Le corps et l’âme sont-ils unis par amour ?

Pascal Ide, « Le corps et l’âme humains sont-ils unis par amour ? », Pedro Barrajón (éd.), La teologia del corpo di Giovanni Paolo II. Atti del Convegno internazionale, 9-11 novembre 2011, Roma, Ateneo Pontificio Regina Apostolorum, 2012, p. 143-184.

 

« Le corps et l’âme sont comme deux mains jointes [1] ».

« Le corps est fait pour l’âme, pour la traduire, l’épanouir, et la donner [2] ».

 

Les très nombreuses audiences du mercredi [3] que Jean Paul II a consacrées à une théologie du corps humain vrillent autour d’un unique concept-clé : « il significato sponsale del corpo » [4], qui peut s’énoncer sous la forme d’une thèse : la signification essentielle du corps humain est la sponsalité ; dit autrement, en sa vocation première et radicale, le corps humain exprime le don [5]. Ce thème étant désormais bien connu et étudié – du moins hors de France [6] –, je souhaiterais ici l’étendre de manière inédite à la connexion corps-âme. Cette intervention soutiendra l’hypothèse suivante : la relation entre le corps et l’âme de l’homme peut s’interpréter en termes d’amour. Plus précisément, saint Thomas appelle « unibilitas » ou « conjungibilitas » cette propriété essentielle distinguant l’âme humaine de l’ange [7]. Or, le suffixe « ible » qualifie l’être qui possède une aptitude ou une capacité ; il est équivalent au grec « istès » dont nous avons la trace dans des mots tels que copiste ou choriste. Nous nous proposons donc de réinterpréter cette aptitude ou capacité ontologique qu’a l’âme humaine de s’unir à un corps à partir de l’amour.

J’ai bien conscience qu’une telle proposition paraît au mieux une approche rhétorique – une captatio benevolentiae, qui rend plus appétible et littéraire la définition philosophique, de prime abord ardue et abstraite, de l’âme comme acte premier du corps, mais qui n’apporte au fond aucune nouveauté conceptuelle –, au pire, une thèse romantique et erronée qui confond les plans ontologiques, voire les registres épistémologiques.

Pour conjurer le risque de dérive langagière et par souci de clarté, j’adopterai, pour la structure générale, la forme tripartite de la quaestio – opinions en présence, en fait seulement les objections (1) ; détermination (2) ; solution des objections (3) – et, pour celles-ci mais pas seulement, l’argumentation syllogistique.

Je ferai un dernier constat liminaire. Faisant partie de l’approche philosophique prévue dans ce colloque sur le corps humain, cette intervention privilégiera l’approche rationnelle, même si elle cherchera des confirmations dans le champ théologique.

1) Objections

Il semble que l’union entre le corps et l’âme ne puisse être adéquatement interprétée à partir de l’amour.

Les premières difficultés se fondent sur la comparaison des deux unités, celle de la constitution humaine, celle opérée par l’amour.

  1. En effet, l’amour réalise la communion entre les personnes [8]. Mais la relation corps-âme constitue la personne singulière. Donc, l’amour ne peut pas exprimer l’amour corps-âme.

La même objection peut se formuler à partir des concepts métaphysiques exprimant les différentes espèces d’unum. L’union (unio) est plus lâche que l’unité (unitas) : celle-ci concerne la substance même et celle-là des substances différentes et séparées ; or, l’amour est finalisé par l’union alors que le corps et l’âme sont noués dans l’unique substance vivante. S. Thomas se fonde sur cette distinction pour hiérarchiser l’amour de soi et l’amour de l’autre, donnant la priorité au premier [9].

Dit encore autrement, les sujets en présence précèdent leur union amoureuse. Or, corps et âme ne préexistent pas à leur union. Donc, ils ne peuvent pas s’unir par amour.

  1. Le corps est la matière informée par l’âme. Or, la matière est à la forme ce que l’indéterminé et l’imparfait sont au déterminé et au parfait. Donc, corps et âme sont ontologiquement asymétriques. Or, l’amour sponsal ou l’amour d’amitié rassemblent des êtres de même dignité ontologique : leur œuvre propre est la communio personarum. Donc, l’amour ne peut pas notifier en propre l’union du corps et de l’âme.
  2. L’amour est une opération, donc un acte second ; si profonde soit la communion d’amour, elle en reste au plan opératif. Or, l’âme est l’acte premier du corps, constituant avec lui une unique substance. Donc, l’union d’amour ne peut unifier, elle ne peut qu’unir deux êtres déjà unifiés.

Les objections suivantes se fondent sur une détermination plus précise de ce terme éminemment polysémique qu’est l’amour.

  1. L’amour est soit éros, soit philia, soit agapè. Or, aucune de ces trois formes d’amour n’est apte à désigner la relation du corps et de l’âme : elle n’est pas éros, parce que l’âme n’éprouve aucune émotion, affection pour le corps, ne serait-ce que parce que l’affection est l’acte d’une puissance et non pas de l’âme ; elle n’est pas amitié, parce qu’il n’y a pas réciprocité ; elle n’est pas charité, parce qu’elle est une réalité naturelle et pas surnaturelle. Donc, l’amour ne peut rendre compte de l’union somato-psychique.
  2. Une autre distinction entre les formes d’amour est celle de l’amour d’amitié et de l’amour de concupiscence (en psychologie, on parlerait du couple de l’amour d’oblation et de l’amour captatif ou du couple de l’amour symbolique et de l’amour fusionnel). Or, interprétant métaphysiquement cette différence, Thomas affirme que le premier se fonde sur une relation d’acte à acte, et le second sur une relation d’acte à puissance (l’aimant qui fusionne étant en puissance à ce qu’il capte chez l’aimé) [10]. Mais l’âme est l’acte du corps qui a la vie en puissance. De plus, peut-on envisager l’union parfaite du corps et de l’âme selon la forme inférieure et dévaluée qu’est l’amour de concupiscence ? Par ailleurs, l’amour d’amitié suppose l’intégrité de celui qui aime, alors que l’amour de concupiscence requiert au contraire son manque. Or, corps et âme ne peuvent s’unir qu’en raison de leur intégrité : un corps défaillant ne peut recevoir l’âme ; et celle-ci n’informe plus un corps trop altéré. Donc, aucun de ces amours ne dit adéquatement l’unité psychosomatique.

Les deux objections qui suivent concernent les conditions spirituelles de l’amour que sont la liberté et la conscience.

  1. L’amour par excellence est électif : les sujets en présence se choisissent. Or, l’union du corps et de l’âme est naturelle et non choisie. Donc, l’unité corps-âme n’est pas amative.
  2. L’amour authentique suppose la conscience des personnes qui s’aiment. Or, comment parler d’une conscience du corps vis-à-vis de l’âme ? Voire, l’âme, ou du moins l’intelligence n’a pas toujours conscience d’elle-même ; ensuite, il n’y a pas d’intuition de l’âme en son essence [11]; en tout cas, l’âme ne s’unit pas au corps à raison de la conscience qu’elle a de s’y unir. Donc, le corps et l’âme ne sont pas unis à raison de leur amour.
  3. Une dernière objection prend en compte non plus le contenu de sens, l’intensio des catégories mises en présence, comme les apories précédentes, mais leur extension. Il est commun à tout vivant d’être composé d’un corps et d’une âme. Or, l’amour est propre à l’homme. Donc, la communion d’amour ne peut se prédiquer en propre de l’union du corps et de l’âme. Pour le dire autrement, à voir l’amour (a fortiori l’amour sponsal) partout présent, ne risque-t-on pas de le dévaluer et d’en exténuer le contenu ?

 

Là contre, Jean Paul II affirme dans le premier cycle de ses catéchèses sur la théologie du corps à propos de l’innocence originelle :

 

« Indépendamment d’une certaine diversité d’interprétation, il semble assez évident que l’‘expérience du corps’ que nous pouvons déduire du texte archaïque de Gn 2,23 et plus encore de Gn 2,25, indique un degré de ‘spiritualisation’ de l’homme différent de celui dont parle le même texte après le péché originel (Gn 3) et que nous connaissons d’après l’expérience de l’homme ‘historique’. C’est une mesure de ‘spiritualisation’ différente qui comporte une autre composition des forces intérieures de l’homme même, quasi un autre rapport corps-âme, d’autres proportions internes de la sensibilité, de la spiritualité, de l’affectivité, c’est-à-dire un autre degré de sensibilité intérieure aux dons de l’Esprit Saint [12] ».

 

Or, l’état prélapsaire (l’homme innocent) se distingue de l’état postlapsaire (l’homme historique) par la présence de la grâce qui unit à Dieu dans l’amour. Donc, celui-ci qualifie une diversité de relation entre le corps et l’âme.

2) Détermination

Je réponds que l’unité corps-âme constitutive de l’être humain peut être notifiée comme union d’amour et donc qualifiée de sponsale. En vue d’asseoir cette thèse originale sinon dérangeante, je proposerai trois approches philosophiques complémentaires avant d’apporter deux confirmations dans les domaines scientifique et théologique.

a) Approche phénoménologique

Ainsi qu’on le sait, l’approche phénoménologique du corps non seulement se refuse à employer les catégories de corps et d’âme, mais se situe en-deçà de la distinction du sujet et de l’objet. Elle ne peut toutefois s’empêcher de réintroduire la différence entre corps-objet et corps-sujet. Le corps objectif est le corps connu de l’extérieur, étudié en sa matérialité, en son organicité. En revanche, le corps subjectif est le corps vécu, non objectivable, le corps tel que je le vis de l’intérieur, par lequel je suis au monde et me différencie de tous les autres corps que je vois [13]. Or, cette expérience intérieure est irréductible à celle du corps soumis aux lois physiques de la matérialité, par exemple la gravité (il peut tomber), ou la localisation dans l’espace (mon corps est un corps parmi d’autres situés dans un espace donné). Donc, le corps subjectif – la chair, der Leib – est incommensurable au corps objectif – der Körper [14].

Mais comment éviter une interprétation dualiste ? Ne réitère-t-elle, ne redouble-t-elle pas à son insu la dualité corps-âme que l’on avait tenté d’exclure avec tant d’énergie ? Comme si toute pensée sur l’homme devait tôt ou tard se réfracter en deux facettes irréductibles [15].

Sans adhérer à la pars destruens de cette approche (le prétendu dépassement de la distinction âme-corps) [16], il me semble fécond et adéquat à l’expérience de sauvegarder sa pars construens : la distinction du corps-objet et du corps-sujet. Or, l’amour présente une ressource pour conjurer le dualisme.

Partons d’une parole ou plutôt d’un échange de paroles un jour entendu de la part d’un couple, dont la simplicité presque ingénue cache la profondeur autant qu’il l’atteste. La femme, la cinquantaine bien passée, se regarde dans la glace et pousse un soupir : « Encore une ride ! ». Son mari s’approche et joint son visage au sien, la regardant aussi dans la glace : « Et cette ride, je l’aime ! ». Son épouse fronce les sourcils, interdite : « Mais comment peux-tu aimer ce qui m’enlaidit, toi qui me dis toujours que je suis belle ? – Parce que cette ride, c’est toi. En fait, tu ne la remarques que maintenant, mais j’ai vu son apparition. Cette ride est née lors de mon chômage. Je sais le souci qu’il t’a donné, je sais aussi combien tu m’as porté par ta patience, tes encouragements. Alors, vois-tu, quand je vois cette ride, j’y lis ton amour, je vois notre histoire. Effacer cette ride, ce serait comme faire disparaître toute cette période de notre couple où nous nous sommes encore plus rapprochés. Je préfère un living body à un lifting body ! » ». Et, délicatement, il embrasse la ride. Quelques jours plus tard, son épouse fera ce retour : « Merci ! Tu m’apprends à accepter mon corps ».

Le corps qui vieillit, qui se ride, c’est le corps objectif, tel qu’il est aperçu. Le corps que l’épouse rejette puis va accepter, par la médiation aimante de son époux, est le corps subjectif, tel qu’il est vécu. Or, dans son regard d’amour, le mari accueille et ce qu’il observe et ce que son épouse en vit et en dit. Ainsi, l’amour permet de joindre la vérité des deux corps, le corps-objet et le corps-sujet. Pour le comprendre en détail, il faudrait montrer la présence d’une double médiation implicite : celle du corps mis en récit [17] et donc du corps historique, inscrit dans une histoire qui n’est pas seulement vécue mais racontée, et donc appropriée ; celle du corps non plus diachronique mais synchronique, celle du corps social, ici dans son incarnation minimale et fondatrice, la famille : l’accès à soi passe par l’autre ; quand la mésestime et l’auto-exclusion menacent, l’autre, la compassion (l’empathie) de l’autre est le plus court chemin pour retrouver l’amitié avec soi-même.

Si prometteuse soit cette approche (à peine ébauchée), elle ne traite que des relations entre corps-sujet et corps-objet, non des relations entre le corps et l’âme. Elle ne peut donc qu’être apéritive. Passons à la différence entre corps et âme élaborée en philosophie de la nature, et dont les concepts sont ultimement fondés en métaphysique.

b) Approche métaphysique

Nous procéderons en trois temps : qu’entendre par amour (et donc l’union qu’il engendre) ? comment interpréter la distinction de l’acte et de la puissance ? comment appliquer ces notions à l’unité du corps et de l’âme ?

1’) L’amour comme autocommunication à l’aimé

En nous affrontant à la question de l’amour, une nouvelle série d’apories s’ouvre à nous. Ce vaste sujet est encore trop peu exploré. Je dirais que la difficulté principale est posée par la coexistence de deux conceptions incompatibles de l’amour humain. Pour la première, aimer, c’est vouloir le bien de l’autre ou être attiré par ce bien ; pour la seconde, aimer, c’est se donner [18]. Si ces deux approches sont structurées à partir d’une même tripolarité – d’un côté, l’aimant, l’aimé, le bien à communiquer ; de l’autre, le donateur, le récepteur et le don (cadeau) –, tout les oppose. D’un mot, l’amour-attrait valorise la tension vers un terme, donc la dynamique d’accomplissement de l’aimant dans l’amour de l’aimé ; l’amour-don, au contraire, considère l’origine, le jaillissement par lequel l’aimant sort de lui-même, et donc la dynamique d’altérité, voire de rupture. [19]

Faut-il choisir ? Ou plutôt peut-on choisir ? Chacune de ces visions de l’amour présente sa part de vérité et de cécité. L’expérience montre qu’une même personne peut vivre des deux formes d’amour (vouloir le bien et se donner). Se complétant, elles se compensent mutuellement. Comme si l’amour-attrait et l’amour-don rendaient compte des deux aspects constitutifs du mystère de l’amour, entrelaçant finalité et efficience, achèvement de soi et sortie de soi, même et autre, continuité et nouveauté, etc.

Doit-on se résigner à une bipolarité irréductible, comme le demande Romano Guardini [20] ? Il est significatif que saint Thomas connaisse ces deux approches, mais n’en ait pas proposé une synthèse, ainsi qu’il l’a fait en tant d’autres domaines. En effet, même s’il définit toujours l’amour comme une volonté de bien pour l’être aimé [21], l’Aquinate n’ignore pas que l’amour est don de soi [22] ; de plus, il fait de l’extase un effet de l’amour [23] ; il associe la sortie de soi à l’auto-communication [24] ; voire, il va jusqu’à hiérarchiser la donation gratuite et les biens qui sont communiqués [25]. Il demeure que, d’abord, Thomas ne définit jamais l’amour comme une auto-communication ; encore moins il n’explicite pas l’auto-communication dans le lexique de la donation, c’est-à-dire comme une auto-donation [26] ; enfin, alors que le Docteur angélique manifeste une constante capacité de recul sur son propre discours, jamais il ne reprend réflexivement le lien existant entre les deux définitions de l’amour.

L’expérience dévoile aussi une évolution chronologique et plus encore ontologique, d’une forme d’amour à l’autre. C’est elle que décrit avec minutie et profondeur Karol Wojtyla, dans la section intitulée « Analyse générale de l’amour » – analyse qui « a un caractère surtout métaphysique », versus les analyses psychologique et morale – de son livre Amour et responsabilité [27]. Cette métaphysique de l’amour s’avère être le passage progressif de l’attrait à « l’amour sponsal », autrement dit l’amour de don, en passant par la concupiscence, la bienveillance et l’amitié (qui implique réciprocité). Nous observons donc un progrès depuis ce que j’ai appelé l’amour-attrait – inclination (complaisance) passive vers le bien ou les valeurs qui, passant de la sphère sensible à la sphère spirituelle, devient volonté active de bien (bienveillance, ainsi que l’étymologie l’évoque) – à l’amour-don : « ‘Se donner’, c’est plus que ‘vouloir du bien’ [28] ».

Cette fine analyse – la plus fine que j’ai trouvée sur l’entrelacement des deux formes d’amour – les réconcilie-t-elle ? Il ne me semble pas. D’un côté, le futur pape fait de l’amour sponsal l’achèvement de l’amour-attrait et donc le « perfectionnement » de soi. De l’autre, il souligne la rupture : le don fait « sortir de son propre ‘moi’ ». En proposant une vision évolutive, Wojtyla a, en réalité, et quoi qu’il s’en défende, opté pour une perspective continuiste de l’amour-attrait, contre la perspective discontinuiste de l’amour-don. Il ne peut donc dépasser le « profond paradoxe […] de l’amour sponsal ». [29]

Si la démarche – en quelque sorte ascendante – qui passe de l’amour-attrait à l’amour-don ne tient pas ses promesses, pourquoi ne pas tenter la démarche inverse – en quelque sorte descendante – : passer de l’amour-don à l’amour-attrait ? Une telle proposition paraît redoubler le paradoxe en invitant à comprendre le plus imparfait à partir du plus parfait. Elle me semble pourtant détenir la clé. En voici le cœur : l’amour doit se comprendre avant tout comme donation de soi ; en aimant, non seulement celui qui aime sort de lui, mais il veut se communiquer le plus possible. Il se heurte alors aussitôt au paradoxe du don de soi : en suivant sa propre logique datrice, le moi qui se donne ne peut que se perdre. Comment le « soi » qui est le sujet, c’est-à-dire la source du don, peut-il en être aussi l’objet, c’est-à-dire ce qui est aban-donné ? Faut-il renoncer au principe d’identité pour penser le phénomène érotique, comme le demande Jean-Luc Marion ? Le sacrifice me semble trop grand et contient en germe toutes les tentations mortifères d’abolition sacrificielle du moi, dont l’histoire propose un échantillon parfois édifiant, souvent inquiétant – depuis la dissolution des « je » dans l’amour-passion narré par la littérature, jusqu’aux spiritualités victimales qui pullulent de la seconde moitié du dix-neuvième siècle à la moitié du siècle suivant, en passant par les multiples variantes de la thématique toujours renaissante de l’amour pur [30]. La seule solution est la suivante : à défaut de pouvoir donner son ipséité, de se donner, l’aimant donnera de multiples dons qui sont autant de biens. Ce faisant, l’amour de don devient amour comme volonté de bien. Mais tout hiatus, a fortiori toute tension dialectique, a disparu. En effet, l’amour authentique ne consiste pas à donner des biens ou à pouvoir le bien de l’autre, mais à se donner dans ces biens, à travers la médiation de ces biens. L’amour de bienveillance n’est pas une forme amoindrie de l’amour de don, une solution de remplacement – opposée à la vision évolutive et ascendante où le premier prépare le second, l’appelle et le promet –, mais il en est l’expression, la manifestation efficace. Le néoplatonisme pourrait subtilement investir la relation processuelle entre les conceptions de l’amour en la comprenant comme une chute (à la chute ontologique dans la matière et à la chute noétique dans la représentation s’ajouterait donc une chute éthique dans l’amour de bienveillance ou de complaisance). Je lui oppose une conception néguentropique, non dénivelante, mais non sans asymétrie, de type ontophanique (le terme sera expliqué plus loin), faisant de l’amour de bienveillance l’expression nécessaire mais toujours en-deçà, de l’amour sponsal. Aussi, pour se dire et même pour exister, la richesse de l’amour ne possède-t-elle que la pauvreté des signes.

Quoi qu’il en soit du détail qui requerrait des développements beaucoup plus amples et argumentés, retenons que l’amour est, en son essence, communication de soi et que cet amour contient, de manière non déductive, l’amour de complaisance et de bienveillance comme son expression effective.

2’) L’acte comme communication à la puissance

Considérons maintenant l’autre pôle, la relation entre le corps et l’âme [31]. Selon la célèbre définition d’Aristote, l’âme est l’acte premier d’un corps organisé [32]. Ne pouvant détailler ce point dans le cadre de cette brève intervention, je devrais non pas le postuler mais supposer connue sa démonstration [33]. Je me concentrerai sur la compréhension de l’acte. Celui-ci est parfois compris statiquement comme perfection, accomplissement, en tension, avec son vis-à-vis inachevé qu’est la puissance. Cette affirmation est vraie. Mais – ainsi que l’atteste le couple (qui n’est pas doublon) grec énergéia-entéléchéia [34] si difficile à rendre en latin ou en français –, l’intelligence la plus radicale de l’acte est dynamique : il est autocommunication. Le propre de l’acte est de se donner. Comme le bien, l’acte est diffusif de soi. Ou plutôt, parce qu’il est perfection, donc bonté, l’acte rayonne et tend à se communiquer [35].

Il faut dire plus. Non seulement l’acte tend à se communiquer, mais il tend à se communiquer le plus possible. Cette communication est nécessairement d’intensité maximale. Un passage du De Potentia l’exprime avec toute la clarté souhaitable : « La nature d’un acte est qu’il se communique lui-même autant que possible [Natura cuius libet actus est, quod seipsum communicet quantum possibile est] [36] ». Dès lors, la puissance (potentia passiva) se comprend comme le principe limitatif de cette expansion de soi infinie [37] ; mais cette determinatio, loin d’être seulement une negatio, un interdit à l’épanchement (qui, repris au plan anthropologique, la psychanalyse aidant, sera suspecté de toute-puissance), doit être réinterprétée positivement comme une réception, donc relue dans le cadre d’une herméneutique du don. Quoi qu’il en soit, la propension la plus intime et la plus radicale de l’acte est – comme l’amour – de se communiquer « quantum possibile est », c’est-à-dire autant que lui permet son actualité. Et pour qui observe la nature, notamment le vivant en sa fécondité acharnée et passionnée, cette loi est première, notamment vis-à-vis de toute lutte pour l’adaptation qui la présuppose et la module.

3’) L’âme comme communication au corps

Nous sommes maintenant à même de parcourir et conclure le raisonnement. L’amour, en son essence radicale, est autocommunication de la personne à l’aimé qui le reçoit ; or, l’acte est aussi auto-diffusion généreuse de soi à la puissance réceptrice ; l’on peut donc interpréter l’union de l’acte et de la puissance en clé amative [38] ; or, l’âme est acte premier du corps en puissance ; par conséquent, selon la logique même de l’acte qu’elle est, l’âme se communique au corps, donc l’aime. Autrement dit, l’âme est unie au corps par amour ; voilà pourquoi elle le « parfait [39] » et lui donne la vie. Faisant face à l’âme comprise comme principe d’auto-donation, le corps est principe de réception, comme profondeur d’attente et aspiration au plus haut des dons : la vie. Cette analyse métaphysique débarrasse le terme d’amour de toute la suspicion romantique évoquée dans l’introduction, sans émousser sa pointe adamantine. Les réponses aux objections reviendront sur les déplacements qu’engendre cette définition de l’amour comme processus d’auto-donation à l’intime d’un même être.

Pour l’instant, tentons d’illustrer cette conclusion qui, si elle n’est plus menacée d’être réduite à un flatum vocis ou un verbiage rhétorique, pourrait néanmoins sombrer dans l’obscurité d’un principe éloigné de ce concretissimum qu’est la chair. Au ras de la philosophie d’abord, puis dans les sciences et enfin en théologie.

Dire que le lien entre âme et corps est sponsal, c’est affirmer que l’âme se communique – le plus possible – au corps. C’est accorder une épaisseur et une concrétude – celle de la donation et de l’amour – à l’information ontologique (l’âme, forme du corps). Comment entendre cette diffusion et cette intensité dans la diffusion ? Spontanément, on sera tenté de l’interpréter à partir des seuls actes (les vivants sont gradués selon leurs opérations qui traduisent une ouverture et une générosité toujours plus vaste) [40]. C’est celui qu’adopte S. Thomas. Mais se rabattre sur le registre opératif de l’amour fait courir le risque de détournement sinon romantique, du moins affectif, et évite de s’affronter au problème : penser cette relation d’amour dans le registre entitatif.

Montrons cette auto-communication de l’âme à partir des caractéristiques même du don, tout en s’aidant de quelques acquis de la connaissance extrêmement subtile du monde du vivant qu’offrent aujourd’hui les sciences biologiques. Un don authentique est sans retour, sans restriction et sans retard [41]. Or, de toutes les âmes, l’âme humaine se communique selon ces trois modalités au plus haut point.

Sans retour, la communication de l’âme opère avec la plus haute générosité possible. Autrement dit, l’acte vivifiant aspire à constituer avec l’organisme un être un et respectueux. Or, de tous les principes de vie, l’âme humaine est celle qui s’unit le plus étroitement au corps qu’elle anime (« corpus et anima unus »). C’est ce qu’accrédite une induction ascendante dans le monde organique. Les vivants les plus rudimentaires comme les bactéries (qui sont procaryotes), se propageant par division asexuée, ont une identité diluée dans l’indéfini des divisions successives (la cellule-mère est fréquemment considérée comme virtuellement immortelle en ses descendants), au point que l’on peine à différencier l’individu de l’espèce. L’arbre, qui, avec la fleur et peut-être plus qu’elle – sinon au plan de la fécondité et de l’interconnexion, au moins au plan de l’être, du fait de sa verticalité –, est le sommet du règne végétal, contient toujours en lui une part de corruption dont il s’accommode sans qu’il l’accommode [42] ; autrement dit, loin d’intégrer la mort, le végétal se laisse progressivement désintégrer par elle [43]. L’animal expulse cette part de corruption et de mort (voire l’intériorise dans la lyse constructive [44]). Les animaux inférieurs sexués, tout en étant individués en acte, demeurent divisibles en puissance dans leur soma (versus leurs cellules germinales), attestant encore leur faible unité. Les animaux supérieurs sont unifiés, mais pas au point que l’âme puisse leur transmettre la permanence au moins spécifique qui est la leur. Enfin, seulement chez l’homme, l’âme spirituelle et incorruptible se communique au corps au point que celui-ci aspire à conjurer tout trépas. Le corps humain est le plus vivant des organismes. Une telle vision invite à revisiter la naturalité de la mort et une inclination du corps à l’incorruptibilité, voire à la résurrection [45]. Elle permet aussi de mieux élucider un problème récurrent des doctrines de l’âme humaine : comment comprendre qu’une âme qui est forme d’un corps puisse lui survivre ? Et l’on sait combien les réponses opinent toujours plus soit du côté de l’âme spirituelle, soit du côté du corps [46]. Voilà pourquoi Thomas pouvait affirmer – ce qui n’est paradoxal que pour une doctrine opinant vers le dualisme – que le corps humain est beaucoup plus uni à son âme spirituelle qu’un corps animal à l’âme qui le vivifie. La perfection de l’âme humaine ne tient donc pas à son détachement du corps, mais, tout au contraire, à sa capacité encore plus puissante de diffuser sur ce à quoi elle est unie et ce qu’elle informe. La spiritualité de l’âme se caractérise non par sa possible évasion, ou son abstraction, des servitudes supposées de la chair, mais au contraire par son service assidu de celle-ci.

Sans restriction, le don de l’âme se fait au corps en totalité. Autrement dit, l’âme imprègne chaque partie du corps. Un signe éloquent en est la présence de la totalité du génome à chacune des cellules ; or, la cellule est l’unité élémentaire de l’organisme, en deçà de quoi la vie ne peut exister. Cette ubiquité, cette imprégnation totale vaut singulièrement pour l’âme humaine, ainsi que l’attestent deux faits : de tous les corps, l’organisme humain possède la capacité expressive la plus haute (que l’on songe au visage) et la plus riche (un grand nombre d’organes, tissus, parties, gestes du corps peuvent manifester la totalité et la personne même, en son caractère ou même en son histoire) ; le corps humain semble aussi être le dépositaire du plus grand nombre de ressources, notamment curatives [47]. Or, expressivité et effectivité correspondent aux deux caractéristiques du corps en perspective phénoménologique [48].

Enfin, sans retard, le don de l’âme humaine se fait le plus tôt possible au corps qu’elle informe et vivifie. Or, nombre d’arguments philosophiques et scientifiques plaident en faveur d’une animation immédiate, c’est-à-dire dès la conception, du corps par l’esprit humain [49].

4’) Le corps comme réceptivité du don de l’âme

Quoi qu’il en soit du détail de cette gradation qui demanderait à être affinée, voire corrigée, je conclus que, de tous les principes de vie, l’âme humaine est celle qui se communique le plus à son corps, autrement dit se donne à lui. Dans cet entrelacement amoureux où l’âme fait part au corps, lui fait le plus possible participer à son bien le plus cher qu’est l’immortalité – en plein : la vie –, nous avons honoré surtout l’action de l’âme ; il serait précieux d’étudier la part propre du corps et de montrer que, là encore, en montant dans l’échelle des êtres, l’organisme est toujours plus docilement ouvert à l’action datrice de l’acte. Nous en donnerons seulement un indice, très classique. Le corps se dispose à recevoir l’âme par sa complexité. En effet, de tous les principes de vie, l’âme humaine est la plus richement dotée en puissances, distribuées selon les trois degrés de vie, végétatif, sensible et intellectif. Or, corps et âme sont un : c’est ce qu’atteste notre unité d’agir, ainsi que notre conscience d’unité ; mais « il est impossible que des choses distinctes selon l’être aient une opération une […]. Il faut donc que l’âme et le corps deviennent une seule chose et qu’ils ne soient pas différents selon l’être (esse) [50] ». Voilà pourquoi, étroitement proportionné à son principe d’animation, l’organisme humain se caractérise-t-il par la plus haute complexité [51]. Plus encore, et nous reviendrons sur ce point, cette complexité est intégrée dans une structure unifiée ; or, l’harmonie est l’unité d’une pluralité ; donc, le corps humain est, de tous les corps, le plus harmonieux [52], par conséquent le plus parfait, dans l’ordre des réalités physiques [53]. Cette thèse synchronique est confirmée et enrichie de toute la promesse diachronique contenue dans l’évolution [54]. Voire, élargissant à tout l’univers, visible et invisible, l’on se représentera le corps humain comme la réalité matérielle la plus parfaite unie à la réalité spirituelle la plus imparfaite qu’est l’âme humaine – ou, dynamiquement, comme le résultat d’une lente montée organisatrice à la rencontre de l’âme humaine qui aspire à lui communiquer son acte vital immédiatement et par la médiation de ses multiples facultés. Mais peut-être faut-il dire plus. Si la complexité organisée est un signe de perfection dans l’ordre de la matière, mais, à l’aune de l’unum, un signe d’imperfection dans l’ordre de l’esprit où règne la simplicité (de surabondance), l’adaptation harmonieuse du monde de la matière et du monde de l’esprit dans ce microcosme qu’est l’homme constitue un sommet inégalé qui célèbre une autre perfection transcendantale, la pluralité (l’aliquid) ; or, nous reverrons combien le concept d’harmonie, voire de rythme, est nécessaire pour comprendre l’action de l’amour au cœur de l’être.

Joignant la générosité descendant de l’âme et la profondeur d’attente du corps, nous conclurons avec le philosophe français Maurice Blondel : « l’unité du composé humain (pour reprendre ici une juste expression traditionnelle) comporte en effet cette compénétration, cette synergie, cette subordination réciproque des énergies corporelles et des puissances idéales qui s’incarnent et se spiritualisent dans un va-et-vient incessant [55] ».

c) Approche ontophanique

Pour faire transition entre ces approches philosophiques et les confirmations scientifiques, et, plus encore, afin de donner un cadre philosophique à ces dernières, je proposerai une perspective que je qualifierai d’ontophanique. Faute de place, il me faudra, là encore, supposer connus moult acquis.

« L’être se dit de multiples manières » : selon l’acte et la puissance, selon la substance et les accidents, mais aussi selon le fond et la manifestation. Ce dernier dipôle, structurel, se déploie de manière dynamique selon un mouvement de dévoilement ou sortie de soi que double et confirme un mouvement d’enveloppement ou de retrait en soi [56]. Or, si l’on dépasse le constat pour s’interroger sur la raison d’être du processus, l’on est ultimement conduit à affirmer qu’il est sans raison, c’est-à-dire sans raison autre que le se-donner gratuit et sans retour du fondement livré généreusement. À nouveau, les deux catégories de fond et manifestation s’organisent donc selon une loi d’autocommunication généreuse qui est celle de l’autodonation, donc de l’amour [57].

Or, ce couple notionnel se concrétise dans deux autres couples : l’intérieur et l’extérieur, le centre et la périphérie. Même si ces deux derniers dipôles empruntent au registre de l’image – précisément de l’image spatiale –, ils ne peuvent s’y réduire. Un simple regard sur la nature suffit, en effet, à montrer l’universalité de cette constitution centrée qui est composée d’un noyau et d’une structure feuilletée, et dont l’opération est alternativement centrifuge et centripète : au sein du monde inerte (l’étoile, la structure géodynamique de notre planète, etc.) ou du monde vivant (la cellule, la fleur, l’animal à système cardiocirculatoire).

Le cœur pulsatile de l’être matériel, et plus encore de l’être organique, réside donc dans un triple processus de manifestation, d’extériorisation et de décentration qui est aussi une dynamique amative d’autocommunication à partir d’un fond-intériorité-centre. Avant de concrétiser ce processus décrit de manière générale et presque formelle, ajoutons encore deux notes spéculatives.

Cette nouvelle auto-expansion recouvre-t-elle celle de l’acte et de la puissance, donc celle de l’âme et du corps ? La question est, de nouveau, très vaste. La réponse à la première objection reviendra sur ses attendus métaphysiques (peut-on penser l’unum, lorsqu’il n’est pas seulement unio de deux êtres, mais unitas de deux co-principes d’un même être, en termes d’amour ?). Disons ici que, à côté de l’analyse de l’être humain dans les termes de l’acte et de la puissance, il est légitime de l’interpréter dans les catégories (qui ne sont pas que descriptives ou existentielles) du dedans et du dehors – l’intérieur s’identifiant notamment au cœur, au sens figuré mais aussi au sens propre du terme [58]. Assurément, l’âme ne coïncide pas avec ce centre qu’est le cœur (au sens figuré). Toutefois, saint Thomas fait justement remarquer que, présente à tout le corps qu’elle informe, l’âme ne l’est pas au même titre [59] – et le cardiocentrisme hérité d’Aristote l’invite à valoriser le cœur, voire sa dynamique pulsatile [60]. Aussi est-on en droit de se demander si l’auto-donation maximale qui soulève l’âme passe par la médiation de certains organes, comme le cerveau et le muscle cardiaque [61]. C’est ce que nous dirons plus concrètement avec la cohérence cardiaque. Il existe donc une relation bijective entre la structure (qui est procès) ontophanique de dévoilement-enveloppement et la constitution somato-psychique.

La dernière ouverture sera encore plus suggérée que celles qui précèdent. L’autocommunication qui incarne la loi d’amour ne procéderait-elle pas de manière rythmée ? Déjà, nous avons montré ci-dessus que, de tous les corps, l’organisme humain est le plus harmonieux ; de plus, l’amour peut se comprendre à partir de l’harmonie [62]. Ensuite, l’âme se donne au corps par la médiation de certains centres, de manière progressive et expansive, suivant une configuration centrée et feuilletée. Par conséquent, l’union d’amour de l’âme au corps procéderait de manière rythmique [63]. Telle serait la part de vérité de l’antique conception pythagoricienne de l’âme-harmonie que, dans une perspective moniste et gnostique, un certain nombre de discours New Age retrouvent sans le savoir.

Nous n’avons pas pu doubler cette approche qui privilégie la symbolique plus horizontale et circulaire du dedans et du dehors, d’une autre symbolique topographique, d’ordre vertical. Celle-ci visualise la communication aimante soit dans le seul sens descendant [64], soit, de manière plus inédite, selon les deux directions de la descente donatrice et de la montée réceptrice [65]. Cette perspective enrichit la passivité réceptive de la précédente par un dynamisme ascendant qui rejoint l’enseignement d’Aristote sur l’appétit ; en retour, la symbolique verticale est fécondée par la perspective circulaire qui honore davantage la diffusivité rayonnante.

d) Confirmations scientifiques

L’approche ontophanique a permis de concrétiser le principe d’autocommunication maximal, et donc de ménager une transition épistémologique avec le discours scientifique, par définition plus déterminé et plus précis [66], qui va heureusement l’incarner en même temps que le confirmer.

1’) L’embryogenèse

Une première illustration de cette structure centrée et de la dynamique d’autocommunication se rencontre dans l’ontogenèse des vivants supérieurs [67].

Le point de départ de l’embryologie est le problème suivant. Laissons le biologiste professeur au Collège de France Nicole Le Douarin l’exposer : « Chacun de nous a commencé sa vie sous la forme d’une cellule, l’œuf. En l’occurrence, pour l’espèce humaine, un petit corpuscule de matière vivante de 100 µm de diamètre ». Or, « cette idée suscite, lorsqu’on s’y attarde, incrédulité et interro­gations » – les Grecs auraient dit admiration et étonnement – et surtout la question fontale de la science embryologique : « Comment se peut-il que, de cette cellule unique, ‘isolée’, surgissent les constituants du corps de l’adulte, faits de nombreux milliards de cellules harmonieusement ordonnées pour former des organes aussi différents et complexes que le cerveau, les membres, les yeux ou la face [68] ? » Comment mieux dire que le zygote est « la cellule fonda­trice », le cœur d’où provient tout le vivant ? Or, la biologie du développement a, progressi­vement, montré que le destin est venu aux cellules, non pas dans une sorte de croissance continue, mais à partir de centres organisateurs, sources d’induction, surgissant de ma­nière discrète et n’agissant qu’un temps : le premier d’entre eux fut découvert par le biolo­giste Hans Spemann [69] (reprenant lui-même les expériences sur la régulation faite par Hans Driesch) ; et les études expérimentales ont montré que l’organisateur de Spemann est lui-même précédé, en amont, par un centre encore plus primordial, celui découvert par l’embryologiste hollandais Pieter D. Nieuwkoop, dont il porte désormais le nom [70]. D’ailleurs, « il est maintenant établi que le centre de Nieuwkoop est mis en place lors de la fécondation [71] ».

Il faut donc distinguer une double stratification phénoménale ou ontophanique. Selon la pre­mière, la réalité visible (le corps organisé vivant, mais déjà la structure du zygote) ex­prime et dévoile une réalité invisible (l’esprit qui anime). Cette perspective [72] n’est pas celle qui est ici développée, même si elle est implicitement présente. La se­conde stratification est interne au corps : la structure somatique elle-même vérifie cette lo­gique manifestative et, là encore, à différents niveaux : le noyau se déploie dans l’organi­sation de la cellule ; la cellule initiale et initiatrice, le zygote, est centre et source de toute l’architecture du corps ; enfin, l’organisme déjà déployé et déplié se donne à lui-même des centres partiels d’organisation (comme ceux de Nieuwkoop et de Spemann). Le vivant obéit donc à une lo­gique de construction phénoménale [73] ; il se constitue à partir d’une réalité nodale – autrement dit nucléaire ou cordiale – qui présente au moins une qua­druple caractéristique : géographique – la centralité –, historique – l’originarité –, dyna­mique – la fontalité – et ontophanique – le fond mystérieux qui s’ex­prime, sans jamais s’épuiser, dans la totalité organique.

2’) La cohérence cardiaque

Une deuxième illustration concerne un outil utilisé en psychothérapie, inventé par un consultant américain, Doc Childre, et diffusé en France grâce à un psychiatre et chercheur français ayant travaillé vingt ans aux États-Unis, David Servan-Schreiber.

Celui-ci rapporte une expérience personnelle qui l’a beaucoup marqué [74]. Un appareil prend les battements cardiaques à la pulpe de son doigt, et un ordinateur lui montre le résultat en termes de cohérence ou de chaos. Par ailleurs, il se trouve face à un groupe d’observateurs. Le tracé est harmonieux.

Un premier exercice lui est demandé : « Ôtez 9 à 1356, puis continuez à soustraire le même nombre ». Le tracé dont on a vu qu’il était organisé avant l’exercice devient chaotique ; plus encore, l’irrégularité s’accentue quand il constate la curiosité du groupe d’observateurs. Comment interpréter ces données ? On serait spontanément porté à croire que l’irrégularité est le signe d’un effort mental. En réalité, il exprime l’état affectif de la personne sur qui se fait l’expérience, en l’occurrence, son anxiété. Plus étonnant encore, le psychiatre disait ne rien ressentir de cet état anxieux. Cela signifie donc que le fonctionnement du cœur peut exprimer une émotion infraliminale. Lors d’un deuxième exercice, la technicienne demande à David Servan-Schreiber d’évoquer un souvenir agréable. En quelques secondes, il voit son tracé redevenir cohérent. Cela signifie donc que le cœur de la personne se met en résonance non pas quand elle est dans un état neutre, mais quand elle se rappelle un souvenir heureux. En outre, de nouveau, le médecin français reconnaît grâce au tracé ce qui se passe en lui sans qu’il le ressente.

Sans entrer dans le détail des mécanismes physiologiques et psychologiques mis en jeu dans la technique [75], disons qu’ils sont au nombre de quatre : le muscle cardiaque dont la variation de la fréquence est soit harmonieuse, soit chaotique ; ce comportement est régulé par le système nerveux autonome, précisément par les actions antagonistes du sympathique et du parasympathique ; la conséquence sur l’état psychique par le biais du cerveau (le stress engendre un état chaotique ou décohérent ; inversement, la cohérence ou l’harmonie du cœur est source de tranquillité intérieure et d’épanouissement des capacités intellectuelles et décisionnelles) ; la possibilité d’agir par notre volonté, en amont du système nerveux autonome, grâce à la respiration

Or, la cohérence cardiaque, trop brièvement expliquée, donne à voir une conception harmonieuse voire harmonique de l’homme en son entier. En effet, l’harmonie est l’unité d’une pluralité ou, plus encore, l’unification accordée de cette diversité en marche. Et l’outil qu’est la cohérence cardiaque se fonde sur cette synthèse équilibrée et en même temps l’engendre. Montrons-le en allant du plus simple au plus global.

Au niveau élémentaire, la cohérence repose sur la palpitation cardiaque. Sur ce rythme fondamental et fondateur sont branchés le système nerveux autonome et le système respiratoire. Le système nerveux autonome combine et pondère lui-même avec grande finesse la double action contrastée du sympathique et du para-sympathique dont la résultante est la variabilité, cette rythmicité au second degré, accordant toute sa souplesse, sa plasticité à la fréquence cardiaque. De son côté, la respiration est animée par cette oscillation asymétrique d’inspiration et d’expiration, agissant sur le système nerveux autonome. Cet équilibre délicat intervient plus globalement sur les autres systèmes organiques ; il interagit avec l’état émotionnel dont a vu qu’il est psychique et pas seulement organique ; enfin, il retentit sur l’activité du cortex cérébral qui conditionne (sans le déterminer) le double exercice de l’intelligence et de la volonté libre, de sorte que l’harmonie physiologique engendre une harmonie supérieure. Pour finir, la personne est elle-même en corrélation avec son environnement, à commencer par les autres êtres humains, en vue de vivre dans la concorde (étymologiquement : l’union des cœurs). La cohérence cardiaque ouvre donc à une conception de l’homme et de l’humanité qui valorise singulièrement l’harmonie. Et, répétons-le, celle-ci est Gabe und Aufgabe (« don et devoir »). Elle est autant un présupposé à accueillir avec reconnaissance (par exemple la triple rythmique cardiaque et respiratoire et neurologique) qu’une tâche à accomplir avec exigence (accéder à l’unité intérieure et à l’union extérieure).

3’) La morphopsychologie

Enfin, toujours dans le prolongement de ce que nous venons d’affirmer sur la structure ontophanique et la communication amative de l’âme au corps, l’on trouve une modeste confirmation de notre propos dans la morphopsychologie qui est la discipline étudiant les correspondances existant entre la forme du visage de l’homme et sa psychologie [76]. En effet, le visage est propre à l’homme [77] : il est dénué de toute protection (poils, plumes, écailles) ; la disparition de la gueule et le raccourcissement du museau signent la perte du privilège accordé à la fonction nutritive et la valorisation-diversification d’autres opérations ; le développement du cortex préfrontal permet son déploiement harmonieux en trois étages ; la stature verticale le rend visible en intégralité ; la relation sexuelle humaine seule se vit dans le face à face. Or, le visage est par excellence la partie du corps finalisée par l’expression, c’est-à-dire le miroir de notre intériorité : seul il est à même de manifester les états de notre âme (affective, mais aussi cognitive, sensible, mais aussi végétative et spirituelle), dans toute la complexité et la mobilité de ses nuances. Notre face est un universale concretum : elle est omni-expressive, comme la main est tout-outil et le pied tout-terrain. La biologie et l’anthropologie viennent ici confirmer ce qu’affirment l’expérience commune, la philosophie [78] et la Bible. Déjà, pour cette raison, le visage vérifie au plus haut point la loi ontophanique.

Mais nous voulons dire plus et en direction de notre problématique. Selon l’inventeur de la morphopsychologie, le docteur Louis Corman, ancien médecin chef du service psychiatrique de l’adulte à l’hôpital Saint-Louis de Paris, et fondateur du service de psychiatrie de l’enfant à l’hôpital Saint-Jacques de Nantes, le visage se façonne selon plusieurs lois dont la première et la plus importante est ce qu’il appelle la loi de dilatation-rétraction : « Tout être vivant étant en interaction avec son milieu, si les conditions sont favorables, les structures physiques et physiologiques tendent à s’épanouir, dans le cas contraire, elles s’amenuisent » [79]. Cette loi de biologie générale vaut pour cette partie éminemment animée du corps qu’est le visage. Celui-ci se structure donc par expansion ; tout méplat, toute concavité signifie donc un empêchement de la vie. Comment ne pas noter l’homologie entre la dynamique de dilatation façonnant le visage et la loi métaphysique d’autocommunication qui est celle de l’acte autant que celle de l’amour ? Compte tenu, répétons-le, que la fiabilité de cette conclusion est suspendue à la vérification de la théorie morphopsychologique, le visage serait-il l’une des concrétisations les plus significatives de l’élan sponsal par lequel l’âme informe et vivifie le corps ? En particulier, les différentes caractéristiques physiologiques du visage décrites ci-dessus permettent d’exemplifier le pendant de la loi d’autocommunication maximale du côté de la réceptivité matérielle : à l’âme qui se communique le plus possible répond le corps humain qui s’y dispose le plus possible ; ce qui monte des profondeurs de l’intériorité est accueilli avec une admirable et immédiate docilité dans la chair du visage. Voilà pourquoi le visage exprime le cœur avec une telle fidélité.

e) Confirmations théologiques

Les explications précédentes, la dernière exceptée, ont élargi le sens du terme amour à la réalité naturelle et entitative qu’est l’unité de l’âme et du corps. Or, la première acception demeure l’amour qui opère la communion des personnes. Comment éviter, non pas de rendre le vocable équivoque (nous avons au contraire cherché à montrer la dynamique commune aux différents niveaux de réalité), mais de seulement juxtaposer les plans et d’en demeurer à une hypothèse spéculative sans enjeu éthique ?

Tout en confirmant l’unité dative du corps et de l’âme, le développement théologique ébauchera une articulation des plans entitatif et opératif, non sans faire appel à un troisième terme.

1’) Exposé. La puissance transformante de l’amour

L’amour transforme le corps humain. C’est déjà un constat commun. Comme aime le répéter le psychiatre Dominique Megglé, un couple âgé se ressemble davantage que deux vieux jumeaux homozygotes [80] !

Une illustration éloquente et fameuse en est fournie par l’évolution des portraits du bienheureux Charles de Foucauld. Très rares sont les Saints convertis qui, étant contemporains, ont pu laisser une série de photographies. Or, comment ne pas être frappé de la métamorphose radicale du jeune officier fêtard de Saumur dans l’ermite ascétique de Taman-Rasset ? Entre le visage bouffi (on l’appelle « le Gros Foucauld »), fermé et jouisseur et celui, transparent de Dieu, où brillent les deux braises ardentes des yeux brûlés par l’adoration eucharistique, trouve place tout le travail métamorphosant de la grâce : la conversion et le cheminement intérieur qui conduit à un don de plus en plus total et fou à Jésus [81].

Charles de Foucauld, avant sa conversion, entre 1876 et 1882.

Frère Charles de Foucauld en 1914 (la dernière photo de son vivant).

La même photo : détail du visage

 

Je souhaiterais surtout partir d’un cas exemplaire entre tous : celui de François d’Assise. Qui, surtout en Italie, ignore que le Poverello fut stigmatisé au terme de sa vie, alors qu’il faisait retraite sur les bords peu hospitaliers du mont Alverne ? Qui ignore que cette stigmatisation est venue d’un « séraphin aux six ailes resplendissantes comme un feu » ? En revanche, ce que l’on sait beaucoup moins, c’est la raison du choix du Séraphin, du moins selon l’interprétation autorisée qu’en donne le Ministre général lui-même, saint Bonaventure. En effet, comment ne pas s’étonner de ce que ce ne soit pas Jésus lui-même qui soit apparu, comme c’est le cas chez d’autres stigmatisés ? De plus, les stigmates sont douloureux, alors que l’ange est incorporel, donc insensible. Écoutons – car la Legenda, ainsi que le nom l’indique et ainsi que le comprenait le Moyen-Âge, est faite pour être lue en public – celui que le surnom prédisposait à comprendre l’action du premier chœur d’anges [82] :

 

« Une apparition si mystérieuse le plongeait dans la plus grande stupeur, car il savait que les souffrances de la Passion ne peuvent en aucune manière atteindre un séraphin, qui est un esprit immortel. Il [le Bienheureux François] comprit enfin, grâce aux lumières du Ciel, pourquoi la divine Providence lui avait envoyé cette vision : ce n’était pas le martyre de son corps, mais l’amour incendiant son âme qui devrait le transformer à la ressemblance du Christ crucifié [83] ».

 

Contre une conception ingénument extrinséciste qui s’imagine les stigmates imposés du dehors, le Docteur Séraphique explique que la stigmatisation vient de l’intérieur. Nulle négation du don divin dans cette interprétation ; encore moins une ouverture à une déconstruction psychanalytique, faisant des stigmates un symptôme d’hystérie. Mais Bonaventure fait appel à une distinction fondamentale structurant sa théologie : impressio-expressio [84]. Or, quelle est la puissance qui, de l’intime, peut ainsi transformer le corps de François au point de l’assimiler à celui du Christ, sinon l’amour ? Bonaventure le dit clairement : « Le véritable amour transforma l’ami du Christ à la ressemblance exacte de Celui qu’il aimait [85] ». Il précise même que cet amour passe par la médiation du cœur : « La vision […] lui avait enflammé le cœur d’une ardeur séraphique, et lui avait laissé imprimée en pleine chair la ressemblance extérieure avec le crucifié, comme l’empreinte d’un cachet sur une cire qu’avait d’abord fait fondre la chaleur du feu [86] ». Les hagiographes interprètent volontiers la stigmatisation comme l’attestation divine de sa sainteté, comme la preuve aux yeux du monde de la vérité de son message évangélique, ou comme le moyen de participer encore plus étroitement à la passion salvifique. Mais elle témoigne d’abord de la puissance métamorphosante de l’incendium amoris qu’est la charité. Cette explication est d’autant plus décisive que, dans l’organisation des deux Legenda et selon l’intention expresse de Bonaventure, la stigmatisation est le sommet de la vie de François.

2’) Deux difficultés

En montrant que l’amour, ici de charité, transforme le corps, certes, nous avons de nouveau convoqué l’amour-action – donc le sens courant du terme « amour ». Toutefois, cette explication suscite deux objections décisives, déjà pointées dans les difficultés listées par la première section. D’ordre surnaturel, elle ne peut rendre compte d’une réalité naturelle ; d’ordre opératif, donc accidentel, elle ne peut éclairer une réalité entitative ou substantielle. Autrement dit, ce n’est pas l’âme comme telle qui se communique au corps, mais une de ses puissances, de plus divinisée par l’agapè.

Pour répondre à ces deux difficultés centrales qui, par certains côtés, n’en font qu’une, je procéderai par touches successives, sans prétendre jeter toute la lumière.

3’) Premier présupposé. L’âme plus unie à Dieu qu’au corps

Aidons-nous d’abord d’une réflexion fulgurante de saint Jean de la Croix. Commentant deux versets du Cantique spirituel : « Comment peux-tu subsister, / O vie, puisque tu ne vis plus là où est ta vie ? [oh vida !, no viviendo donde vives]», le Docteur mystique pose le principe : « L’âme vit davantage de l’objet aimé que dans le corps qu’elle anime, car elle ne reçoit pas sa vie du corps ; c’est elle au contraire qui lui donne la vie ; elle-même vit par l’amour en l’objet qu’elle aime [87] ».

De prime abord, le carme espagnol paraît encore creuser le fossé entre l’union substantielle et l’amour, et nous éloigner de la réponse. En effet, il montre que l’âme est plus unie à Dieu qu’au corps ; elle souffre donc de cette vie naturelle (l’union au corps) qui l’empêche d’être totalement unie à Dieu (ce qu’il appelle « la vie spirituelle ») et « lui est comme une sorte de mort [88] ». Mais sa perspective est ici d’expliquer la blessure paradoxalement guérissante de celui qui chemine dans la nuit obscure par et vers la vive flamme d’amour. Notre intention étant au contraire d’établir combien l’âme donne vie au corps par amour, nous retiendrons de son propos trois éléments : la gradation des deux vies (« vit davantage ») ; la traduction de la vie dans les termes de la logique de réception (« reçoit ») et de donation (« donne ») ; l’introduction du troisième terme qui est « l’objet aimé ».

Saint Jean de la Croix fonde tout son propos sur une affirmation philosophique inédite. Non pas : l’âme s’assimile à l’objet aimé (le Pseudo-Denys le notait déjà), mais : cette unité assimilatrice est plus grande que celle existant entre l’âme et le corps. Rapprochons cette profonde réflexion d’une autre affirmation, tout aussi abyssale, faite par l’un des grands commentateurs d’Aristote, Averroès, et reprise par l’un des maîtres de la scolastique thomiste, Cajetan : « Le connaissant et le connu sont plus unis que la matière et la forme ne le sont [89] ». Donc de cette différence dans l’être résulte une différence dans l’unité, à savoir : le connaissant et le connu sont quelque chose de plus un que la matière et la forme. Or, l’âme est la forme du corps qui est en puissance à être animé. Il appartient à une réflexion autre et à venir, de prouver que l’amour possède, lui aussi et selon une logique qui lui est propre, cette puissance d’union qui surpasse l’unité hylémorphique. Transformée par cet amour, au point de faire un sans confusion avec l’être aimé, l’âme ne peut que se communiquer dans l’amour à ce corps qui lui est uni, au nom de la loi de communication énoncée ci-dessus. Si saint Jean de la Croix a raison de souligner la nécessité ascétique du détachement, voire du hiatus entre l’amour et la « vie naturelle » du corps, lors de l’âpre Montée du Carmel, il convient de compléter son propos, au plan ontologique, mais aussi éthique et même « spirituel » (au sens mystique), en affirmant le retentissement unitif de l’amour théologal incendiant l’âme sur le corps qu’elle vivifie, et donc le plus grand attachement de celle-là à celui-ci.

4’) Deuxième présupposé. Dieu au centre de l’âme

Mais, objectera-t-on, si grande soit cette unité entre l’âme et l’objet aimé par excellence qu’est Dieu, celui-ci lui demeure extrinsèque. Comment un amour qui n’est qu’unio peut-il engendrer une unitas ?

Et s’il fallait resserrer davantage le lien ? Le Dieu qui est « plus élevé que les cimes de moi-même » est d’abord celui dont saint Augustin affirme : « toi, tu étais plus intime de moi-même [90] ». Or, cette affirmation très traditionnelle et d’abord scripturaire [91] a été réinterprétée par l’école carmélitaine dans le cadre d’une symbolique topique qui consone en profondeur avec ce que nous avons développé ci-dessus au sujet de la structure ontophanique et harmonique de l’homme : Dieu est au centre de notre âme [92]. Pour le développer, nous pourrions suivre l’enseignement de sainte Bénédicte de la Croix qui insiste sur le « noyau de l’âme » comme lieu proprement divin [93]. Nous ne ferons qu’enchâsser quelques citations : « Que le plus intérieur de l’âme soit fondamentalement le lieu de la rencontre et de l’union entre personnes nous fait comprendre […] que Dieu a choisi ce plus intérieur comme sa propre demeure [94] ». Aussi cet espace intime est-il un lieu secret : « Ce qu’est la personne demeure toujours pour elle-même et pour les autres quelque chose de secret, jamais totalement dévoilé et plein de mystères [95] ».

Bien qu’il soit l’‘objet’ de notre amour, Dieu n’est pas seulement ni d’abord situé face à nous (ob-jectum). Lui et lui seul nous est aussi et d’abord intimement uni, au point de nous être plus central que notre âme elle-même. Employant les termes qu’affectionne Teilhard de Chardin, on pourrait dire que l’âme qui est au centre se surcentre dans le Dieu unitrine habitant en elle par la grâce sanctifiante, tout en s’excentrant (au sens étymologique du préfixe ex, qui fait signe vers l’origine), sans se décentrer, sur le Dieu transcendant qui l’a créée. Dès lors, nous sommes mieux à même de comprendre la puissance transformante de l’âme vivifiant le corps : jaillissant du centre de l’âme qui est Dieu même, l’âme unie et plus encore changée en lui, devient médiatrice de l’amour métamorphosant qui est sa vie pour le corps qu’elle informe.

5’) Réponse à la première difficulté

Jusque maintenant, nous avons laissé de côté une difficulté essentielle : nous avons indifféremment parlé de l’amour et de l’âme, alors que c’est la puissance (la faculté) qui s’assimile son objet ; de plus, cet amour opératif suit l’existence, donc présuppose que l’âme actualise le corps.

Ce n’est pas le lieu de reprendre le riche débat, médiéval et moderne, sur la distinction entre âme, puissance et opération [96]. Évoquons deux interprétations théologiques qui lacent étroitement substance, puissances, opération et cet ‘objet’ très singulier qu’est Dieu : la grâce qui, bien qu’habitus entitatif (donc accident), surnaturalise l’essence de l’âme [97] ; la justice originelle qui, elle aussi habitus entitatif, unifiait les puissances de l’âme et découlait de la grâce qui l’unissait à Dieu [98] – sans parler du don préternaturel d’immortalité qui préservait le corps et était aussi la conséquence de l’union causée par la vie de grâce. Jean Paul II fait allusion à ce lien étroit existant entre l’âme, les puissances et ses objets dans la citation relevée dans le Sed contra en affirmant que, entre la condition originelle et la condition déchue, il existe « une mesure de ‘spiritualisation’ différente [un grado di ‘spiritualizzazione’ dell’uomo, diverso] », « quasi un autre rapport corps-âme [quasi un altro rapporto corpo-anima] » [99]. Or, l’état de justice originelle était vivifié par la charité, alors que la chute se traduit par la perte de celle-ci. Donc, la présence et l’absence de l’amour introduit « un autre rapport corps-âme » [100].

Mais une telle affirmation ne contredit-elle pas le donné fondamental selon lequel l’homme, en son essence, ignore la gradation – la substance ignore le plus ou moins ? En permettant d’éviter le décentrement sur l’objet, la présence centrale de Dieu, qui est plus intime que mon intimité, enrichit en fait la problématique bipolaire de l’être et de l’agir : elle introduit un déplacement vers l’origine, et vers une origine intériorisée. Là encore, je devrais dire les choses trop laconiquement, presque schématiquement. Dieu qui est aimé comme notre oméga est aussi notre alpha, principe et terme coïncidant au nom de la loi de l’exitus et du reditus. Autrement dit, Dieu est aussi au centre de notre être au titre de son acte créateur qui, se poursuivant dans son action conservatrice, est comme un divin toucher nous rejoignant au plus intime de nous-même et nous accompagnant tout au long de notre existence. Or, l’acte créateur est identiquement un acte d’amour [101]. Donc, le centre de notre être jaillit lui-même d’un acte d’amour – ici reçu. Or, loin d’être juxtaposés, ce moment originaire et le moment terminal sont intimement articulés selon la logique du don : l’amour activement offert à Dieu par l’homme répond à l’appel venu de l’amour passivement reçu de Dieu par l’homme, selon une dynamique de répétition créative dont le ressort le plus profond est la surabondance de la gratitude [102]. Enfin, participant de ce don originaire et de ce don final, l’être substantiel de l’homme s’ouvre doublement, en amont et en aval. L’amour entitatif par lequel l’âme se communique au corps répète l’amour par lequel Dieu se donne au centre de l’homme et sera répété dans l’amour par lequel l’homme se donne à Dieu et à sa création [103]. L’être substantiel se « relationnise » sans se relativiser ; il se liquéfie, sans se liquider [104]. L’affirmation du Christ à la Samaritaine : « L’eau que je te donnerai deviendra en toi source d’eau jaillissante » (Jn 4,10) présente aussi une portée métaphysique. Si l’homme, en son essence, ignore le plus ou moins, en revanche, il est plus ou moins traversé par le flux d’amour divin, flux créateur et recréateur. Il manque des études sur le corps des Saints qui montreraient que l’amour divin qui brûle leur âme configure et transforme de l’intérieur l’amour entitatif qui attache l’âme au corps. Doit-on émettre l’hypothèse que l’intensité de l’amour opératif rétroagit sur l’intensité de l’amour entitatif qui unit l’âme au corps ? Quoi qu’il en soit, il n’est plus possible d’imperméabiliser la distinction entre l’amour opératif et l’amour ontologique qui unit l’âme au corps.

Enfin, l’hypothèse de l’anthropologie rythmique prend un sens concret : à partir du surcentre intérieur qu’est Dieu, non seulement substance, faculté, habitus et opération sont noués plus étroitement, mais ils sont comme mis en résonance. Et puisque nous avons évoqué l’hypothèse selon laquelle l’amour agit de manière cadencée ou oscillante, on pourrait se représenter l’harmonie comme l’effet unificateur résultant de la puissance transformante de l’amour : celui-ci se communique depuis le centre de l’homme [105] à l’instar d’une onde qui se propage de proche en proche [106]. Là encore, Jean Paul II offre un appui inattendu en affirmant la présence, dans l’état prélapsaire, « d’autres proportions internes de la sensibilité, de la spiritualité, de l’affectivité [altre proporzioni interne tra la sensitività, la spiritualità, l’affettività] [107] » ; or, l’harmonie se fonde sur la juste proportion.

6’) Réponse à la seconde difficulté

Tout le développement précédent permet désormais de comprendre le passage au registre théologique-théologal, et d’ainsi répondre à la deuxième difficulté. En effet, l’amour communiqué au corps ne le transforme et ne lui donne la vie que s’il est vivifiant pour l’âme (la volonté). Or, « l’homme passe l’homme », il ne trouve la vie ni ne s’accomplit au seul plan naturel ; si les aspirations qui portent l’homme au-delà de lui-même sont inscrites dans la création, leur réalisation, elle, outrepasse ses capacités [108]. Certes, parce qu’elle est constitutive de la nature, l’âme ne se donne pas à la seule personne habitée par la grâce. En revanche, ainsi que nous en émettions l’hypothèse, seule la vie surnaturelle non seulement révèle, jusqu’au fond, l’intime articulation entre être substantiel et agir, mais exerce une action effective sur l’homme en son essence.

Cette supposition rencontre une première vérification au seul plan naturel. Que notre intériorité transforme le visage, non seulement c’est un fait, mais c’est le sens même de ce dernier, osons-le dire : sa destination, sa finalité. La profondeur de notre âme ne se contente pas de s’exprimer dans ses infinies nuances à la surface du Moi-peau, qui est ici le Moi-visage, mais – nous venons de le montrer avec la morphopsychologie – il le façonne durablement. Or, la médiation par excellence par laquelle l’âme modèle le visage (et d’ailleurs le corps) est l’affectivité : c’est ce que la cohérence cardiaque a établi. Mais l’émotion fondamentale de l’affectivité est l’amour : non seulement parce qu’il est la racine de tous les affects, non seulement parce qu’il est à la source de toutes nos inclinations, mais parce qu’il est leur achèvement, notamment dans la vie relationnelle et plus encore surnaturelle. Le sentiment le plus morphogénétique réside donc dans l’amour. Sa présence – ou son absence – décide de la configuration que prendra notre visage.

La fin de vie de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus atteste, de manière peut-être encore plus éloquente que la série des portraits du bienheureux Charles de Foucauld, la rétroaction que la surnaturalisation opérée par l’agapè exerce sur le corps en sa vitalité, donc en son union à l’âme. Les religieuses qui changent la carmélite de tunique, sont frappées du contraste existant entre son extrême maigreur (un véritable « quelette », dit la petite Thérèse) et la sérénité de son visage : « Elle a une figure d’ange – dit le docteur de Cornières, à la supérieure, Mère Marie de Gonzague –, son visage n’est point altéré, malgré ses grandes souffrances. Je n’ai jamais vu cela. Avec son état d’amaigrissement général, c’est surnaturel [109] ». En effet, le psychisme est laminé par des douleurs effroyables [110], qu’aucune prise de morphine ne viendra jamais tempérer. Or, l’esprit baigne dans la ténèbre lumineuse d’une foi confiante, qui se refuse à toute consolation par pur amour obéissant d’où tout masochisme est exclu [111]. Le décalage observé avec finesse par le médecin chez celle qui n’a « jamais l’air fatiguée de souffrir [112] » signale donc combien l’amour resserre le lien entre l’âme et le corps, et apporte à celui-ci comme un surcroît de vitalité.

Voilà pourquoi le corps attaché à l’âme par amour conserve quelque chose d’une beauté qui, tout en ne relevant pas de la plastique, n’en demeure pas moins incarnée. Le même vocable grâce ne dit-il pas autant le don divin que le charme ? Voici ce que le théologien René Laurentin écrit de Mère Yvonne-Aimée de Malestroit, cette exceptionnelle servante de Dieu parvenue au terme d’une vie toute donnée aux autres dans une joie paisible : « Reflétait-elle aussi la beauté de Dieu ? Oui, une beauté austère, car Yvonne avait été dépouillée de sa beauté d’adolescente par la maladie qui gonflait et empâtait son corps. Il restait la beauté de la parole, du regard, des attitudes ; et je ne sais quelle légèreté survivait à son obésité, qui n’était point adipeuse mais aqueuse. Jusqu’à la fin de sa vie, Yvonne restait capable d’esquisser, sans pesanteur, un pas de danse [113] ».

3) Solution des objections

À la première difficulté, je réponds que l’interprétation de l’unité âme-corps à partir de l’amour élargit clairement le sens de ce dernier. L’amour exprime le plus souvent l’union entre deux êtres non seulement distincts mais séparés. Ici, nous proposons de l’étendre à l’intelligence de deux co-principes constituant un seul être. Mais cette extension ne fait-elle pas exploser le sens même du vocable, ne le rend-elle pas équivoque ? Il ne suffit pas d’observer que l’œuvre propre de l’amour est l’unité et que l’unum se dit de l’unitas et de l’unio pour conclure qu’il existerait deux formes différentes d’amour. Encore faut-il, pour dépasser cette considération seulement formelle, que celui-ci joue un rôle au sein même de la constitution de l’être avant de l’unir aux autres êtres avec qui il entre en relation. Repartons de la définition de l’amour comme communication. Celui-ci se structure à partir du dipôle donation-réception. Or, toute unité interne se structure à partir d’un donner et d’un recevoir. Demeurons-en aux trois couples catégoriels décisifs de la métaphysique thomasienne, les deux premiers étant hérités d’Aristote : l’acte est reçu par la puissance à qui elle communique sa détermination ; l’accident qui ouvre et achève la substance est reçu par celle-ci qui, en retour, lui communique la perfection de sujet ; enfin, l’existence donne à l’essence la perfection d’être posée dans l’être et, en retour, en reçoit la spécification [114]. Donc, il est possible de réinterpréter toute unité à partir de l’amour, en place d’interpréter l’amour à partir de l’unité [115]. Au lieu de faire de l’un la réalité ultime, une métaphysique de l’être comme amour en fait la réalité pénultième. Dit concrètement, cette philosophie première demande : pourquoi l’acte s’unit-il à la puissance, la substance à l’accident et l’essence à l’existence ? Loin d’être un jeu de langage, une telle métaphysique place l’amour au centre et se refuse à en faire un appendice, voire un concept seulement anthropologique.

À la deuxième difficulté, je réponds que, interprétée à partir de la distinction métaphysique de l’acte et de la puissance, l’autocommunication de l’âme au corps est unidirectionnelle : toute action suppose une actualité qui est transmise ; la potentialité, en revanche, n’est que profondeur d’attente et de réception [116]. Mais, relue à partir de la distinction ontophanique du fond et de la manifestation, l’autocommunication de l’âme au corps, tout en demeurant asymétrique, s’accompagne d’un certain retour, d’une rétroaction du corps sur la profondeur de l’âme. Pascal constatait ainsi que celui qui se met à genoux se dispose à prier.

À la troisième difficulté il a été répondu chemin faisant, à propos de l’articulation nouvelle des plans substantiel et accidentel, ici opératif.

À la quatrième difficulté, je peux répondre que l’autocommunication de l’âme au corps relève de l’amour naturel ; or, les trois formes d’amour qui sont ici distinguées relèvent de l’amour élicite. Je peux aussi ajouter que cet amour naturel ressemble plus à l’agapè qu’à l’éros ou à la philia. En effet, la charité est autocommunication, don de soi (cf. Jn 15,13 ; 1 Jn 3,16 ; etc.). Plus encore, en communiquant non pas quelque bien mais son être même qui est la vie, l’âme participe, au plan de l’amour entitatif, à la dynamique la plus radicale de l’amour-don.

À la cinquième difficulté, je réponds qu’il existe une similitude entre l’amour de l’âme pour le corps et l’amour d’amitié puisque l’âme cherche le bien du corps en lui communiquant la vie. En revanche, en tant que la puissance de la matière est appétit [117], le corps aspire à être uni à l’âme ; de fait, il possède ce que saint Thomas appelle une « unibilitas », une capacité et, plus encore, une inclination à être unie [118] ; en ce sens, le corps présente, là encore, par similitude, un amour de concupiscence pour l’âme.

À la sixième et à la septième difficultés, je réponds, comme pour la quatrième, que l’unité d’amour entre corps et âme relève de l’amour entitatif et naturel, non de l’amour opératif et élicite qui se réfracte dans sa double condition libre et cognitive. Pour autant, nous avons noté les connexions existant entre les deux amours. Synthétisons-les. La première relation est de rétroaction : l’amour surtout surnaturalisé rétroagit sur l’attachement de l’âme au corps et, en toute hypothèse, l’intensifie. La deuxième relation est de répétition (au sens kierkegaardien) : par surabondance et gratitude, l’acte élicite d’amour répond à l’appel venu de l’acte originaire d’amour qui lui-même s’intériorise dans l’autocommunication vitale de l’âme au corps. La troisième relation est d’harmonie : l’agapè pour le sur-centre divin s’étend, par ondes successives, à l’amour ontologique centré de l’âme pour le corps et à l’amour gratuit qui décentre extatiquement la personne vers autrui.

À la huitième difficulté, je réponds que, chez l’homme seul, Dieu est le surcentre non seulement selon son action créatrice, mais selon qu’il est connu et aimé. Toutefois, la loi d’autocommunication intensive de l’âme au corps se vérifie au maximum, et donc l’union amative de l’âme pour le corps atteint son achèvement, chez l’homme. Mais qui dit maximum dit gradation, donc analogie. De fait, toute union vitale de l’âme au corps et, plus généralement, toute donation d’un acte à la puissance peut analogiquement être relue à partir de l’amour comme une expression échelonnée de celui-ci. S. Thomas lui-même distingue des formes variées de communication du bien [119] ou graduées d’amour [120]. Bien évidemment, l’amour de l’âme pour le corps relève de l’amour naturel. Faisant de la relation homme-femme l’analogatum princeps de l’amour nuptial [121], Angelo Scola n’hésite pas, lui aussi, à l’étendre analogiquement jusqu’en Dieu, sans toutefois englober le cosmos :

 

« L’expression ‘mystère nuptial’ désigne, d’un côté, l’unité organique de différence sexuelle, amour (relation objective à l’autre) et fécondité, de l’autre, fait aussi objectivement référence, en raison du principe de l’analogie, aux diverses formes de l’amour qui caractérisent soit [la relation] homme-femme, en tous ses aspects (paternité, maternité, fraternité, sororité, etc.), soit la relation de Dieu avec l’homme dans le sacrement, dans l’Église, en Jésus-Christ, pour atteindre jusqu’à la Trinité elle-même [122] ».

 

De même que la Révélation chrétienne a provoqué la théologie à distinguer la pluralité catégoriale de la pluralité transcendantale et la relatio catégoriale de la relatio transcendantale – ou plutôt à élargir analogiquement l’usage des concepts de pluralité et de relation –, de même invite-t-elle à transférer l’amour du seul registre catégorial au registre transcendantal.

4) Conclusion

Cette intervention s’est proposée de montrer que l’amour peut se prédiquer de la relation entre l’âme et le corps de l’homme en un sens non pas seulement figuré mais propre. Un ensemble de huit apories ont en creux dessiné un cahier des charges : montrer le gain apporté par la réinterprétation amative. La détermination a tenté de relever le défi : loin de se payer au prix fort que serait l’effacement des catégories métaphysiques traditionnelles, la relecture en clé d’amour les enrichit. Autrement dit, nous avons opté pour une perspective intégrative contre une perspective exclusive [123]. Pour cela, il a été nécessaire d’élaborer une conception de l’amour comme autocommunication et réarticuler, selon la dynamique ternaire du don, non seulement l’amour entitatif (de l’âme se communiquant vitalement au corps qui la reçoit et l’attend) et l’amour opératif (surtout l’agapè), mais, en amont, l’amour originaire de Dieu qui, tout en demeurant transcendant et extérieur, s’immanentise en devenant le surcentre de l’âme. Différentes hypothèses heuristiques ont été formulées chemin faisant ; elles demandent d’être approfondies, voire d’être validées (ou non). Enfin, la réponse aux objections a notamment invité à étendre l’amour non seulement aux êtres non raisonnables, mais aux co-principes internes constituant toute créature, donc à dilater et transfigurer l’amour en passio entis.

Revenons sur une résistance qui ne fut qu’effleurée dans l’introduction, mais dont on ne doit pas minimiser le poids : la stérilité ou la vanité de notre proposition. Maintes conséquences et applications pourraient manifester l’intérêt de cette nouvelle approche. Nous en avons déjà évoqué tel ou tel : par exemple, la possible réinterprétation de la crux des philosophies de l’âme humaine qu’est la tension entre l’âme comme acte du corps et son incorruptibilité. Nous nous limiterons à évoquer deux autres prolongements. D’abord, la compréhension de l’unité humaine de l’âme et du corps à partir de l’amour éclaire sous un jour inédit la question aujourd’hui âprement débattue de la différence entre l’homme et l’animal : au lieu de la considérer par en bas – ce qui est aussi nécessaire que légitime [124] –, elle permet de la comprendre en quelque sorte par en haut. Ensuite, cette relecture amative autorise une compréhension anthropologique en profondeur de l’une des questions les plus délicates de la bioéthique, celle de la licéité de la contraception. L’une des très rares études consacrées à la relation sponsale existant entre le corps et l’âme montre que le respect ou l’irrespect des rythmes naturels de la fécondité féminine en modifie le lien intime [125].

Concluons avec Gabriel Marcel ou plutôt l’un de ses interprètes les plus autorisés, le penseur belge Roger Troisfontaines. Ce dernier constate à la suite du philosophe français qu’« il y a un mystère de l’union du corps et de l’âme » chez l’homme. De fait, toutes les expressions sont « invariablement inadéquates » : je suis mon corps ou j’ai un corps, etc. Chaque formule, prise unilatéralement, « traduit moins qu’elle ne trahit une certaine unité fondamentale, indivisible, extérieure à toute analyse ». Roger Troisfontaines ajoute toutefois : « cette unité est moins donnée que donnante [126] ». Et, dans un drame de Marcel, où le thème du mystère apparaît pour la première fois, l’un des protagonistes affirme : « Peut-être est-ce le mystère seul qui réunit [127] ». Ce lien mystérieux « qui réunit » âme et corps, « cette unité » à la fois « donnée » et « donnante », n’est-elle pas l’alliance amative, sponsale – qui suit la rythmique du don : « Si, par mon corps, je suis donné à moi-même, je ne puis devenir véritablement moi-même qu’en me donnant dans mon corps [128] ».

 

Pascal Ide

[1] Charles Péguy, Le porche du mystère de la deuxième vertu, dans Œuvres poétiques complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1957, p. 527-670, ici p. 580. Tout le passage traite de l’unité du corps et de l’âme, de manière à la fois imagée et complexe (cf. p. 579 s).

[2] Jean Mouroux, Sens chrétien de l’homme, coll. « Théologie » n° 6, Paris, Aubier, 1945, p. 56. C’est moi qui souligne.

[3] Sur le nombre de ces catéchèses (129 ? 134 ?) et, plus généralement, l’édition de ces catéchèses, cf. Pascal Ide, « La théologie du corps de Jean Paul II. Un enjeu philosophico-théologique inaperçu », Revue Théologique des Bernardins, 3 (2011), p. 89-103, 1ère partie.

[4] L’expression apparaît pour la première fois, au début de la treizième catéchèse, le 2 janvier 1980, n. 1 (Jean Paul II, À l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Le Cerf, 1981, p. 148).

[5] Cf. Pascal Ide, « Don et théologie du corps dans les catéchèses de Jean Paul II sur l’amour dans le plan divin », in Jean Paul II face à la question de l’homme, Actes du 6e Colloque International de la Fondation Guilé, octobre 2003, Yves Semen (éd.), Zurich, Guilé Foundation Press, 2004, p. 159-209.

[6] Sur la réception (ou plutôt l’absence de réception) de la théologie du corps en France, cf. Pascal Ide, « La théologie du corps de Jean Paul II », 2e partie.

[7] « Substantia autem spiritualis dividitur per unibile et non unibile » (De spiritualibus creaturis, a. 8, arg. 10). On trouve six occurrences du substantif « unibilitas », toutes dans le Scriptum, et seulement une pour « conjungibilitas », dans le même commentaire (Super Sent., L. III, d. 2, q. 2, a. 1, qc. 1, ad 1um).

[8] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie [désormais cité ST], Ia-IIæ, q. 28, a. 1.

[9] Cf. ST, IIa-IIæ, q. 26, a. 4 : « unitas potior est quam unio ».

[10] Cf. ST, Ia-IIæ, q. 27, a. 3.

[11] Cf. ST, Ia, q. 87, a. 1. Sur cette question discutée d’une totale réflexivité de l’âme, cf. Joseph de Finance, Cogito cartésien et réflexion thomiste, coll. « Archives de philosophie » n° 16/2, Paris, Beauchesne, 1946 ; Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après St. Thomas », Mélanges thomistes, coll. « Bibliothèque thomiste » n° 3, Kain, Le Saulchoir, 1923, p. 219-236 ; François-Xavier Putallaz, Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, coll. « Études de philosophie médiévale » n° LXVI, Paris, Vrin, 1991 ; Id., La connaissance de soi au XIIIe siècle. De Matthieu d’Aquasparta à Thierry de Freiberg, coll. « Études de philosophie médiévale » n° LXVII, Paris, Vrin, 1991 ; Jacques Wébert, « Reflexio. Étude sur les opérations réflexives dans la psychologie de St. Thomas », Mélanges Mandonnet, coll. « Bibliothèque thomiste » n° 13, Paris, Vrin, 1930, p. 285-325.

[12] Audience générale du 13 février 1980, n. 2. C’est moi qui souligne (Jean Paul II, À l’image de Dieu homme et femme, p. 148-149). Dans le courant du texte, nous ferons quelques références à ces catéchèses. Si les points d’accroche existent et sont précieux, il faut toutefois reconnaître qu’ils sont peu nombreux – ne serait-ce que parce que les occurrences du terme « âme » (« anima », le texte de référence étant l’italien) sont rares : au nombre de 38 ou 40 en tout, selon la manière de compter, dont certaines au sens figuré (Audience générale du 16 avril 1980, n. 3) et d’autres décrivant la position d’un autre penseur comme Jung (Audience générale du 12 mars 1980, n. 1) ou Platon (Audience générale du 26 mars 1980, n. 4) ou d’un courant de pensée comme le manichéisme (Audience générale du 15 octobre 1980, n. 5). À noter aussi que certaines références sont très regroupées et donc répétitives (6 pour la seule catéchèse du 2 décembre 1981 ou 3 pour celle du 10 février 1982). Les occurrences véritablement « utiles » sont donc en nombre très réduit (une vingtaine), mais sont toujours signifiantes, ainsi que nous en verrons quelques exemples.

[13] Cf., notamment, Gabriel Marcel, « Existence et objectivité », Journal métaphysique, coll. « Bibliothèque des idées », Paris, Gallimard, 1927, p. 265 et 273.

[14] Cette dualité ou cette ambivalence se retrouve dans l’étymologie du mot « corps ». La racine sanscrite signifie « goûter », donc renvoie au monde du beau, du bon, des valeurs intimes, et la racine indo-européenne « faire », « fabriquer », donc renvoie au monde des choses. Donc vous voyez déjà au niveau étymologique, il y a du corps.

[15] De manière similaire, la psychanalyste freudienne et plus encore lacanienne qui, en cohérence avec son postulat matérialiste et scientiste, s’inscrit en faux contre la distinction de l’âme et du corps, introduit un nouveau dualisme entre le corps (insignifiant) et le langage (seul porteur et même créateur du sens), qui redouble le dipôle inconciliable du réel et du symbolique – l’imaginaire n’étant pas par lui-même porteur de sens libérant.

[16] Tout en adhérant à l’approche phénoménologique (mais dans la lignée de la « phénoménologie réaliste » développée par Edith Stein, Max Scheler, Roman Imgarden, Dietrich von Hildebrand), Jean-Paul II unit sans vergogne les catégories de la métaphysique et celles de la phénoménologie. Par exemple : « ce ‘corps’ révèle l’‘âme vivante’ [questo ‘corpo’ rivela l’‘anima vivente’] » (Audience générale du 9 janvier 1980, n. 4 : Jean Paul II, À l’image de Dieu homme et femme, p. 118) ; « Ces paroles embrassent son ‘je’ entier, âme et corps [il suo intero ‘io’, anima e corpo] » (Catéchèse 110, non datée, n. 2 et Audience générale du 30 mai 1984, n. 3 : Jean Paul II, L’amour humain dans le plan divin. De la Bible à Humanæ Vitæ, Paris, Le Cerf, 1985, p. 21).

[17] Un exemple, fondé sur les analyses de Paul Ricœur relatives à l’identité narrative et appliqué à la médecine, est fourni par Jérôme Dargent, Le corps obèse. Obésité, science et culture, Paris, Champ Vallon, 2005.

[18] Cette distinction de l’amour-attrait et de l’amour-don se rapproche du binôme de l’amour « extatique » et de l’amour « physique », élaboré par Pierre Rousselot (Pour l’histoire du problème de l’amour au Moyen-Age, Münster, Aschendorff, 1908, 2e éd., coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1933 ; cf. le résumé par Otto Hermann Pesch, art. « Amour », trad. Henri Rochais, Nouveau dictionnaire de théologie, sous la dir. de Peter Eicher, adapt. française Bernard Lauret, Paris, Le Cerf, 1996, p. 11-21, ici p. 15). Sur la pertinence historique (non pas doctrinale) de cette distinction, cf. les critiques autorisées d’Étienne Gilson (L’esprit de la philosophie médiévale, coll. « Études de philosophie médiévale » n° xxxiii, Paris, Vrin, 1932, chap. 14 : « L’amour et son objet », surtout p. 278 s et La théologie mystique de saint Bernard, coll. « Études de philosophie médiévale » n° xx, Paris, Vrin, 1934) et de Louis-Bertrand Geiger (Le Problème de l’amour chez S. Thomas d’Aquin, coll. « Conférences Albert-Le-Grand », Montréal, Institut d’études médiévales, Paris, Vrin, 1952) ; pour le cas singulier de Bonaventure, mais aussi d’autres auteurs médiévaux, cf. la mise au point nuancée, proposant une typologie non plus bi-, mais quadripartite, cf. Zoltán Alszeghy, Grundformen der Liebe. Die Theorie der Gottesliebe bei dem Hl. Bonaventura, coll. « Analecta Gregoriana » n° XXXVIII ; series Facultatis Theologicae. Sectio B, n. 16, Roma, Gregoriana, 1946.

[19] Deux théologiens qui sont aussi des philosophes illustrent avec une rigueur et une vigueur remarquable ces deux conceptions de l’amour : saint Thomas du côté de l’amour comme bonum velle et Balthasar du côté de la Selbstverschenkung (ce point est détaillé dans Pascal Ide, Une théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Donner raison », Bruxelles, Lessius, 2012, chap. 3 : C ; Id., Une théo-logique du don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 256, Leuven, Peeters, 2013, 2e partie, chap. 3 : E).

[20] Cf. Romano Guardini, La polarité. Essai d’une philosophie du vivant concret, trad. Jean Greisch et Françoise Todorovitch, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 2010.

[21] Ainsi qu’on le sait, cette définition est reprise à Aristote, Rhétorique, B, 3, 1380 b 35-37.

[22] « L’immensité de l’amour divin » se révèle en ce que, « en donnant la vie éternelle, il se donne lui-même [dando vitam aeternam, dat seipsum] […]. Se donner soi-même est le signe du [plus] grand amour [dare autem seipsum, magni amoris est indicium] » (Super Ioannem, ch. 3, l. 3, n. 480).

[23] « Dans l’amour d’amitié, l’affection sort absolument d’elle-même, car on veut du bien à son ami et on y travaille » (ST, Ia-IIæ, q. 28, a. 3).

[24] « Dans l’amour d’amitié, nous sortons de nous-mêmes pour aller vers ce qui est extérieur à nous [nosmetipsos trahimus ad ea quae sunt extra nos], puisqu’à l’égard de ceux que nous aimons d’amitié, nous nous comportons comme envers nous-mêmes, en nous communiquant d’une certaine manière nous-mêmes à eux [communicantes eis quodammodo nosmetipsos] » (Super Ioannem, ch. 15, l. 2, n. 2036).

[25] C’est ce que Thomas fait dans son article sur le Don comme nom propre du Saint-Esprit : « D’après le Philosophe, il y a don au sens propre quand il y a donation sans retour, c’est-à-dire quand on donne sans attendre de rétribution ; ‘don’ implique ainsi une donation gratuite. Or, la raison d’une donation gratuite est l’amour ; pourquoi donnons-nous gratuitement une chose à quelqu’un ? Parce que nous lui voulons du bien. Le premier don que nous lui accordons est donc l’amour, qui nous fait lui vouloir du bien. On voit donc ainsi que l’amour constitue le don premier, en vertu duquel sont donnés tous les dons gratuits » (ST, Ia, q. 38, a. 2, c.).

[26] Dans le commentaire de l’évangile de Nicodème, il fait du don de soi un « signe [indicium] », non l’essence de l’amour.

[27] Cf. Karol Wojtyla, Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Éd. du Dialogue et Stock, 1978, p. 63-91, ici p. 86.

[28] Ibid., p. 87.

[29] Ibid., p. 88. Je ne peux entrer dans le détail de l’analyse, que je proposerai dans une prochaine intervention à un colloque philosophique organisé par la communauté du Chemin Neuf le 10 décembre prochain à Tigery et dont les actes seront publiés au Cerf.

[30] Cf., notamment, Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan, coll. « La librairie du xxie siècle », Paris, Seuil, 2002.

[31] Jean-Paul II reprend à plusieurs reprises la doctrine philosophique de la constitution essentielle (au sens propre) de l’homme à partir de ces deux co-principes que sont le corps et l’âme, le corps uni à l’âme (par exemple audiences générales du 31 octobre 1979, n. 1, du 17 décembre 1980, n. 1, du 11 février 1981, n. 4, etc.).

[32] « L’âme est l’acte (entéléchie) premier d’un corps naturel ayant la vie en puissance » qu’il précise : « c’est-à-dire d’un corps organisé » (De l’âme, L. II, ch. 1, 412 a 26-28, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21972, p. 68).

[33] Cf. le développement détaillé d’Aristote en De l’âme, L. II, ch. 1 et 2. Pour une approche pédagogique, cf. Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, 2e partie, chap. 5.

[34] Selon l’Index de Bonitz, « énergéia est l’action par laquelle quelque chose accède de la possibilité à son essence pleine et entière, alors qu’entéléchéia signifie cette perfection » (cité par Jules Tricot, in Aristote, De la génération et de la corruption, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, 31971, note 4, p. 18 et 19).

[35] Cf. ST, Ia, q. 5, a. 1.

[36] De pot., q. 2, a. 1, resp. Sur la distinction de ces « deux éléments indissociables », mais « non réductibles l’un à l’autre », le « principe de communication par nature » et le « principe d’intensité », cf. le précieux commentaire d’Emmanuel Perrier, La fécondité en Dieu. La puissance notionnelle dans la Trinité selon saint Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque de la Revue thomiste », Paris, Parole et Silence, 2009, p. 90-93.

[37] Ce n’est pas un hasard si S. Thomas énonce ce principe dans le cadre d’un article tentant de rendre compte théologiquement de la génération intratrinitaire.

[38] Ce point est davantage développé dans Pascal Ide, « L’être comme amour. Premières propositions autour de l’acte et de la puissance », Blandine Lagrut et Étienne Vetö (éds.), La vérité dans ses éclats. Foi et raison, Colloque de la Communauté du Chemin Neuf, Paris, Parole et Silence, 2014, p. 297-323.

[39] « Le corps est de l’essence de l’homme en tant qu’il est parfait par l’âme [perfectum per animam] » (S. Thomas d’Aquin, Super Sent., L. IV, d. 49, q. 2, a. 2, ad 6um).

[40] On pourra aussi l’interpréter à partir des signes, c’est-à-dire de l’expressivité (cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », Colloque de l’Université de Fribourg [Suisse], 7-9 novembre 2007, L’humain et la personne, François-Xavier Putallaz et Bernard N. Schumacher (éd.), Paris, Le Cerf, 2009, p. 281-299).

[41] Sur ces trois propriétés essentielles, cf. Pascal Ide, Eh bien dites : don ! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997, p. 186-228.

[42] Cf. Francis Hallé, Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie, coll. « Science ouverte », Paris, Seuil, 1999, p. 105 s et p. 111 s ; Robert Dumas, Traité de l’arbre. Essai d’une philosophie occidentale, Paris, Actes Sud, 2002, chap. 5 ; Emmanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, coll. « Bibliothèque », Paris, Rivages, 2016.

[43] On objectera que la longévité de l’arbre – qui, pour les plus vigoureux comme le séquoia, peut atteindre jusqu’à cinq mille ans – le distancie considérablement des animaux les plus pérennes et plaide en faveur d’une plus grande stabilité. Mais c’est confondre le temps et la durée, le temps calendaire ou quantitatif et la durée qualitative ou intensive. Or, quand on monte dans les degrés d’être, depuis l’inanimé jusqu’à l’ange (voire, en honorant sa radicale altérité, jusqu’à l’éternité divine), l’échelle de temps se raccourcit tout en devenant le théâtre d’événements toujours plus novateurs.

[44] Cf. Jean Claude Ameisen, La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil, 1999.

[45] Ce thème est cher au philosophe Claude Bruaire. Il est aussi très présent, dans une perspective théologique et donc à partir de présupposés différents, dans la cosmologie du christianisme oriental.

[46] Révélateur est l’aveu du maître de saint Thomas : « A considérer l’âme selon ce qu’elle est, nous sommes d’accord avec Platon ; par contre, à la considérer selon la forme d’animation vitale qu’elle communique au corps, nous sommes d’accord avec Aristote » (Albertus Magnus, Summa Theologica, II, tr. 12, q. 69, memb. II, a. 2, Paris, tome 33, p. 16).

[47] Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012, chap. 8.

[48] Cette sacramentalité du corps (signum et causa) est longuement développée par Jean-Paul II dans ses catéchèses. Cette notion apparaît pour la première fois le mercredi 20 février 1980, n. 4.

[49] Cf. Pascal Ide, Le zygote est-il une personne humaine ?, coll. « Questions disputées : Saint Thomas et les thomistes », Paris, Téqui, 2004.

[50] S. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, L. II, ch. 57.

[51] Un signe en est que l’homme est, de tous les animaux, le plus asymétrique. Sur la complexité propre au corps humain, cf. Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, P. II, ch. 4 : 1.

[52] Cette admiration vis-à-vis de l’harmonie du corps humain, très traditionnelle, se retrouve chez Cicéron et est repris par René de Chateaubriand dans une longue citation du Génie du christianisme (1ère partie, L. V, ch. 13, Maurice Regard [éd.], coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1978, p. 593-59 : « L’homme physique »).

[53] « Le corps auquel est unie l’âme intellective est un corps mixte et, parmi tous les autres, celui qui a reçu la composition la plus équilibrée [æqualitatem complexionis] » (ST, Ia, q. 76, a. 5). S. Thomas argumente à partir de la connaissance. Pour notre problématique, il serait heureux de raisonner à partir de la capacité à aimer : notamment la communion d’amour face-à-face et le don de la vie d’un petit d’homme requièrent une anatomie et une physiologie adaptées extraordinairement complexes et harmonieuses où le plus sublime se joint au plus infime.

[54] Ainsi que l’affirmait Lucien Cuénot, au début du monumental Traité de Zoologie dirigé par un autre grand zoologue, Pierre-Paul Grassé, « l’anatomie et l’histologie comparées suggèrent une hiérarchie des organisations qui, tout en étant parfaitement équivalentes au point de vue du maintien de la vie, sont d’une complexité de plus en plus grande ; ainsi une échelle évidente commençant aux protozoaires (et même si l’on veut aux ultra-virus), se continue par les spongiaires, puis par les polypes à cavité cœlentérique et enfin par les animaux pourvus d’un tube digestif distinct des cavités du corps ; il n’y a pas un Traité de Zoologie qui ne suive cet ordre » (« Phylogénèse du règne animal », Traité de zoologie. Anatomie, systématique, biologie, 44 volumes, tome 1. Phylogénie. Protozoaires : généralités, flagellés, Pierre-Paul Grassé [éd.], Paris, Masson, 1952, p. 18).

[55] Maurice Blondel, L’Action. I. Le problème des causes secondes et le pur agir, Paris, Alcan, 1936. Nouvelle édition : Paris, P.U.F., 1949, p. 223.

[56] D’un mot, disons que, loin d’être une involution symétrique ou une implosion par épuisement des forces expansives ou une victoire des puissances contractives (le trou noir), le retrait est aussi destiné à manifester le surcroît de la source (ce qui ne se donne pas à voir atteste l’excès de l’origine) et doit donc être interprété en termes d’amour débordant. Voilà pourquoi nous traiterons ici seulement de la communication, que l’enveloppement répète de manière imprévisible. Cette distinction est déployée en détail dans une perspective phénoménologique (au sens non husserlien mais hégélien ou, mieux blondélien, donc métaphysique) avec brio dans l’unique ouvrage que Hans Urs von Balthasar ait dédié à la seule philosophie : Phénoménologie de la vérité. La vérité du monde, trad. Robert Givord, coll. « Bibliothèque des Archives de Philosophie », Paris, Beauchesne, 1952 (autre trad. : La Théologique. I. La vérité du monde, trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 11, Namur, Culture et Vérité, 1994). Une lecture systématique en est donnée dans Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, chap. 1.

[57] Plus encore que dans sa Phénoménologie de la vérité, Balthasar le montre, avec endurance et progression, quarante ans plus tard dans Épilogue (trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 20, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997, 2e partie).

[58] Pour une tentative – à mon sens réussie, même si elle demeure ébauchée – d’articuler les perspectives thomasienne et augustinienne, cf. Gustav Siewerth, L’homme et son corps, trad. Robert Givord, Paris, Plon, 1957.

[59] « L’âme […] est tout entière dans une partie quelconque du corps, sous le rapport de la totalité d’essence et de perfection ; mais non pas selon la totalité de sa vertu » (ST, Ia, q. 76, a. 8).

[60] Cf., à ce sujet, le remarquable opuscule à l’authenticité indiscutée De motu cordis (1273).

[61] Cf. Pascal Ide, « Le cœur et le cerveau. Réflexions sur une distinction somatiquement signifiante en vue d’approfondir la symbolique du cœur », Coll. sous la direction de Jean-Louis Bruguès et Bernard Peyrous, Pour une civilisation du Cœur. Actes du congrès de Paray-le-Monial, 13-15 octobre 1999, Paris, L’Emmanuel, 2000, p. 63-94.

[62] Cf. Adrienne von Speyr, L’amour, trad. Isabelle de Laforcade et Isabelle Isebaert, Bruxelles, Culture et Vérité, 1996, dernier chapitre : « L’amour comme chant [Die Liebe als Gesang] ». Cf. l’analyse dans Pascal Ide, « ‘Velut magnum carmen ineffabilis modulatoris’. Bellezza, splendore dell’amore », « Attirami dietro a te » (Ct 1,4). La bellezza luce della verità, Roma, Pontificio Istituto di Spiritualità del Teresianum, Ed. OCD, 2012, p. 71-127 : 2.c.4’ : « L’amore come ritmo », p. 115-125.

[63] Ce point a été développé, d’un point de vue philosophique et dans le cadre d’une esthétique métaphysique, au terme de notre étude « La triple apparition de la beauté », Colloque, Angers, 7 octobre 2010, à paraître.

[64] On la retrouve chez S. Thomas lui-même, dans deux articles très originaux où il parle d’une émanation ou d’une fluence des puissances hors de l’âme et des puissances les unes des autres (cf. ST, Ia, q. 77, a. 6 et 7). Cette explication « émanatiste » favorise une visualisation verticale qui est explicitée par Jacques Maritain dans les schémas qui constellent ses œuvres (par exemple Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, coll. « L’ordinaire », Paris, DDB, 81963, p. 79, 108-111, etc., ou L’intuition créatrice, Paris, DDB, 1966, p. 100, 305, 306, etc.).

[65] On la rencontre chez deux penseurs qui ont su croiser la Naturphilosophie avec une cosmologie plus aristotélicienne : Franz von Baader (cf. Eugen Susini, Franz von Baader et le romantisme mystique. 2. La philosophie de Franz von Baader, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1942) et Hans André (cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015).

[66] Cf. Pascal Ide, « La philosophie de la nature de Charles de Koninck », Colloque Charles de Koninck, Université Laval, 29-31 janvier 2010, Conférence d’ouverture, vendredi 29 janvier 2010, Laval théologique et philosophique, 66 (2010) n° 3, p. 459-601 : 1.c.

[67] Pour le détail, je renvoie à Pascal Ide, « La personnalité de l’embryon humain. Status questionis et dé­termination », Coll., L’embryon est-il une personne ?, Michel Bastit, Michel Mazoyer et Paul Mirault (éd.), coll. « Cahiers de Philosophie réaliste. Disputatio » n° 3, Paris, François-Xavier de Guibert, Lethielleux, 2011, p. 121-176, ici p. 157-165.

[68] Nicole Le Douarin, Des chimères, des clones et des gènes, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 15.

[69] Cf. l’article princeps de Hans Spemann qui lui valut le Prix Nobel 11 ans plus tard : « Über die Determination der ersten Organanlagen des Amphibienembryonem », Wilhelms Roux’ Archiv für Entwicklungmechanik der Organismen, 43 (1918), p. 448-555.

[70] Pieter D. Nieuwkoop, « The Formation of the Mesoderm in Urodelean Amphibians. Induction by the Endoderm », Wilhelms Roux’ Archiv für Entwicklungmechanik der Organismen, 162 (1969), p. 341-373.

[71] Nicole Le Douarin, Des chimères, des clones et des gènes, p. 159. Sur le détail, cf. les développements de la Partie 2, chap. 1 et 2.

[72] Cf. Pascal Ide, Le corps à cœur, L. II, ch. 6.

[73] Cette constitution, de plus, suit un processus d’emboîtement, en pou­pées russes, que la théorie fractale tente de modéliser.

[74] David Servan-Schreiber, Guérir. Diverses méthodes pour lutter contre le stress, l’anxiété, la dépression, sans médicament ni psychanalyse, coll. « Pocket », Paris, Robert Laffont, 2003, p. 62-64.

[75] Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir, chap. 4.

[76] Nous n’ignorons pas combien le statut scientifique de la morphopsychologie est aujourd’hui discuté, au point que certains y voient une pseudo-science (cf., par exemple, Alain Cuniot, Incroyable… mais faux !, coll. « Zététique », L’Horizon Chimérique, 1989). Toutefois, si les explications avancées sont discutables, les faits et les résultats semblent avérés. Nous n’ignorons pas non plus combien la physiognomonie de Johann Kaspar Lavater ou la phrénologie de Johann-Caspar Spurzheim ont tenté d’établir des corrélations entre la forme de la tête et des prédispositions voire des comportements moraux, conduisant au « délit de sale gueule », compris au sens propre. Hegel résumait sa critique en un mot : « L’esprit n’est pas un os ». Mais les conclusions de la morphopsychologie en demeurent à la psychologie et ne débordent pas en direction de l’éthique.

[77] Je ne considère ici que la globalité et non les structures et traits spécifiques comme le langage articulé dont l’une des sources est la structure du palais ou la présence du muscle risorius spécialisé dans le sourire.

[78] Par exemple : « L’expression spirituelle se concentre surtout dans le visage » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III. Philosophie de l’esprit, Add. § 411, trad. Bernard Bourgeois, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1988, p. 515). Pour ne pas citer Levinas dont on sait qu’il transforme le descriptif du visage – d’ailleurs toujours vague, dénué de détail – en direction du prescriptif. Par exemple : « Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : “Tu ne commettras pas de meurtre” » (Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, Livre de Poche, p. 217).

[79] Louis Corman, Nouveau manuel de morphopsychologie, Paris, Stock, 1977 ; Visages et caractères, Paris, p.u.f., 1985.

[80] Cf. Dominique Megglé, Douze conférences sur l’hypnose. La thérapie brève et les sangliers, coll. « Le Germe », Bruxelles, Satas, 2011.

[81] Cette évolution permanente se traduit d’ailleurs par ce que l’on appelle parfois une seconde conversion, qui eut lieu en 1908, donc huit ans avant sa mort – ce que l’évolution des derniers portraits aussi atteste.

[82] Le terme « séraphin » évoque en effet la charité, ou plutôt « l’excès de la charité (cf. ST, Ia, q. 108, a. 5, ad 5um. Cf. Pseudo-Denys, Des hiérarchies célestes, ch. 7, § 1, PG 3, 205.

[83] Legenda major, ch. 13, n. 3, Saint François d’Assise, Documents. Écrits et premières biographies, Théophile Desbonnets et Damien Vorreux (éd.), Paris, Éd. Franciscaines, 21968, p. 682. L’explication est assez importante pour être reportée dans la Legenda minor, ch. 7, n. 2, p. 731.

[84] Cf. l’exposé remarquablement « empathique » que Hans Urs von Balthasar a donné de la théologien bonaventurienne et qui montre le caractère central de ce dipôle : La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. II. Styles. 1. D’Irénée à Dante, trad. Robert Givord et Hélène Bourboulon, coll. « Théologie » n° 74, Paris, Aubier, 1968, Paris, DDB, 1986, Paris, DDB-Le Cerf, 1993, p. 237-323.

[85] Ibid., n. 5, p. 684. La phrase se retrouve à l’identique dans la Legenda minor, ch. 6, n. 4, p. 733.

[86] Legenda minor, ch. 6, n. 2, p. 732.

[87] S. Jean de la Croix, Le Cantique spirituel, Strophe huitième. Explication, trad. Grégoire de Saint Joseph, Paris, Seuil, 1947, p. 726 : Cantique spirituel B, Strophe 8, n. 3, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990, p. 1254.

[88] Ibid.

[89] Averroès poursuit, toujours cité par Cajetan : « la raison en est que de l’intelligence et de l’objet connu ne résulte pas une troisième chose, alors qu’il résulte une troisième chose (un troisième terme) de la matière et de la forme ». Car ajoute Cajetan, « en assignant pour la raison d’une unité supérieure l’exclusion du troisième terme, Averroès enseigne ouvertement [aperte] que l’unité de la connaissance consiste en ceci que l’un est l’autre » (In Iam, q. 14, a. 1). La matière n’est et ne deviendra jamais la forme ; alors que le connaissant est vraiment le connu soit en puissance soit en acte, en devenant l’objet connu.

[90] « interior intimo meo et superior summo meo » (Confessions, III, vi, 11).

[91] Cf., par exemple, Jn 14,23. Nous renvoyons aux études sur la thématique de l’inhabitation trinitaire (cf., par exemple, Javier Prades, « Deus specialiter est in Sanctis per gratiam ». El misterio de la inhabitación de la Trinidad, en los escritos de Santo Tomás, coll. « Analecta Gregoriana » n° 261, Rome, Pontificia Università Gregoriana, 1993 ; Guillermo A. Juárez, Dios Trinidad en todas las creaturas y en los santos. Estudio histórico-sistemático de la doctrina del Comentario a las Sentencias de Santo Tomás de Aquino sobre la omnipresencia y la inhabitación, Córdoba [Argentina], Ediciones del Copista, 2008).

[92] Nous privilégions à nouveau la symbolique circulaire qui consonne mieux avec la structure ontophanique, mais elle n’est pas exclusive de la symbolique linéaire et verticale qui identifiera alors Dieu au sommet immanent de l’âme. On la trouve par exemple chez Romano Guardini qui, se fondant sur l’homme imago Dei, écrit : « Parce que Dieu est caché, c’est le vrai moi de l’homme qui se trouve également caché. La même frontière qui s’oppose à la connaissance de Dieu s’oppose à la connaissance du moi. Car si la cime de l’être humain est située en Dieu, le voile qui couvre Dieu couvre aussi la nature humaine » (Pascal ou le drame de la conscience chrétienne, trad. Henri Engelmann et Robert Givord, Paris, Seuil, 1951, p. 122).

[93] La carmélite philosophe emprunte ce concept-symbole d’abord au philosophe allemand Pfändler ; on ne peut nier l’influence de saint Jean de la Croix (cf. par exemple Édith Stein, La science de la Croix. Passion d’amour de Saint Jean de la Croix, trad. Étienne de Sainte Marie, Louvain, E. Nauwelaerts et Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1957, p. 170-186). Les textes les plus riches se trouvent dans Einführung in die Philosophie, in Edith Stein Gesamtausgabe [ESGA]. Tome 8, Ulrich Dobhan (éd.), Freiburg im Breisgau, Basel, Wien, Herder, Herder 2004, 2e partie : « Die Problem der Subjektivität ». L’approche du concept y est purement phénoménologique. Cf. aussi Potenz und Akt. Studien zu einer Philosophie des Seins, Hans Rainer Sepp (éd.), Werke [ESW], tome 18, Freiburg im Breisgau, Basel, Wien, Herder, 1998 ; Endliches und ewiges Sein. Versuch eines Aufstiegs zum Sinn des Seins, in ESW, 31986, chap. 7 qui parle plutôt de « centre de l’âme » ou de « cœur », mais dans le même sens. La bibliographie secondaire est pauvre (cf. Éric de Rus, Intériorité de la personne et éducation chez Edith Stein, coll. « La nuit surveillée, paris, Le Cerf, 2006, p. 91-124). L’on attend la thèse de Bénédicte Bouillot, qui portera sur ce sujet et que, à cette occasion, je remercie pour ces références.

[94] Kreuzeswissenschaft, in ESGA. tome 18. Kreuzeswissenschaft. Studie über Johannes vom Kreuz, 2003, p. 150.

[95] Potenz und Akt, p. 139. Voilà pourquoi « l’histoire des âmes […] est cachée profondément dans le cœur divin. Et ce que nous croyons comprendre parfois de ce qui leur est propre est toujours seulement un reflet de ce qui reste le secret de Dieu jusqu’au jour où tout sera révélé. L’espoir de cette clarté future fait ma grande joie » (Edith Stein, Lettre à sœur Maria Ernst, 16 mai 1941, Edith Stein Gesamtausgabe, tome 3, p. 487. À qui lui demandait pourquoi elle s’était convertie, la philosophe répondait : « secretum meum mihi ». Cf. le témoignage de sa marraine Hedwig Conrad-Martius, « Meine Freundin Edith Stein », in Waltraud Herbstrith, Edith Stein. Ein Lebensbild in Zegnissen und Selbst zeugnissen, Mainz, Matthias-Grünewald, 1993, p. 87).

[96] Sur le débat scolastique, cf. l’étude, à la fois historique et doctrinale, toujours remarquable d’Aimé Forest, La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, coll. « Études de philosophie médiévale » n° xi, Paris, Vrin, 1931, chap. 7 : « Distinction de l’essence et des puissances ». Cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une altérité corporelle significative », p. 295-298.

[97] Jean-Paul II mentionne à plusieurs reprises l’action directe de la grâce sur l’âme sans la médiation des facultés, dans des formules qui ne semblent pas métonymiques (par exemple : audiences générales du 10 février 1982, n. 3, du 6 octobre 1982, n. 4 ; catéchèse 97, n. 1).

[98] Cf. Jean-Paul II, Audiences générales du 30 janvier au 13 février 1980.

[99] Conscient de l’audace de sa formule, le pape introduit sa formule par un « quasi » qui la nuance sans l’annuler.

[100] Au moins trois développements pourraient être convoqués qui vont dans le même sens et dont il conviendrait de proposer une exégèse détaillée : audiences générales du 9 décembre 1981, n. 3, du 27 janvier 1982, n. 8 et du 4 juillet 1984, n. 2.

[101] Croire à la création, c’est « concevoir le monde comme un don. […] Créer, c’est aimer le premier, d’un amour qui ne dépend en rien de son objet, puisqu’il le suscite entièrement […]. Nous savoir créés, c’est nous savoir aimés d’un amour dont la gratuité dépasse autant la générosité des plus belles actions terrestres que l’infini dépasse le fini […]. En croyant à la création, nous osons affirmer que toutes choses reposent sur un cœur » (Robert Guelluy, La création, coll. « Le mystère chrétien », Paris, Desclée, 1963, p. 55 s ; cf. Pascal Ide, « La création, premier amour de Dieu », Foi et sciences. La création, supplément aux Cahiers du Renouveau, 1988). Sur le fondement biblique en Gn 1, cf. Jean Paul II, Audience générale du 2 janvier 1980, n. 3-4.

[102] Cf. Pascal Ide, Puissance de la gratitude. Vers la vraie joie, Paris, L’Emmanuel, 2017.

[103] Sur la dynamique ternaire du don (don reçu, don approprié ou intériorisé, don offert), cf. Pascal Ide, Eh bien dites : don ! op. cit. ; « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique. Sortir de l’école unique, n° 5 (été 1998), p. 29-48 ; « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 151-180 et 17/2 (2001), p. 129-163 ; Une théo-logique du don, p. 513-540.

[104] J’ai ébauché une interprétation du couple substance-accident à partir du dipôle de la donation et de la réception lui-même animé par un échange amatif, dans Pascal Ide, « Une métaphysique de l’être comme amour : relation ou substance ? », II Journées internationales Philosophie et culture. Fenomenologia i ontologia, avui: Esser, amor, do, Barcelone, Université Ramon Llull, Faculté de philosophie, 9 mars 2011, Comprendre. Revista catalana de filosofia, 13/2 (2011), p. 19-54.

[105] Le privilège accordé au couple ontophanique du centre et de la périphérie ne doit pas faire oublier que la configuration circulaire est doublée d’une configuration linéaire. Cette distinction emprunte à la géométrie ou à la symbolique féminin-masculin. Mais, de manière prochaine et propre, elle se fonde sur les deux organes qui paraissent posséder la plus haute ressource harmonisatrice du corps humain : le cœur et le cerveau – sans pour autant nier la médiation d’autres tissus ou systèmes unifiants comme les fascias ou le système immunologique. Si cette hypothèse se vérifiait, il faudrait envisager la configuration organique de manière ellipsoïdale et l’unité corporelle comme une harmonie d’harmonies plus élémentaires, hiérarchisées sous l’égide de la double harmonisation complémentaire des deux foyers dynamiques que sont cerveau et cœur.

[106] On se souvient que, dans deux articles originaux, sans parallèle réel dans son œuvre, Thomas fait sortir, « fluer », émaner les puissances à partir de l’essence de l’âme (cf. ST, Ia, q. 77, a. 6) et les puissances les unes des autres (Ibid., a. 7). On pourrait reprendre le concept inédit et suggestif de « musique des pulsions intuitives », élaboré par Jacques Maritain dans L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, DDB, 1966, p. 288-292. Cf. Pascal Ide, « La triple apparition de la beauté », § 4.b.

[107] Audience générale du 13 février 1980, n. 2.

[108] Sur le thème très classique du desiderium naturale sed inefficax videndi Deum, cf., outre les ouvrages désormais classiques d’Henri de Lubac, par exemple les articles du Dictionnaire de spiritualité (Paris, Beauchesne, tome 3, 1957) : François Taymans d’Eypernon, « Dieu (désir de) », col. 929-947 ; Albert Daughy, « Désir de la perfection », Dictionnaire de spiritualité, col. 592-604 ; Henri Martin, « Désirs », col. 606-623. Cf. aussi Georges Cottier, Le désir de Dieu. Sur les traces de saint Thomas, Saint-Maur, Parole et silence, 2002, notamment le chap. XI : « Désir naturel de voir Dieu ».

[109] Sainte Thérèse de Lisieux, Derniers entretiens, 24.9.3, Œuvres complètes, Paris, Le Cerf, 1992, p. 1135.

[110] Qu’on se rappelle par exemple les souffrances abdominales « à en perdre la raison », qui sont probablement liées à une péritonite tuberculeuse, voire à une gangrène de cette séreuse (cf. les Cahiers verts, du 22 août 1897, Œuvres complètes, p. 1104, n. a). De manière générale, cf. Guy Gaucher, La passion de Thérèse de Lisieux. 4 avril-30 septembre 1897, Paris, Le Cerf, DDB, 1972.

[111] Cf. l’ouvrage très pertinent de Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l’amour. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte-Face, Paris, Seuil, 1998 ; nouvelle édition augmentée, 2008.

[112] Sainte Thérèse de Lisieux, Derniers entretiens, 24.9.4, Œuvres complètes, p. 1135.

[113] René Laurentin, Yvonne-Aimée de Malestroit Maître de vie spirituelle. Discernement. Formation. Lecture d’âmes, Paris, O.E.I.L., 1990, p. 273.

[114] On aura remarqué que les distinctions se dédoublent pour les couples substance-accident et essence-existence. En effet, le dipôle acte-puissance les sous-tend, mais de manière à chaque fois originale ; or, c’est ce dipôle qui est relu à partir de la dynamique de donation-réception.

[115] Cf. Pascal Ide, « Une métaphysique de l’être comme amour : relation ou substance ? ».

[116] Il n’est toutefois pas impossible de parler d’une aspiration, au sens analogique, présente dans le corps, ainsi que l’affirmera la réponse à la cinquième difficulté. A ce sujet, il est peut-être signifiant que l’unibilitas, qui est toujours attribuée par Thomas à l’âme – d’autant plus qu’elle est une « puissance active » (« unibile si dicit activam potentiam unionis » : Super Sent., L. III, d. 1, q. 1, a. 1, ad 1um) –, est une fois attribuée au corps, cette capacité ayant été causée par l’âme elle-même (« anima […] causans unibilitatem in corpore » : Ibid., L. III, d. 2, q. 2, a. 1, qc. 1, ad 1um). Auquel cas, le corps serait donc dépositaire, selon son mode propre, d’une aspiration à l’unité. Il est vrai qu’il s’agit du cas unique du Christ au sujet duquel notre auteur se demande si la Personne du Fils assume le corps par la médiation de l’âme.

[117] « Le sujet du désir, c’est la matière, comme une femelle désire un mâle, et le laid le beau » (Physiques, L. I, ch. 9, 192 a 22 ; cf. Plotin, Ennéades, II, 4, 16, 13-15). La distinction entre matière et forme « renvoie, comme à l’évidence sensible de première approche, à l’opposition du féminin et du masculin » (Stanislas Breton, Matière et dispersion, coll. « Krisis », Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 8).

[118] S. Thomas affirme qu’il y a « in corpore habilitas et ordo ad animam » (Super Sent., L. III, d. 2, q. 2, a. 1, qc. 1, ad 1um).

[119] « Les choses naturelles, dans la mesure où elles sont achevées, communiquent leur bonté à d’autres » (ST, Ia, q. 19, a. 2). Voici comment un commentateur l’explique pédagogiquement : « Ainsi donc la pierre est bonne pour la statue. La graine est bonne pour l’oiseau. Le cheval pour le laboureur. La science pour l’homme. L’énumération en ce domaine est infinie ! […] Si tout être est bon pour un autre, c’est que tous communiquent quelque perfection. Au besoin d’un être, un autre répond en donnant de son bien. Le soleil donne sa chaleur à la plante ; l’eau, sa fraîcheur aux hommes […]. Le bien […] est ‘une épiphanie de l’être’. Il fait apparaître sa générosité foncière. Et cela est son mérite » (Pierre-Marie Emonet, Une métaphysique pour les simples, Chambray-Lès-Tours, C.L.D., 1991, p. 115. C’est moi qui souligne).

[120] Il distingue l’amour naturel présent en toute créature (« omnia appetunt a Deo ») de l’amour élicite qui n’existe que chez les êtres doués de raison, donc de liberté.

[121] Cf. Angelo Scola, « The Nuptial Mystery at the Heart of the Church », Communio éd. Anglaise, 25 (1998), p. 630-662, ici p. 639.

[122] Angelo Scola, Il mistero nuziale. 2. Matrimonio-Famiglia, Rome, PUL-Mursia, 2000, p. 81. Cf. aussi le premier evolume : 1. Uomo-donna, même éditeur, 1998. Pour une extension aux présupposés métaphysiques qui sont ceux de ce qu’il appelle une « ontologie symbolique », cf. l’important article programmatique et suggestif du même auteur : « Il disegno di Dio sulla persona, sul matrimonio e sulla famiglia. Riflessione sintetica », Anthropotes, 15/2 (1999), p. 313-358, en particulier p. 341-351.

[123] C’est ainsi que saint Thomas n’est pas étranger à une herméneutique de la relation âme-corps en termes d’amour ou d’appetitus : il y a un appétit naturel de l’âme à s’unir au corps, ainsi que l’accrédite singulièrement la condition de l’âme séparée (cf., par exemple, ST, Ia-IIæ, q. 4, a. 5, ad 4um).

[124] Cf. Pascal Ide, « L’homme et l’animal. Une différence sans indifférence », Liberté politique. Le nouvel âge écologique, n° 20 (juillet-août 2002), p. 73-99.

[125] Cf. Mary Shivanandan, « Body-Soul Unity in Light of the Nuptial Relation », Dialoghi sul mistero nuziale. Studi offerti al Cardinale Angelo Scola, Gilfredo Marengo et Bruno Ognibeni (éd.), Rome, PUL, 2003, p. 369-381.

[126] Roger Troisfontaines, De l’existence à l’être. La philosophie de Gabriel Marcel, coll. « Bibliothèque de la faculté de philosophie et lettres de Namur » 16, Louvain, Nauwelaerts et Paris, Béatrice Nauwelaerts, 1968, 2 tomes, vol. 1, p. 270.

[127] Gabriel Marcel, L’iconoclaste, dernière scène, Paris, Stock, 1923, p. 47.

[128] Jean-Louis Bruguès, Art. « Corps », Dictionnaire de morale catholique, Chambray-lès-Tours, C.L.D., 1991, p. 101.

 

 

21.4.2018
 

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