Une théologie du don. Les occurrences de GS chez JP II 3/4

Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 149-178 et 17/2 (2001), p. 129-163.

3) Les relations entre les moments du don

La phrase de GS 24 commentée par le Souverain Pontife nous introduit dans une dynamique du don à trois voire quatre moments. Mais comment s’articulent-ils ? Leur conjugaison confirmera leur distinction autant que leur unité.

a) Entre don 1 et dons 2-3

On l’a noté, la structure grammaticale de la phrase porte parfois à regrouper les dons 2 et 3, pour les mettre en relation avec le don 1 selon un rythme binaire qui est celui du datum-donum : je reçois, je me donne.

Tantôt le pape juxtapose ces trois moments rassemblés en deux. Un exemple parmi beaucoup : « L’homme est, en effet, comme personne, ‘la seule créature que Dieu a voulue pour elle-même’ et, en même temps, il est celui qui ‘ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même’ [1] ». Tantôt il cherche à les entrelacer. Ce lien est triple : causal, ontologique et éthique.

Il est d’abord de relation causale : à de nombreuses reprises, le pape souligne que c’est « précisément » parce que l’homme est voulu pour lui-même qu’il est appelé à se donner [2]. L’homme, « créature que Dieu a voulue ‘pour elle-même’ […], par conséquent, ne peut se trouver complètement que par le don d’elle-même [3] ». Mais en quoi consiste cette relation générale de cause à effet ? Les deux autres caractéristiques vont la préciser.

Elle est ontologique, c’est-à-dire infuse dans l’être de l’homme. Dieu a déposé en l’homme la capacité à le recevoir et aussi à répondre à ce don reçu par l’amour qui est le don offert. S’adressant à une communauté de moines bénédictins, le pape leur dit que non seulement Jésus nous a appelés, mais qu’il « a engendrés » en nous, par son sacrifice au Père sur la Croix, « la disponibilité à devenir comme Lui et en Lui, un don gratuit à son Peuple saint [4] ». Le pape parle aussi parfois d’ouverture et ce terme permet une articulation nouvelle entre les divers moments du don. En effet, l’homme est ouvert au don reçu et au don offert. Mais la première ouverture est ordonnée à la seconde : en effet, en créant l’homme pour lui-même, Dieu lui donne une « ouverture essentielle au mystère infini de Dieu [5] », cela grâce à ses facultés spirituelles.

Enfin, cette relation ontologique est assumée dans un acte de la volonté, une libre réponse de l’homme. Elle est donc aussi éthique. La disposition, l’ouverture de l’être doit s’accomplir dans une action, donc mettre en oeuvre l’intelligence et la volonté libre. Le pape l’explicite dans une audience déjà citée à deux reprises tant elle est riche pour notre propos : « Donc si Dieu se communique à l’homme par son Esprit, l’homme est sans cesse appelé à se donner à Dieu de tout son être. C’est là sa vocation la plus profonde. Il y est sans cesse sollicité par l’Esprit Saint qui, éclairant son intelligence et soutenant sa volonté, l’introduit dans le mystère de la filiation divine en Jésus-Christ et l’invite à en vivre de manière cohérente [6] ». Chaque mot porte. D’abord, la conjonction de coordination « donc » montre qu’existe une relation de cause à effet entre le don reçu et le don offert. Ensuite, il est dit que la cause du don offert est bien surnaturelle : elle trouve sa source dans l’Esprit-Saint. Enfin, celui-ci, loin de nier notre autonomie, agit par la médiation des causes secondes que sont l’intelligence et la volonté, en leur proposant d’entrer dans notre vocation de fils de Dieu.

b) Entre don 1 et don 2

Dans d’autres passages, le Saint-Père découple les dons 2 et 3 pour mettre en relation le don 2 avec soit le premier moment soit le deuxième moment du don. Tout d’abord, quel lien existe-t-il entre le don de Dieu et la liberté de l’homme ?

En premier lieu, au don divin répond une capacité ontologique. La capacité à recevoir ce don est déposé dans sa nature même : l’homme est « créé comme sujet capable d’accueillir l’auto-communication divine […], capable […] d’accueillir le don qu’il [Dieu] fait de lui-même [7] ». Tel est le sens de la formule classique : capax Dei.

En deuxième lieu, à cette capacité innée répond une attitude active et libre de réceptivité. Dans le même texte, le pape continue en disant : « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme est en mesure de vivre un rapport personnel avec lui et de répondre par une obéissance d’amour à la relation d’alliance que lui propose son Créateur [8] ». En quelque sorte, c’est comme si la réceptivité ontologique, la capacité d’accueil était reprise, s’appropriait en une obéissance intérieure, une soumission de tout l’être. Dans un texte déjà cité, le pape parle de « l’attitude fondamentale de toute vie spirituelle : ouverture, confiance et sérénité, dans la certitude de l’amour spécial de Dieu pour tout être humain [9] ».

Enfin, faisant appel à un registre plus biblique et phénoménologique, le pape parle volontiers du don de soi comme d’une « réponse » au don de Dieu [10]. Plus précisément, une réponse est logiquement corrélative d’un appel ; or, le don du Christ est un appel : « Le Christ vous a appelés par le don unique et gratuit qu’il a fait de lui-même [11] ».

c) Entre don 2 et don 3

Enfin, quelle relation existe-t-il entre la liberté humaine (qui est don à soi) et le don de soi ?

Le pape explicite ce lien en partant du groupe de mots utilisé par le Concile : « …ne peut pleinement se trouver (invenire) que… ».

D’avoir précisé le sens de cette expression est probablement l’un de ses apports les plus originaux du travail du Saint-Père. À une reprise, dans un texte dont nous retrouverons le contenu plus bas, il mentionne explicitement ce travail d’exégèse : « Être une personne signifie tendre à la réalisation de soi (le texte conciliaire dit ) [12] ». La parenthèse qui double le texte manifeste la conscience et la décision de cette interprétation créatrice.

Là encore, selon l’approche originale qui caractérise la pensée du pape actuel, le travail d’explicitation s’effectue en deux directions : plus objective et plus subjective, autrement dit, joue sur le double registre ontologique et anthropologique.

Le registre ontologique fait appel à trois concepts : la disposition, la finalité et la réalisation. Tout d’abord, on trouve chez le sujet humain une « disposition » à se donner [13]. La présence de cette disposition empêche de faire du don de soi une violence. C’est de l’intérieur que l’homme (se) donne. Cette disposition fait partie de la structure de la liberté.

Ensuite, la liberté a pour finalité de se donner. Pour Jean Paul II, répondant en cela à Kant, la liberté de l’homme n’est pas fermée sur elle, mais ouverte. En termes rigoureux : la liberté humaine est finalisée ; or, sa finalité, c’est le don de soi. Cette destination est inscrite dans la structure ontologique de la liberté. L’homme, explique le pape, est « un être à finalité personnelle : en tant que personne il possède une finalité propre (auto-téléologie), en vertu de laquelle il tend à l’autoréalisation [14] ».

Enfin, le « se trouver » peut s’interpréter dans les termes de l’actua(lisa)tion et de ses synonymes que sont la réalisation ou l’accomplissement. L’actuation : le « don sincère de soi […] constitue la pleine actuation de la finalité propre à la personne humaine. Son autotéléologie ne consiste pas à être pour soi-même […], mais à être pour les autres, être don [15] ». La réalisation : « Être une personne signifie tendre à la réalisation de soi (le texte conciliaire dit ‘se trouver’) [16] ». L’accomplissement : « la créature est dotée d’une subjectivité, qui est source (fonte) de responsabilité autonome dans la gestion de sa propre vie. Une telle subjectivité, loin d’isoler et d’opposer les personnes, est au contraire la source (sorgente) de relations constructives et trouve son accomplissement dans l’amour […] dans le don sincère de soi [17] ».

Il est difficile de ne pas voir dans les trois termes de disposition, finalité et actualité, une reprise des concepts centraux de la métaphysique aristotélicienne de l’acte comme finalité de l’être. Une fois, le pape a doublé ces expressions philosophiques et abstraites d’une métaphore, précisément une parabole empruntée à l’Écriture : « chacun de nous, sans exception, même s’il ne fait pas partie du monde de la culture et de la science, dispose par-dessus tout de l’un d’eux : ce talent universel est notre humanité, notre être d’homme ». Mais l’Évangile nous demande de multiplier ce talent humain. Or, « ce talent se multiplie par le ‘don sincère de soi’ [18] ». La parabole des talents signifie donc que le don reçu de notre humanité est appelé à fructifier (s’actualiser) dans le don offert. De même, dans le texte précédent, le pape exprimait la relation entre la liberté et le don dans le langage symbolique de la source.

Surtout, Jean Paul II puise dans les ressources du registre anthropologique. Il interprète alors le « se trouver » dans les termes de l’expérience humaine. Cet achèvement dans le don n’est possible que si l’homme s’approprie cette orientation vers sa finalité qui est de se donner. Or, cette appropriation se fait en deux temps, prendre conscience et décider : la connaissance qu’a l’homme de « la ‘vérité’ de son être propre », du « sens » de son existence » qui est « le don de soi comme route et contenu fondamental de l’authentique réalisation de soi » (et de renvoyer à GS 24) ; et, l’ « obéissance convaincue et cordiale » à cette vérité, autrement dit la libre décision de se donner [19].

La prise de conscience consiste en la découverte non pas, comme on le croit souvent, qu’il faut s’ouvrir et se donner, mais que se donner à l’autre n’est non pas se nier mais se trouver, s’accomplir. Souvent emprisonné dans une dialectique de l’altruisme et de l’égoïsme, parfois sous-tendue par une opposition de l’extérieur et de l’intérieur, de l’autre et de soi, de l’objet et du sujet, l’homme s’imagine que les deux amours, de soi et de l’autre, sont ennemis et ne sauraient coexister dans un même cœur.

La relecture que Jean Paul II offre du concile permet de sortir de la mortelle dialectique de l’égoïsme et de l’altruisme qui empoisonne encore aujourd’hui le sens chrétien du don de soi et de la charité.

Dès lors, les quatre expressions du groupe verbal (« …ne peut pleinement se trouver que… ») composant le texte de Gaudium et spes prennent tout leur sens : « se trouver » (invenire) évoque plus la dimension subjective ; « peut » (posse) introduisant un enracinement anthropologique dans les puissances ou facultés et l’ouverture à la décision éthique ; « pleinement » (plene) évoque la réalisation qui elle-même s’explicite ou dans le registre métaphysique de l’actualisation ou dans le registre vécu, anthropologique de l’épanouissement ; enfin, le « ne… que » (nisi) exclusif se rapporte au complément, c’est-à-dire au don offert.

Et cette réalisation fait le lien entre les trois moments du don. Elle transforme le don offert en don reçu par la médiation de la liberté consciente, c’est-à-dire du don à soi. Jean Paul II joint au moins une fois clairement ces trois temps, dans un texte qui traite de l’amour des époux : « en tant qu’être humain, dit-il, chacun d’eux a été choisi par Dieu pour lui-même, parmi les créatures de la terre ; cependant [le latin dit verum uterque et l’italien pero], par un acte conscient et responsable, chacun fait de lui-même un don libre à l’autre et aux enfants reçus du Seigneur [20] ».

d) Une logique de la surabondance

Je crois qu’une logique implicite sous-tend ces diverses relations. Le lien intime unissant les trois moments du don est la surabondance [21]. C’est par surabondance qu’à l’origine, Dieu donne ; c’est par surabondance que l’homme à son tour donne ; et c’est à surabondance qu’il recevra d’avoir donné : « N’est-ce pas le Christ qui a assuré que lorsque l’homme ‘se retrouve lui-même’, il ‘donne du fruit au centuple’ [22]? »

Cette surabondance peut se comprendre selon trois perspectives, objective, subjective et métaphysique (Hegel dirait absolue).

D’un point de vue objectif, don de soi est le signe d’une surabondance qui est le signe même de ce qu’il effectue. Celui qui donne, alors même qu’il donne gratuitement, et dans cette mesure, reçoit en surabondance. Voilà pourquoi la liberté qui se donne « est vraiment créatrice [23] ». La réponse de l’homme au don de Dieu s’explique par cette générosité. C’est peut-être dans le cadre du mariage que l’on observe le plus clairement cette surabondance du don : le don des époux fructifie dans le don de la vie : l’enfant, « qui est le fruit de leur don réciproque d’amour devient, à son tour, un don pour tous les deux : un don qui jaillit du don [24]! »

Au plan subjectif, cette surabondance se concrétise a minima dans toute relation interpersonnelle qui est l’échange d’un donner et d’un recevoir. En effet, la personne s’accomplit en se donnant, ce qui se vérifie particulièrement lorsqu’elle se sent accueillie dans le don qu’elle fait d’elle-même. Cet accueil permet « une conscience toujours plus intense du don lui-même » ; or, la conscience dispose la personne à donner à nouveau : le « fait de se retrouver soi-même dans son propre don devient source d’un nouveau don de soi qui croît en vertu de la disposition intérieure à l’échange du don et dans la mesure où il rencontre une acceptation et un accueil identiques et même plus profonds [25] ». Plus encore, lorsque l’homme répond au don de Dieu, celui-ci à son tour le comble encore davantage. C’est ce qu’explique le pape aux douze évêques qu’il ordonna à la fête de l’Epiphanie en 1995. Il compare leur démarche à celle des rois mages : venant de diverses nations, vous apportez vos richesses aux pieds de la Sainte Famille ; en retour, « vous recevez un don nouveau : le don » de l’épiscopat qui prolonge la mission apostolique dans l’Église [26].

Enfin, cette loi de la surabondance emprunte sa lumière ultime à la métaphysique. Une fois, le pape fait appel à un principe ontologique : « ‘bonum est difusivum sui’, ‘le bien tend à se communiquer’ ». La surabondance du don est l’expression de la diffusivité du bien. Le bien, comme perfection et acte, rayonne, est fécond, autrement dit, cherche à se donner. Le pape en tire une conclusion capitale qui permet de réconcilier la liberté et le don, l’identité et l’ouverture : « Plus le bien est commun, plus il est particulier également : mien, tien, nôtre. Telle est la logique intrinsèque de l’existence dans le bien, dans la vérité et dans la charité [27] ». Dit autrement : on croit souvent que bien commun s’oppose à bien propre (et alors, comment ne serait-il pas aliénant ?), alors qu’il s’oppose à bien singulier, délimité dans son unicité. Or, le bien commun est de l’ordre de l’ouverture et du don, alors que le bien particulier est de l’ordre de l’identité. C’est donc qu’il n’y a nulle contradiction entre eux. Voilà pourquoi le pape dit que le bien commun est « mien ».

Pascal Ide

[1] Audience générale, 23-7-1980, n. 4.

[2] Audience générale, 21-5-1986, n. 2.

[3] Même lien dans l’Audience générale du 16-1-1980, n. 5. C’est moi qui souligne. Cf. les autres citations ci-dessous.

[4] Homélie à la célébration des vêpres à l’abbaye de Pannonhalma, 6-9-1996, n. 3.

[5] Message pour la xie assemblée du Bureau catholique international pour l’Education, 18-3-1982.

[6] Audience générale, 26-8-1998, n. 2. C’est moi qui souligne.

[7] Audience générale, 26-8-1998, n. 1.

[8] Audience générale, 26-8-1998, n. 1.

[9] Homélie de béatification de Sœur Mary MacKillop, 18-1-1995, n. 3.

[10] Cf. Discours à la Curie romaine pour la Présentation des vœux de Noël, 22-12-1995, n. 2.

[11] Homélie à la célébration des vêpres à l’abbaye de Pannonhalma, 6-9-1996, n. 3.

[12] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme du 15-8-1988, n. 7.

[13] Audience générale, 28-4-1982, n. 6. C’est moi qui souligne.

[14] Audience générale, 21-5-1986, n. 5.

[15] Rencontre avec le monde de la culture au Grand Théâtre national de Varsovie, 8-6-1991, n. 2. Cf. n. 5.

[16] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme du 15-8-1988, n. 7. « à la réalisation de soi » traduit ad se perficiendum.

[17] Angelus en vue de la IVe Conférence mondiale sur les femmes à l’ONU (en septembre), 18-6-1995, n. 2.

[18] Rencontre avec le monde de la culture au Grand Théâtre national de Varsovie, 8-6-1991, n. 2. Cf. n. 5.

[19] Exhortation apostolique postsynodale sur la formation des prêtres dans les circonstances actuelles Pastores Dabo vobis, 25-3-1992, n. 44.

[20] Lettre aux familles Gratissimam sane, 2-2-1994, n. 19.

[21] La thématique de la surabondance s’oppose notamment à celles de l’échange (don versus contre-don, chère à Marcel Mauss : « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » (in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1973, p. 145-284), de la dette (cf. Nathalie Sarthou-Lajus, L’éthique de la dette, coll. « Questions », Paris, PUF, 1997 ; cf. la mise au point : Pascal Ide, « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique. Sortir de l’école unique, n° 5, été 1998, p. 29-48. Réponse à Nathalie Sarthou-Lajus, « Une anthropologie de la dette », Liberté politique. Le retour du travail, n° 7, hiver 1998-1999, p. 145-148) ou de la redondance effaçant la consistance du présent (cf. Jean-Luc Marion, « Médiation immédiate », in L’idole et la distance. Cinq études, coll. « Le livre de poche » n° 4073, Paris, Grasset, 1977, p. 201-219).

[22] Aux jeunes venant du monde entier, 24-3-1991, n. 4.

[23] Homélie à Wroclaw pour la clôture du 46e Congrès Eucharistique international, 1-6-1997, n. 5.

[24] Discours aux participants au viie symposium des évêques d’Europe, 17-5-1989, n. 5. C’est moi qui souligne.

[25] Audience générale, 6-2-1980, n. 5.

[26] Homélie à la solennité de l’Epiphanie du Seigneur pour l’ordination de douze évêques, 6-1-1995, n. 2.

[27] Lettre aux familles Gratissimam sane, 2-2-1994, n. 10.

27.4.2018
 

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