D’abord, l’on ne dira jamais assez combien les explications psychanalytiques reposent non pas sur des faits mais sur des interprétations : en toute rigueur scientifique, la psychanalyse devrait pouvoir présenter la contre-épreuve, pour être assuré de conclure que la source de tous les désirs provient de la scène inconsciente originaire. Ensuite, dans le sillage des passionnantes études sur l’attachement de René Spitz, John Bowlby, etc. [35], les études psychologiques actuelles vont jusqu’à parler d’un bébé philosophe [36]; les rares méditations philosophiques ou théologiques sur le petit d’homme soulignent sa vie éthique, métaphysique, spirituelle très précocement en acte [37]. Enfin, ne faudrait-il pas résolument inverser l’ordre du téléologique et de l’archéologique : si l’homme est habité par un désir de communion qui peut aller jusqu’à la fusion – ce que l’animal ignore –, cette aspiration ne naît-elle pas plutôt du désir d’infini qui le tire vers Dieu ? L’homme provient non pas de l’archè, mais, plus encore de son télos. Le désir vient de plus loin que le seul attrait de la mère : son infinité (qui est autre que l’indéfini de la répétition) l’atteste. Même s’il est souvent nécessaire de purifier ce qui vient de notre passé pour donner tout son élan et toute sa fécondité à ce qui ouvre notre avenir. Assurément les grands désirs naissent à notre insu, mais cette source est-elle l’inconscient de chair et de sang ou le préconscient spirituel [38]? J’ai toujours été frappé du vif intérêt que les étudiants (chrétiens ou non) nourrissent pour une vision de l’homme qui parte non pas de l’origine mais de la fin. Et discerner dans cette donnée une résistance à l’investigation analytique ressemblerait fort à un argument non réfutable… Seule une anthropologie qui entrelace le corps et l’esprit permet de sortir de la noria de la répétition.
- Avec rigueur, Lacan a tiré la conséquence de son anthropologie matérialiste : la joie est l’impossible. En effet, le désir vise la fusion qui n’est pas seulement irréalisable mais inaccessible, définitivement refoulée. L’enfant ne défusionne que par la frustration et la perte de l’objet comblant originaire. « La parole sera donc toujours traversée : par la nostalgie d’une relation perçue comme idéale ! ; par le refoulement ! ; par la perte et la mise à distance des premiers objets d’amour [39] ! » Il s’en suit un pessimisme profond qui se traduit dans la distance infranchissable entre désir et plaisir [40]. Une fois révoqué ce dernier, que demeure-t-il ? La jouissance. Mais Lacan lui donne un sens tout opposé à sa signification usuelle. Par la jouissance, le sujet fait l’expérience du vide qui l’habite, un vide ou un « désir qu’aucun être ne supporte [41] ». Aussi est-elle avant tout marquée par le mal : elle « est un mal parce qu’elle comporte le mal du prochain [42]. » Tout au contraire, en inversant l’ordre entre principe et terme, en affirmant que l’homme accède à lui-même non seulement à partir de son enracinement tellurique, mais de son aspiration ouranique, une anthropologie adéquate qui affirme la présence d’une âme spirituelle dès le point de départ libère la joie. De fait, nous avons vu que le désir était source de joie car il transforme déjà le sujet en ce qu’il aime.
La différence entre les deux perspectives, celle de l’origine et celle de la finalité, est donc incontestablement puissante [43] ; elle est aussi utile pour le discernement (le second article offrira quelques critères). Mais elle ne peut se comprendre uniquement en termes de provenance. Quoi qu’il en soit de ces trop brèves mises au point, l’inadéquation de l’anthropologie sous-jacente conduit à disqualifier l’interprétation qu’elle propose de la distinction entre désir et besoin.
d) Besoins nécessaires et désirs libres ?
Je souhaiterais hasarder une autre explication, tentant d’intégrer la part de vérité présente dans les précédentes interprétations. Mon hypothèse est que le besoin et le désir qualifient l’attrait le premier de nécessité et le second de liberté. De fait, le besoin, jusque dans son sens le plus restreint et concret (« Faire ses besoins »), exprime une tension impérieuse, alors que le désir, jusque dans sa signification étymologique, connote une légèreté aérienne et donc déliée de toute contrainte. Voilà pourquoi le besoin tire du côté du corps, de la nature et de l’archaïque, alors que le désir s’élève du côté de l’esprit, de la culture et du téléologique – sans que ces objets soient exclusifs, ainsi que nous l’avons vu.
Une induction ascendante [44] offre une suggestive mise en perspective de cette distinction [45]. Ni déterminés ni chaotiques, les phénomènes naturels inertes, depuis la désintégration des particules subatomiques jusqu’à la répartition des gaz interstellaires, en passant par l’écoulement d’un fluide ou les phénomènes climatiques, conjuguent nécessité et contingence [46]. Cet entrelacement s’intériorise chez les vivants. « L’élan de la vie », écrivait le philosophe Henri Bergson, « se saisit de la matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté [47] ». Un des progrès majeurs dans le monde végétal est le passage des gymnospermes aux angiospermes. Les premières, plantes à graine nue, abandonnent celle-ci au hasard, alors que les secondes, plantes à fleur et à fruit, séduisent les insectes par leur couleur, leur forme, leur odeur et leur sapidité, afin qu’ils transportent le pollen vers les pistils qu’ils féconderont. Or, cette attraction est assez puissante pour que les angiospermes, végétaux les plus tard venus, soient toutefois aujourd’hui les plantes les plus répandues sur notre planète (pour notre plus grand bonheur, d’ailleurs !) et est assez libre pour que les agents pollinisateurs les visitent sur leur propre initiative. De même, plus l’on monte dans l’échelle des animaux, plus croît l’acquis, donc à la fois l’éducation et l’initiative, plus diminue la part des mécanismes innés de déclenchement (ce que l’on appelait les instincts), qui demeure toutefois déterminante. Enfin, cette bipolarité se retrouve chez l’homme à tout niveau : nous l’avons vu à propos de sa volonté qui est à la fois inclination nécessaire vers le bien en tant que bien et liberté à l’égard des biens contingents ; de même, l’intelligence, si largement ouverte à l’être et indéterminée à un être particulier (d’où son insatiable curiosité), doit toutefois se fonder sur des principes premiers quasi-innés comme le principe de contradiction [48]. La vie affective se répartit donc entre les deux tendances du besoin et du désir, ou plutôt évolue non pas en choisissant mais en combinant la liberté du désir et la nécessité du besoin.
En montant non pas jusqu’à l’autre extrémité (car Dieu n’est pas une super-créature), mais jusqu’à la Source, nous découvrons que, dans la vie intime de la Trinité Sainte, se retrouve aussi, quoique de manière encore plus analogique, quelque chose de cette tension entre nécessité et liberté. Cette tension s’est formulée dans une question qui agita les premiers siècles de l’histoire chrétienne : la génération du Fils par le Père est-elle un acte volontaire (libre) ou nécessaire ? Si cette opération est libre (comme la création), la procession du Fils devient accidentelle et celui-ci une créature ; si elle est nécessaire, la génération devient un acte obligé et aveugle, comme au sein du monde biologique, ce qui ne convient pas à la dignité de l’essence divine. Sommes-nous voués à choisir entre deux hérésies, l’arianisme (la création du Fils) et la gnose (l’émanation obligatoire et aveugle) ? Tôt, les Pères refusent le dilemme du « volontaire » et du « nécessaire » [49] et une troisième expression sera proposée : « par nature » [50]. Recueillant cet héritage, Saint Thomas accueille les trois termes « volontaire », « naturel » et « nécessaire » : le Père engendre le Fils à la fois naturellement, c’est-à-dire par nature (mais non par nécessité aveugle), et volontairement, c’est-à-dire de plein gré (mais non par choix) [51].
Ainsi enrichis et éclairés, redescendons de ce sommet. La bipolarité nécessité-liberté se retrouve analogiquement, c’est-à-dire graduellement, à tous les niveaux de la création. Cela signifie deux choses. D’une part, ce que Dieu unit, la créature le diffracte. Ainsi deux risques sont écartés : celui, angélique, de relations seulement gratuites aux autres et même à Dieu ; celui, déterministe, de relations toutes conduites D’autre part, le Dieu unitrine offre l’exemplaire d’un intime tissage allant jusqu’à l’unité entre ces deux modalités, libre et nécessaire, de toute inclination. N’est-ce pas ce que tentent de vivre les personnes qu’unissent l’amour ou l’amitié ? N’est-ce pas le cas lorsque, évitant le double piège de l’exigence et de l’indépendance, elles se formulent des demandes concrètes mais négociables [52] ? Dans l’expérience de la communion des personnes, il en va du dipôle nécessité et liberté, comme de nombreuses autres tensions : entre objet et sujet (tout donner et se donner soi-même, présence à l’autre autant qu’au bien échangé), entre le fond et la figure, entre le même et l’autre (estime de soi et altruisme). La maturation de l’amour va de pair avec la pacification de ces tensions et l’intégration de leurs composantes.
L’idéal du désir ne réside donc pas dans un élan totalement gratuit dont rêve puis désespère la psychanalyse (songe individualiste qui juxtapose les individus et court le risque de réduire l’amour au respect et bientôt à la tolérance qui rime avec indifférence), mais dans la réconciliation supérieure de la nécessité et de la liberté, du besoin et du désir [53]. Elle s’expérimente dans ces attraits spirituels si puissants qu’ils paraissent irrésistibles et si profondément enracinés dans le cœur d’où ils jaillissent qui, loin d’aliéner, laissent absolument libres. Précisons que ce sentiment de liberté ne vient pas tant de la possibilité, certes bien réelle, de leur résister, que de leur surgissement du plus intime de l’être. De même que l’Eucharistie qui offre à Dieu le pain nécessaire à la vie et le vin qui, par surcroît, réjouit le cœur de l’homme, ne les confond pas mais en maintient l’heureuse complémentarité, de même ne s’agit-il pas de transformer le besoin en désir, mais de les nouer en un chiasme, croisant la pressante urgence piaffant en celui-là avec la liberté impatiente sereinement inscrite en celui-ci [54].
Illustrons cette réconciliation supérieure à partir de l’exemple du converti, convoquant à nouveau Spe salvi. Le début de l’encyclique narre l’histoire de sainte Joséphine Bakhita. Esclave, terriblement maltraitée par ses maîtres successifs, elle finit par rencontrer un Maître différent, un Maître qui l’aime et la respecte : le Dieu vivant de Jésus-Christ. Enfin affranchie, la jeune femme soudanaise entra chez les Sœurs canossiennes ; or, explique Benoît XVI, « elle chercha surtout dans ses différents voyages en Italie à appeler à la mission : la libération qu’elle avait obtenue à travers la rencontre avec le Dieu de Jésus Christ, elle se sentait le devoir de l’étendre [contendit praesertim stimulos ad missionem suscitare], elle devait la donner [extendere cupiebat] aussi aux autres, au plus grand nombre de personnes possible. L’espérance […], elle ne pouvait pas la garder pour elle [reservare non poterat] ; cette espérance devait [debebat] rejoindre beaucoup de personnes, tout le monde [55] ». Bien évidemment, Joséphine n’est en rien contrainte, comme par une compulsion ; pourtant, le texte multiplie les verbes signifiant la nécessité intérieure qui la pousse. Cet exemple à la fois éclaire et est éclairé par une parole capitale mais paradoxale du Christ, justement prononcé lors du discours sur la mission : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). Encadré par une double gratuité, celle de la réception (à l’égard de Dieu qui nous crée et nous sauve le premier) et celle de la donation (à l’égard des personnes à qui il est envoyé et à qui il donne sans attendre de retour), l’apôtre est néanmoins sommé de donner ce qu’il a reçu.
La problématique du désir et du besoin nous place donc derechef au centre de la thématique du don et même de sa rythmique ternaire, mais en un sens inédit. La relation à l’origine (l’archè) comme la relation au terme (le télos) sont placées sous le signe de la gratuité ; la nécessité, elle, c’est-à-dire la poussée instante, qui ne va jamais sans consentement voire sans choix, est éprouvée par le sujet. Parler de nécessité morale introduit un oxymore qui obscurcit plus qu’il n’illumine. Le disciple de Jésus agit suaviter et fortiter, à la fois librement, soulevé par un désir, et nécessairement, pressé intérieurement par un besoin. Il allie mystérieusement un impérieux besoin d’annoncer et un généreux zèle charitable [56]. On disait de saint Ignace que, une fois discernée clairement quelle était la volonté de Dieu, il la choisissait et ne déviait plus, quels que soient les obstacles qui s’interposaient entre lui et la réalisation.
Voilà pourquoi, plus l’attachement pour une personne grandit, plus convergent asymptotiquement, sans jamais coïncider, le désir et le besoin. Tel est le sens profond de la fidélité qui n’est pas seulement un devoir ni une vertu, mais aussi l’expérience vécue de ce que nos attirances vécues dans leur radicalité et intégrées-transformées dans l’amour de charité, nous attachent d’un lien paradoxalement aussi libre que nécessaire. Ce n’est pas seulement l’amour qui transforme en l’être aimé, comme le notait le Pseudo-Denys : le désir aussi change en l’être désiré [57].
6) Le désir et le manque
Souvent sous l’influence de Lacan, certains auteurs soulignent préférentiellement la privation constitutive du désir [58]. Platon affirmait déjà qu’ « on ne désire que ce dont on manque [59] ». Et saint Augustin demandait : « Qu’est-ce que le désir, sinon l’appétit de posséder ce qui fait encore défaut [60] ? » L’étymologie du mot n’évoque-t-elle pas le manque ? « On pense que desiderare est un verbe formé sur considerare. Il aurait signifie d’abord : ‘cesser de voir’, ‘constater l’absence de’. D’où ensuite : ‘chercher’, ‘désirer’. Désirer indique le mouvement qui délie de la sidération astrale et qui transforme son ouverture en chemin vers une rencontre [61] ».
Mais si l’absence expliquait le désir, tout être en manque ne devrait-il pas désirer ? Le singe souhaiterait apprendre à parler et le chêne à marcher. « Le désir n’est pas seulement le sentiment d’un manque – écrit le philosophe Louis Lavelle – il est aussi aspiration vers ce dont il est privé [62] ».
a) Le manque, principe accidentel
Saint Thomas fait du désir le sentiment éprouvé lorsque le bien n’est plus ou pas encore présent. L’attrait suppose donc bien une carence. Mais la question est de savoir non pas si elle existe mais si c’est elle qui, comme telle, engendre l’attrait. Le Docteur angélique répond : oui, mais par accident. Pour bien comprendre ce point essentiel, il est nécessaire de faire un détour par la philosophie de la nature : en effet, le désir est un mouvement qui n’est pas différent des autres devenirs [63]. Comme celui-ci, il suppose trois principes : au point d’arrivée, une forme, au point de départ, une privation, et, assurant la continuité, un sujet [64]. Ainsi, pour qu’advienne un réchauffement, il faut la chaleur (c’est-à-dire la forme au sens de qualité) au terme, la froideur (c’est-à-dire la privation de la chaleur, car l’eau ne saurait se réchauffer si elle est déjà chaude) au principe, et l’eau ou tout autre sujet qui peut se réchauffer pendant le processus. Or, en une distinction très précieuse, Aristote dit que la forme est cause par soi du changement alors que le manque en est seulement la cause par accident [65].
Appliquons ces considérations au désir. Dans le cas de l’homme, le sujet, loin d’être passif face à la qualité à acquérir, la désire activement. Certes, il doit ignorer le piano pour désirer l’apprendre, mais l’attrait naît d’abord, par soi, de ce que jouer de cet instrument lui apparaît comme un bien (une forme) précieux à acquérir. En termes concrets, la personne n’agit pas à partir de ses manques mais de ses ressources. La pédagogie française qui souligne d’abord les défauts se fonde sur le par accident. Elle ferait bien, ici, de s’inspirer de l’éducation anglaise qui met en avant les talents, autrement dit le par soi.
b) Une source cachée du manque
L’insistance de Lacan sur le négatif est liée à l’influence de la dialectique hégélienne ou plutôt de sa relecture matérialiste (de gauche, comme l’on dit) opérée par un philosophe dont on ne saurait minimiser l’ascendant, Alexandre Kojève : d’abord, car il a introduit Hegel (ou plutôt sa propre version) en France ; ensuite, car, avec une ingratitude dont ce n’est pas le seul exemplaire, Lacan n’a avoué qu’une seule fois sa dette à son égard, ce qui en creux en signale l’importance [66].
Cette inflation du négatif se rencontre aussi chez Freud, mais pour une autre raison : son incapacité à penser la potentialité et la tendance corrélative à réduire toute réalité à ce qu’elle est actuellement. Qui, par exemple, ignore l’affirmation détestable du médecin viennois selon laquelle l’enfant est un « pervers polymorphe » ? Tout change et devient – presque – acceptable, si l’on écrit : « l’enfant est un pervertible polymorphe ». Or, entre « pervers » et « pervertible », il y a toute la différence existant entre l’acte et la puissance. Voilà pourquoi Freud durcit le manque au point d’en faire un principe moteur, au lieu d’y lire une réalité en creux, donc en puissance [67].
c) Le drame du manque
Tout n’est pas dit pour autant. En effet, l’absence de l’être désiré (donc aimé) peut entraîner de grandes souffrances. Par moment, voire constamment, le mal de la séparation est tel qu’il peut submerger la tension si appelante vers le bien. Cela est particulièrement vrai dans l’amour humain quand deux êtres qui s’aiment sont séparés, par violence ou même par choix. Cela se vérifie a fortiori pour celui qui chemine dans la foi et l’espérance sans pouvoir encore accéder à la pleine présence de la vision et de la possession de Dieu (cf. 1 Co 13,8-13) : la douleur devient coextensive de et inhérente à ce que l’Apôtre ose appeler notre « exil » (2 Co 5,6). La souffrance du désir n’est pas seulement proportionnelle à l’amabilité de l’être désiré. Elle tient aussi à l’intensité de l’amour : « mes désirs me faisant souffrir un véritable martyre », affirme sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus [68]. Elle est due à l’éloignement de son accomplissement : « Pour moi, mourir est un avantage » (Ph 1,21). Elle est enfin liée, de manière archaïque, à la réactivation de souffrances passées similaires : une personne qui, dans sa petite enfance a souffert d’une angoisse de séparation, supportera plus difficilement, voire vivra comme un abandon, l’absence de la personne qui lui est chère [69].
Dès lors, le désir est éprouvé non comme la promesse du plein de la présence, mais comme l’épreuve du vide de l’absence. L’espoir, lui, intègre le négatif sous la forme de la lutte (l’irascible est au fond le négatif surmonté) et le combat, par lui-même, entraîne une jouissance. En regard, le désir intériorise l’absence selon son mode propre qui est plus passif, et donc plus douloureux.
La souffrance de celui qui soupire est si profonde que le désir fut corrélé à la blessure. Certes, le lieu biblique par excellence dit : « Je suis malade d’amour » (Ct 2,5 ; 5,8) et toute la littérature, depuis l’Enéide jusqu’à Belle du Seigneur, parle de blessure d’amour et de cœur navré. Mais cette vulnération vient de ce que le Bien-Aimé manque à l’Épouse qui le cherche sans le trouver, au point que Chouraqui parle du « Cantique de l’Absent [70] ». Saint Jean de la Croix qui, avec sainte Thérèse de Jésus, parle volontiers de blessure d’amour [71], en expose très clairement la raison : « L’âme qui n’est pas encore arrivée à la perfection de l’amour, parce qu’elle n’est pas arrivée à l’union, a faim et soif de ce qui lui manque, c’est-à-dire de l’union. […] le cœur ne peut goûter ni paix ni repos, s’il ne possède son objet. […] S’il ne possède pas vraiment ce qu’il aime, il ne peut manquer de souffrir, jusqu’à ce qu’il le possède, parce qu’il est alors […] comme le malade qui soupire après la santé […]. Tel est l’état du cœur qui est épris d’amour. Voilà ce que l’âme connaît par expérience quand elle dit : Pourquoi m’avez-vous laissée ainsi, c’est-à-dire […] avec une plaie, une maladie d’amour […] [72] ? ». En son essence, quoique de manière analogique, depuis le trauma physique jusqu’à sa forme la plus haute qu’est la blessure d’amour mystique, la blessure est privation [73]. Aussi la blessure d’amour est-elle en réalité une blessure du désir ou de l’amour qui désire (la plénitude de l’union). L’article suivant distinguera cette prime blessure, que l’on pourrait qualifier d’anthropologique et qui est constitutive du désir, de la blessure psychologique, qui, s’enracinant dans la condition désunifiée consécutive à la chute, est liée aux traumas de notre histoire, et de la blessure théologale, qu’appelle notre Fiat toujours plus obéissant à la mission de Dieu reçue.
d) Le manque vécu, le vide et le délai
Mais n’y a-t-il pas contradiction à affirmer que le désir est à la fois tension vers un bien et souffrance d’un mal ? Le lecteur aura peut-être remarqué que l’analyse qui précède parle en fait de l’expérience du désir. La distinction de l’essence objective et de l’existence vécue ne lève-t-elle pas la difficulté ? Si le désir est, par nature ou en son essence, fondé sur le positif du bien qui attire, il peut être vécu dans l’existence de la personne comme négatif. Voilà pourquoi une philosophie ou une théologie attentive aux essences soulignera préférentiellement la dynamique positive du désir (saint Thomas, Spinoza), alors qu’une pensée narrative, voire biographique, aura tendance à l’interpréter en termes plus radicaux d’être et de non-être [74].
Toutefois, en renvoyant le négatif, la profondeur douloureuse du désir, au seul vécu, cette relecture n’émousse-t-elle pas sa pointe, voire n’éteint-elle pas sa portée dramatique ? En tout cas, a-t-elle pensé jusqu’au bout la charge de néantisation que comporte l’absence consubstantielle au désir ? Une étude de ce que le thème du désir d’infini est devenu dans la philosophie et la littérature contemporaines serait précieuse. Il y va de la compréhension même du mal qui, hors l’hérésie manichéenne, opine toujours vers une vision plus optimiste (le mal comme privation d’un bien) ou plus tragique (le mal comme épreuve de l’être). Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail d’une question si décisive et si complexe. Proposons deux pistes de réflexion : le vide et le délai.
Le désir ne suppose pas de penser seulement le manque ou la privation, mais le vide, le creux. Originairement, la vacuité est une catégorie cosmologique (« La nature a horreur du vide »). Depuis que, de manière singulièrement inspirée, saint Paul a parlé de l’incarnation comme d’une « kénose » [75], c’est-à-dire, littéralement comme un videment de soi (Ph 2,7), le vide est devenu une catégorie théologique. Il serait temps qu’il devienne une catégorie anthropologique – et, à ce sujet, les pensées orientales pourraient grandement nous aider… à lui donner de la place [76] ! Or, le désir suppose le vide. « Il est très difficile de remplir une coupe déjà pleine », dit la femme d’Eytukan, le chef du clan Omaticaya, à propos de ces humains venus prendre-voler le précieux minerai qu’est l’unobtanium, sans rien apprendre des peuples Na’vis de la planète Pandora à qui il appartient [77]. Platon avait déjà (presque) tout dit à travers le discours de l’étrangère de Mantinée, Diotime, en faisant de pénia (l’indigence) et de poros (la richesse), les parents de l’érôs qui est autant désir qu’amour [78] ; or, si le frui s’imagine que l’amour naît de la seule surabondance, c’est-à-dire de la ressource, l’uti sait que l’amour véritable naît de la pauvreté, c’est-à-dire du manque.
Ce que le vide exprime au plan de l’être, le délai le déploie dans l’histoire. Le désir est proportionnel à l’attente. C’est ainsi que, contrairement à l’apparence, la société de consommation n’excite pas le désir mais la seule jouissance. Elle exténue le désir pour laisser la place à une euphorisation permanente [79]. En effet, son principe et sa fin coïncident avec l’hédonisme. Or, tout manque, donc tout ajournement, fait souffrir. Par conséquent, l’affect de l’absence qu’est le désir s’efface, et avec lui le temps, en faveur du seul affect anhistorique du présent qu’est le plaisir. Aussi la logique consommatrice multiplie-t-elle les procédures pour minimiser les frustrations, de l’achat à crédit jusqu’à l’innovation perpétuelle et irrésistible ; plus de la moitié des achats en grande surface se font impulsivement ; les agences de voyage se lamentent de ce que, aujourd’hui, la plupart des clients choisissent leurs destinations quelques semaines avant le départ ; etc. Tout à l’inverse, Dieu fait attendre ceux qu’il veut combler. Nul sadisme, mais une pédagogie profonde. Cette loi du délai incarne la loi plus globale du désir : Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner. La longue durée de l’Ancien Testament prépare le petit reste au don du Sauveur promis ; le temps de l’Église se mesure à la longue patience de Dieu qui veut accorder à tout homme de bonne volonté le don du salut [80]. Le second article en déploiera les harmoniques au plan pratique. Le cardinal Danneels raconte quelque part un événement qu’il considère comme l’un des plus marquants de son éducation. Alors qu’il était enfant, un jour, son père lui promit une bicyclette s’il travaillait bien. Mais il ne la recevrait qu’en fin d’année. Son labeur fut couronné par le cadeau tant attendu. L’ancien cardinal de Malines-Bruxelles commente : si j’avais eu ma récompense tout de suite, elle n’aurait présenté pour moi aucune valeur.
7) Conclusion
L’objectif de cet article était de cerner la nature du désir. A la suite de saint Thomas, nous l’avons défini comme la passion par laquelle la personne, corps et âme, se porte vers un bien absent, c’est-à-dire futur, considéré comme aisément accessible. Nous avons ensuite adressé deux objections à la définition thomasienne. Pour ne pas lui demeurer extérieures (ce qui est justement le propre d’une difficulté), nous avons tenté de les intégrer. Pour cela, nous avons émis l’hypothèse d’un cadre anthropologique nouveau qui élargit, sans la nier, l’approche du Docteur angélique : l’homme comme être de don. Dans cette perspective, le désir apparaît comme l’attitude qui ouvre à la nouveauté du don, évitant le double écueil de l’indépendance et de la violence. Enfin, la définition thomasienne fut confrontée à deux apports majeurs de la psychanalyse notamment lacanienne : la différence désir-besoin et le manque. Nous avons conclu que, si ces deux notions ne contredisaient pas la perspective optimiste de Thomas, en revanche, elles n’étaient assimilables elles aussi qu’à la lumière du don. Si ces approches soulignent trop la déhiscence et, en majorant l’origine, manquent l’originalité de l’appel que la fin laisse entendre, elles enrichissent doublement la perspective traditionnelle : la première déchiffre au ras du désir humain une tension irrésorbable entre nécessité et liberté ; la seconde le dramatise en y intégrant le vide et le délai.
Si, en sa logique la plus profonde, le désir est la tonalité affective qui ouvre au don (des choses, de l’autre, de Dieu), peut-il le recevoir autant qu’il se donne ? Si nous avons vu que le don noue la relation en déjouant l’aliénation, en retour ne réduit-il pas la donation en la mesurant ? La réponse à cette question dessine un possible chemin que le second article va maintenant esquisser.
Pascal Ide
[1] On trouve pas moins de 125 occurrences du terme « désir » (et de ses dérivés lexicaux), 24 de « convoitise », 15 de « concupiscence » . Seule une étude précise pourrait établir que le Catéchisme fait aussi appel à une autre anthropologie, plus biblique, pour justifier ces nombreuses mentions et en élaborer le contenu.
[2] Cf. Victor Franco Gomes, Le paradoxe du désir de Dieu. Étude sur le rapport de l’homme à Dieu selon Henri de Lubac, coll. « Etudes lubaciennes », Paris, Le Cerf, 2005.
[3] L’anthropologie de saint Thomas trouve ses fondements ultimes dans les deux distinctions décisives de la métaphysique : l’acte et la puissance (l’âme et le corps), la substance et les accidents (le composé et les différentes facultés), mais aussi l’essence et l’existence (l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu).
[4] Cf., par exemple, Pascal Ide, Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997 (sur l’articulation du désir et du don, cf. chapitre 7 ; à noter que ces deux articles de Sources vives en précisent le contenu) ; Id., « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique, n° 5. Sortir de l’école unique, été 1998, p. 29-48.
[5] DE, CJ 13.7.15 (13 juillet 1897), Œuvres complètes, op. cit., p. 1041. Cf. LT 253 (13 juillet 1897), p. 608, Ms C 31 r° (juillet 1897), p. 277, etc.
[6] Cf. Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 151-180 et 17/2 (2001), p. 129-163.
[7] Ces trois moments sont détaillés dans l’ouvrage et les articles des notes 26 et 28.
[8] Chez Kierkegaard, Heidegger, en phénoménologie, le sentiment déborde les classifications anthropologiques pour apparaître comme une « tonalité affective » (Stimmung), une modalité dévoilant des possibilités à chaque fois spécifiques de l’existence. On pourrait parler de « sentiment ontologique », car il révèle (mais aussi permet la réalisation de) l’être de l’homme.
[9] Tout est loin d’être dit. En effet, même s’il y a une certaine continuité, acte et puissance ne disent pas le devenir dans le monde matériel de la même manière que dans le monde de l’esprit. Il s’agit donc de penser cette analogie, de l’intérieur même du couple acte-puissance, ce que ni Aristote ni saint Thomas n’ont fait et ce qui a conduit à un regrettable abandon de ces notions pour dire l’esprit en sa spécificité.
[10] La phénoménologie a beaucoup médité sur l’opposition entre désir et plaisir, le premier étant tourné vers la vie. Cf., notamment, Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 462 ; Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 181 ; Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1968, p. 82.
[11] ST, IIa-IIæ, q. 28, a. 1, ad 3um.
[12] Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007, n. 7. Souligné par moi.
[13] Derrière ces affirmations gît une délicate question métaphysique relative à la causalité du bien (et donc sur le sens à donner à l’axiome Bonum est diffusivum sui). Pour aller au cœur, se dessinent deux grandes lignées interprétatives : selon la cause efficiente (lignée néoplatonicien) et selon la cause finale (lignée aristotélicienne suivie par saint Thomas). Deux références parmi beaucoup : Julien Peghaire, « L’axiome Bonum est diffusivum sui dans le néoplatonisme et le thomisme », Revue de l’université d’Ottawa, 1 (1932), Section Spéciale, p. 5-30 ; Bernhardt-Thomas Blankenhorn, « The Good as Self-diffusive in Thomas Aquinas », Angelicum, 79 (2002/4), p. 803-838. La thématique du don ne permettrait-elle pas une réconciliation supérieure ?
[14] Dans le langage scolastique, on dirait que Dieu agit à la fois comme cause finale (l’objet) et cause efficiente (sur le sujet). « A mesure que cette vie se communique à nous, elle dilate en nous, dans la mesure où nous la laissons nous envahir, les espaces étroits qui sont ceux de nos cœurs » (Jean Daniélou, La Trinité et le mystère de l’existence, coll. « Méditations théologiques », Paris, DDB, 1968, p. 66. C’est moi qui souligne)
[15] Spe salvi, n. 9. Souligné par moi.
[16] Nous ne traiterons pas la question particulière de la libido et donc du désir sexuel. Remarquons seulement, ce qui va confirmer le propos sur le désir en général, que Freud a opté pour la pulsion contre l’instinct au nom de son refus de toute finalité. Dès lors, celle-ci est rejetée du côté de la construction culturelle et coupée de son fondement naturel. L’anthropologie freudienne (et lacanienne, par la même occasion) est, malgré son matérialisme, foncièrement dualiste.
[17] Pour une introduction, cf. Anika Rifflet-Lemaire, Jacques Lacan, Bruxelles, Dessart, 1970. Bien qu’ancien, cet ouvrage ne vaut pas seulement pour sa clarté, mais parce qu’il est le seul présentant l’œuvre de Lacan que celui-ci ait accepté de préfacer. Pour une présentation technique mais éclairante, cf. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan. 1. L’inconscient structuré comme un langage. 2. La structure du sujet, coll. « L’espace analytique », Paris, Denoël, 1985 et 1992.
[18] Antoine Vergote, Psychologie religieuse, coll. « Psychologie et sciences humaines » n° 13, Bruxelles, Dessart, 1966, p. 110.
[19] Précisément, cet inconscient, selon une des formules les plus fameuses de Lacan, est structuré comme un langage. En effet, ces formations de l’inconscient sont des phénomènes psychiques dans lesquels se dévoile, se manifeste ou plutôt se réalise un désir refoulé et ultimement le désir originaire du phallus. Or, ce désir se réalise par des signifiants qui le portent selon deux processus correspondant à ce que Freud appelle la condensation et le déplacement. Mais ces deux phénomènes correspondent, du point de vue du langage, à deux figures rhétoriques : la métaphore (fondée sur la similitude) et à la métonymie (fondée sur la proximité). Dès lors, « les formations de l’inconscient sont régies par les mêmes mécanismes que le langage, à savoir : la métaphore et la métonymie » (Anika Rifflet-Lemaire, Jacques Lacan, op. cit., p. 310).
[20] Ibid., p. 110.
[21] Cf. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan. 2. La structure du sujet, chap. 10 : « Le signifiant, la coupure et le sujet ».
[22] Ibid., p. 296.
[23] Cf. Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits II, coll. « Essais », Paris, Seuil, 1971, p. 151-192 ; Id., Les formations de l’inconscient. Séminaire V. 1957-1958, compte rendu de Jean-Baptiste Pontalis, « Les formations de l’inconscient », Bulletin de psychologie, 154-155 (1958), 12/2-3, p. 182-192 et 156 (1958), 12/4, p. 250-256. Cf. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan. 1. L’inconscient structuré comme un langage, 3ème partie, notamment le chap. 20 : « Le besoin – Le désir – La demande ».
[24] Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, art. « Désir », Vocabulaire de la psychanalyse, sous la dir. de Daniel Lagache, Paris, PUF, 1973, p. 120-122
[25] Jean-Claude Liaudet, Du bonheur d’être fragile, Paris, Albin Michel, 2007, p. 120-121. Souligné dans le texte.
[26] Deux références parmi beaucoup chez le pape actuel : « Le monde a besoin de Dieu » (Benoît XVI, Homélie de la Messe chrismale, Jeudi Saint 13 avril 2006). « Tout ce que la créature humaine est et a, est un don divin : aussi est-ce la créature qui a besoin de Dieu en tout » (Message pour le Carême 2007).
[27] Cf. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, éd. du centenaire, éd. André Robinet, Paris, PUF, 1959, p. 1003-1018.
[28] ST, Ia-IIæ, q. 30, a. 1, ad 1um et ad 2um.
[29] Cf. le livre (du) fondateur, Marshall B. Rosenberg : Les mots sont des fenêtres (ou bien ils sont des murs). Introduction à la Communication non violente, trad. Annette Cesotti et Christiane Secretan, Paris, La Découverte et Syros, 1999. Cf. aussi la remarquable présentation, qui a beaucoup contribué à diffuser la CNV dans les milieux francophones, rédigée par Thomas d’Ansembourg, Cessez d’être gentil soyez vrai ! Être avec les autres en restant soi-même, Québec, Les Ed. de l’homme, 2001.
[30] Cf., par exemple, Abraham Maslow, Devenir le meilleur de soi-même. Besoins fondamentaux, motivation et personnalité, trad. Laurence Nicolaieff, s. l., Eyrolles, 2009, chap. 3-5.
[31] On aurait aussi pu évoquer la distinction profonde que, à la suite d’Aristote (cf. Ethique à Nicomaque, L. III, ch. 11, 1118 b 8 ; Rhétorique, L. I, ch. 11, 1370 a 20), Saint Thomas propose entre les désirs naturels et ceux qui ne le sont pas (ST, Ia-IIæ, q. 30, a. 3). Les besoins ne sont-ils pas innés et les désirs construits ? Toutefois, certains désirs sont naturels – par exemple, le désir de voir Dieu (desiderium naturale videndi Deum) –, alors que certains besoins ne le sont pas – par exemple, celui de la drogue chez le toxicomane. Il demeure un fait qu’il conviendra de justifier : les besoins surgissent plus souvent de la nature que les désirs.
[32] J’emprunte cette distinction au grand ouvrage de Paul Ricœur, De l’interprétation. Essai sur Freud, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1965, p. 444-475.
[33] « Là où était ça, doit advenir Je » (Nouvelles conférences sur la psychanalyse, 1948, trad. Anne Berman, coll. « Les Essais » n° 57, Paris, Gallimard, 1936, coll. « Idées » n° 247, 1971, p. 211).
[34] Cf. l’article fameux de Sigmund Freud, intitulé « Pulsions et Destin des pulsions », in Métapsychologie (trad. Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 1968, p. 11 à 43. Cette étude est anticipée par l’analyse très fine de Frédéric Nietzsche, dans Aurore. Pensées sur les préjugés moraux. Fragments posthumes (1879-1881), § 109, trad. Julien Hervier, in Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1970, tome IV, p. 87 à 89.
[35] Cf. l’excellente synthèse des de Blaise Pierrehumbert, Le premier lien. Théorie de l’attachement, coll. « Comment l’esprit vient aux enfants », Paris, Odile Jacob, 2003.
[36] Cf. Alison Gopnik, Le bébé philosophe, trad. Sarah Gurcel, coll. « Essais », Paris, Le Pommier, 2010.
[37] Cf. Gustav Siewerth, Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, présentation et trad. par Thierry Avalle, préliminaires d’Emmanuel Tourpe, coll. « Essais de l’École cathédrale », Saint Maur, Parole et silence, 2001 ; Hans-Urs von Balthasar, « Si vous ne devenez comme cet enfant », trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, DDB, 1989 ; Thierry Avalle, L’enfant, maître de simplicité, Saint Maur, Parole et Silence, 2009.
[38] Cette distinction est empruntée à Jacques Maritain (cf. notamment L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, DDB, 1966, chap. 3).
[39] Henri Mialocq, « L’acte de parole, un événement pour une rencontre », Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale. Hors-série n° 2. Parole opportune, parole importune, n° 236, 2005, p. 77-92, ici p. 80.
[40] Cf. le très éclairant exposé de Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan, coll. « La librairie du xxie siècle », Paris, Seuil, 2002, p. 305-340. Emmanuel Levinas sépare aussi désir et joie : « Désir sans satisfaction, qui, précisément, entend l’éloignement, l’altérité et l’extériorité de l’Autre » (Totalité et infini, op. cit., p. 4). Toutefois, Lacan opère cette fracture par refus de l’illusion du soi (donc du point de vue archéologique), mais le philosophe par refus de la réduction de l’autre à soi (donc du point de vue téléologique) : « La relation ne relie pas les termes qui se complètent, mais des termes qui se suffisent. Cette relation est Désir » (Ibid., p. 77).
[41] Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XX. Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 114.
[42] Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 217.
[43] Elle a par exemple inspiré la structuration de la philosophie morale fondamentale proposée par André Léonard, Le fondement de la morale. Essai d’éthique philosophique, coll. « Recherches morales. Synthèses », Paris, Le Cerf, 1990, cf. par exemple le tableau de la p. 130.
[44] L’induction est un raisonnement qui part des cas singuliers pour conclure à l’universel. Je la qualifie d’ascendante lorsqu’elle parcourt tous les degrés du réel, du plus infime au plus ultime, ce qui lui donne une double force argumentative : elle est complète et non pas aléatoire ; elle montre l’application diverse et, plus encore, progressive de la loi universelle à chaque échelon (saint Thomas emploie rarement et sans la thématiser cette argumentation pourtant fort riche : cf. le chapitre aussi profond que fameux de la Somme contre les Gentils sur la génération du Fils : L. IV, ch. 11).
[45] A celui qui s’inquiéterait que nous donnions cette extension à des termes qui semblent limités à la sphère anthropologique, rappelons que le lexique du désir se prête lui-même à cet élargissement analogique : la quatrième béatitude attribue la faim et la soif à la justice (cf. Mt 5,6) et Jésus à la volonté de son Père (Jn 4,34) et au salut des âmes (Jn 19,28). Cf. Herwig Arts, « Avoir faim et soif de Dieu, une spiritualité du désir », in Communio XV/5, septembre-octobre 1990, p. 95-106. Il y a là beaucoup plus qu’une métaphore liant artificiellement le plus organique au plus théologal. Dans un bel ouvrage consacré à la faim (et s’inscrivant explicitement dans le prolongement de la pensée de Michel Henry [p. 15] à qui le livre est dédié), l’auteur fait de la faim la matrice de toute relation à soi avant même qu’à l’autre : « La faim est l’affect originaire dans la révélation duquel la subjectivité parvient à soi, le mode premier de la venue à soi de la subjectivité » (Jérôme Thélot, Au commencement était la faim, 42220 La Versanne, Encre marine, 2005, p. 30. Souligné par l’auteur).
[46] Dans une perspective aristotélicienne, la première s’enracine dans la forme (substantielle) et la seconde dans la matière (prime).
[47] L’évolution créatrice, p. 252, Œuvres, op. cit., p. 708. Souligné par moi.
[48] Cf. Aristote, Seconds analytiques, L. II, ch. 19 ; Ethique à Nicomaque, L. VI, ch. 6. Cf. Jacques Chevalier, La notion du nécessaire chez Aristote et ses prédecesseurs, particulièrement chez Platon. Avec des notes sur les relations de Platon et d’Aristote et la chronologie de leurs œuvres, « Coll. historique des grands philosophes », Paris, Alcan, 1915, p. 122-125.
[49] Voici ce qu’affirme S. Athanase d’Alexandrie : « Si le Fils est par nature et non par volonté, est-ce qu’il n’a pas été voulu par le Père, est-ce qu’il existe contre sa volonté ? Absolument pas. Le Fils est voulu par le Père… Car de même que sa bonté n’a pas commencé par volonté, mais en même temps il n’est pas bon sans volonté ni dessein […] de la même manière, l’existence du Fils, bien qu’elle n’ait pas commencé par volonté, n’est pas involontaire, ni ne manque de consentement. Car de la même manière que le Père veut sa propre hypostase, il veut celle du Fils, qui est propre à son essence » (Contre les Ariens, L. III, 66, PG 26, 461 ; cf. L. III, 61 s, 452 s). Cf. aussi S. Hilaire de Poitiers, De Synodis 37, 59, PL 10, 509. 521.
[50] Cf. Fides Damasi (DH, n. 71) ; cf. aussi le Concile de Tolède XI (DH, n. 526).
[51] Cf. ST, Ia, q. 41, a. 2, notamment ad 3um. Cf. l’éclairant commentaire du Père Hyacinthe Dondaine dans Saint Thomas d’Aquin, La Trinité, éd. de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, Desclée et Cie, 2ème édition, 1962, 2 volumes tome 2, p. 358-361.
[52] Cf., à ce sujet, l’enseignement de la CNV citée ci-dessus : par exemple, Thomas d’Ansembourg, Cessez d’être gentil soyez vrai !, op. cit., p. 113-118.
[53] Symétriquement, le lien entre nécessité et liberté récuse la logique unilatéralement nécessitariste du don développée par Marcel Mauss et le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales (le MAUSS).
[54] Derrière cette bipolarité, le sage retrouve et médite les couples du fini et de l’infini, de la mesure et de son excès, du clos et de l’ouvert, de la justice et de la miséricorde, etc.
[55] Spe salvi, n. 3. C’est moi qui souligne.
[56] L’union de ces deux pôles s’opère-t-elle dans la gratitude qui est le moteur ultime du don gratuit ?
[57] La corrélation entre nécessité et liberté invite aussi à critiquer une proposition de la CNV (qui ne touche pas le fond, mais précise un point d’importance). En effet, selon celle-ci, Le besoin, dit cette approche de la relation, est anonyme : si mon conjoint ne me rassure pas, je devrais nourrir autrement ce besoin de sécurité qui parle de mon histoire. Assurément. Il demeure que, dans le concret, multiples sont mes besoins et que la personne avec qui l’on fait alliance dans le mariage fut élue aussi parce qu’elle répond, sans exigence, à certains d’entre eux ; or, chercher seulement en soi ou ailleurs fait courir le risque soit du repli soit de l’infidélité.
[58] Cf. par exemple, Denis Vasse, Le temps du désir. Essai sur le corps et la parole, Paris, Seuil, 1969. Autre exemple : « Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il n’habite nulle part. » (Michel de Certeau, La fable mystique xvie-xviie siècle, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard, 1982, p. 411)
[59] Banquet, 200 a-e, trad. Léon Robin, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1950, 2 vol., tome 1, p. 731-732.
[60] Saint Augustin, In Ps. 118, 8, 4-5, PL 37, 1522.
[61] Denis Vasse, La chair envisagée, Paris, Seuil, 1988, p. 7.
[62] Les puissances du moi, Paris, Flammarion, 1948, p. 58.
[63] D’ailleurs, quand il cherche à rendre compte en termes métaphysiques de la différence entre l’amour de concupiscence (fondé sur le désir) et l’amour d’amitié, saint Thomas explique avec une rare profondeur que, dans la premier, la relation est celle d’une puissance à un acte (concrètement, l’ami se porte vers l’autre pour combler manque, une puissance) et dans le second, d’un acte à un acte (concrètement, l’ami se porte vers son ami non par manque mais pour se donner à lui).
[64] Cf. Aristote, Physiques, L. I, ch. 6-9.
[65] Je renvoie au lumineux commentaire de Jacques de Monléon : « Des qualifications, des aspects différents peuvent relever de la constitution foncière, de l’essence d’un même sujet. Ainsi l’homme est un bipède raisonnant, politique, capable de rire. Autant d’attributs qui lui appartiennent par soi et qui ne peuvent pas lui être ôtés sans le détruire. Et puis il y a d’autres qualifications qui ne tiennent pas à l’essence, par exemple, pour l’homme d’être assis, chauve ou béat. Autant d’attributions qui peuvent apparaître sans que l’on cesse pour cela d’être un homme. De tels attributs appartiennent au sujet par accident. Eh bien ! c’est une très sérieuse question que celle-ci : la privation requise par le devenir s’y trouve-t-elle par soi ou par accident ? La réponse n’est pas simple. Nous savons que la privation intervient par soi, par définition dans le devenir : il lui est essentiel que le sujet qui devient soit privé de ce qu’il deviendra. Allons-nous en conclure comme Hegel que la privation appartienne par soi au sujet lui-même ? C’est impossible, puisqu’il ne cesse de s’en défaire au fur et à mesure qu’il revêt la forme où il tend. Jusqu’à nouvel ordre, s’enrichir c’est sortir de misère. Écrivons donc très lisiblement ceci : la privation appartient au sujet par accident. Et aussi regardons bien : une rose, l’Aurige de Delphes, une belle voûte, un beau vers, l’avant d’un navire, nous proposent une matière si pleinement accomplie dans sa forme qu’on dirait la privation totalement outrepassée, définitivement oubliée du sujet qui la subissait. Voilà peut-être la négation de la négation » (« Notes autour du 1er livre des Physiques », in Revue Thomiste, 73 [1973], p. 415-428, ici p. 418-419).
[66] Durant six ans, Lacan a suivi le séminaire de Kojève à l’École Pratique des Hautes Études. « Avide de nourriture philosophique, il [Lacan] dérobe à ce maître séducteur [Kojève], non seulement ses concepts, mais un style d’enseignement… Alors qu’il ne cite pas le nom du philosophe dans ses Écrits, Lacan reconnaît à plusieurs reprises qu’il ‘s’est formé en Hegel’ sur les bancs du séminaire de l’EPHE. » (Élisabeth Roudinesco, La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France. 2. 1925-1985, Paris, Seuil, 1986, p. 149 à 156). Lacan parle de Kojève comme de son maître dans le premier numéro de la revue Scilicet, Paris, Seuil, 1986, p. 33.
[67] Tel est le reproche que, dans un ouvrage qui a fait date, Deleuze adresse à Freud, opposant le désir comme manque, symptomatique de la psychanalyse, au désir comme plein, caractéristique de la vie : « D’une certaine manière, la logique du désir rate son objet […] dès que nous mettons le désir du côté de l’acquisition […] qui le détermine comme manque, manque d’objet, manque de l’objet réel ». En revanche, et telle est la position du philosophe français, « le désir est producteur, et n’en peut l’être qu’en réalité et de réalité. Le réel découle du désir […]. Le désir ne manque de rien, il ne manque pas son objet » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. L’anti-Œdipe, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1973, p. 32 s ; tente de sauver Lacan, note 23, p. 34). Pour autant les machines désirantes que Deleuze substitue à la scène psychanalytique ne sont pas plus satisfaisantes (cf. la critique conjointe dans l’ouvrage important de Pierre Boutang, L’apocalypse du désir. Pour une restauration authentique du libre-arbitre chrétien, Paris, Grasset, 1979, réédité coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 2009).
[68] Ms B, 3 r°, Œuvres complètes, op. cit., p. 225.
[69] Cf., par exemple, Bernadette Lemoine, Maman, ne me quitte pas ! Accompagner l’enfant dans les séparations de la vie, entretiens avec Anne-Marie d’Argentré, coll. « Enquêtes », Versailles, Saint-Paul, 2000.
[70] André Chouraqui, Le Cantique des cantiques, Paris, PUF, 1970, p. 66-67.
[71] Cf., notamment, Gabriel de Sainte Marie-Madeleine, « L’école thérésienne et les blessures d’amour mystique », Etudes Carmélitaines, octobre 1936, p. 208 à 242.
[72] Nuit obscure de l’esprit, ch. 13, in Œuvres spirituelles, trad. Grégoire de Saint-Joseph, Paris, DDB, 1967, p. 603-607.
[73] Cf. Pascal Ide, Connaître ses blessures, Paris, L’Emmanuel, 1993 : sur la nature de la blessure comme privation, p. 48-51 ; sur la blessure d’amour divin, cf. p. 152-155.
[74] Cf. l’important ouvrage d’Emilie Zum Brunn, Le dilemme de l’être et du néant chez saint Augustin, des premiers dialogues aux Confessions, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1969.
[75] Le substantif kénosis, du moins en son acception théologique, a été forgé à partir de la forme verbale ékénôsen présente en Ph 2,7. Or, le verbe grec kénoô renvoie au nom kénosis qui désigne le « vide », la « privation » (Cf. Ceslas Spicq, art. « Kénos, kénoô », Lexique théologique du Nouveau Testament, rééd. en un volume des Notes de lexicographie néo-testamentaire, Fribourg, Éd. Universitaires, Paris, Le Cerf, 1991, p. 818-826).
[76] « Le Vide est nécessaire au Plein : sans lui, le Souffle ne circulerait ni ne se régénérerait » (François Cheng, Et le souffle devient signe. Portrait d’une âme à l’encre de Chine, Paris, L’iconoclaste, 2010, p. 12. Il faudrait citer tout l’ouvrage qui montre, beaucoup plus qu’il n’illustre cette loi par la calligraphie). Une remarquable introduction au vide non plus dans la Chine mais en Inde est celle de Claire Petitmengin, Le chemin du milieu. Introduction à la vacuité dans la pensée bouddhiste indienne, Paris, Dervy, 2007.
[77] Avatar, film de science-fiction américain de James Cameron (2009).
[78] Cf. Banquet, 202 b-d, Œuvres complètes, op. cit., p. 736-737. N’est-il pas révélateur qu’une anthropologie qui ne voit dans la privation qu’un principe accidentel soit corrélée à une cosmologie qui a vigoureusement combattu la cosmologie atomiste, fondée sur la différence du plein et du vide, et refusé celui-ci, au lieu d’en accueillir la part de vérité (cf. Aristote, Physiques, L. IV, ch. 6-9) ?
[79] Cf. Pascal Bruckner, L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000.
[80] Cf. Joël Spronck, La patience de Dieu. Justifications théologiques du délai de la Parousie, coll. « Tesi Gregoriana. Serie Teologia » n° 160, Roma, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2008.