Le Capitaine Fracasse. La rose, symbole de l’amour

Le cadeau peut être l’occasion d’un don du récepteur en réponse au don fait par le donateur. Une des illustrations les plus pures et les plus heureuses se trouve peut-être dans le roman de Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse. Ici, l’amour, le don de la personne, se dit à travers une rose [1]. Le matin du départ du « château de la misère », pour l’aventure, le héros accompagne deux des comédiennes dans l’enclos envahi de ronces. C’est alors que « deux petites roses sauvages, ouvrant à demi leur cinq pétales autour de leurs pistils jaunes, brillèrent subitement sur une branche transversale qui barrait le chemin aux jeunes femmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment à l’Isabelle et à la Séraphine […]. Isabelle mit précieusement l’églantine dans son corsage, en jetant au jeune homme un long regard de remerciement [2] ». Le romancier, avec une rare sobriété, ne dit pas plus. Rien, en tout cas, du coup de foudre dont la littérature offre de si nombreux exemples. Pourtant, ce don, de prime abord infime, même s’il s’accompagne d’un long regard, contient en lui beaucoup plus grand que lui : toute la personne. C’est ce que la suite du roman révèle progressivement. Ainsi, au milieu du récit, l’héroïne révèle au donateur comment elle a vécu ce moment pour elle fondateur et quelle signification avait déjà son regard : « Vous m’avez cueilli une petite rose sauvage, seul cadeau que vous pussiez me faire ; j’y ai laissé tomber une larme avant de la mettre dans mon sein et, silencieusement, je vous ai donné mon âme en échange [3] ». Tout d’abord, Isabelle valorise le don de l’églantine en en soulignant l’unicité : « seul cadeau que vous pussiez me faire ». Ensuite, elle exprime à Sigognac trois signes, dont deux lui sont connus : dans l’ordre de succession, la larme que le récit originaire n’a pas mentionnée, le recueil sur son sein et le regard. Enfin et surtout, la jeune femme révèle le sens qu’elle donna alors à ses trois indices : le don de son âme, autrement dit le don total d’elle-même. Bien que discrète, voire secrète, le pleur exprime la vive émotion qu’elle éprouva ; le « sein » (qui remplace le corsage mentionné dans le premier récit) est clairement la métonymie, autant que la métaphore, du cœur, donc de l’amour ; enfin, le regard a disparu au profit du « silencieusement », devenant ainsi un langage d’autant plus intense qu’il est au-delà de tout mot.

Or, ce don de soi qui est une réponse – il est fait « en échange » – au don de la rose qui lui a été adressé, reflue sur le cadeau pour lui faire signifier que là où Sigognac discernait seulement un acte de galanterie reposait déjà un don de soi. Trois autres épisodes le manifestent. Un jour, Sigognac croit voir la pauvre comédienne en habit de princesse, tenant à la main la petite rose à laquelle, nous est-il dit, « le temps n’avait rien fait perdre de sa fraîcheur, et tout en marchant elle en respirait le parfum [4] ». Or, la permanence dit le caractère fondateur du cadeau, c’est-à-dire la présence du donateur dans le don : le don transforme le temps linéaire et continu en introduisant la rupture d’un commencement novateur qui, constamment remémoré et célébré, prend progressivement la consistance d’une origine instauratrice ou d’un fondement . L’attestation n’en sera offerte qu’au terme du roman. Tout d’abord, Sigognac se retrouve seul dans ce qui est désormais appelé le « château du bonheur », dans le même jardin abandonné où fleurit la même églantine vis-à-vis de laquelle il accomplit le même geste : il la cueille. Mais là s’arrête la similitude. Ici, ce n’est pas Isabelle qui la reçoit et répond par amour, mais lui qui garde la fleur et lui donne un baiser. Le comportement est désormais si transparent que le narrateur n’en cèle plus le sens : « Il prit la rose, en aspira passionnément l’odeur et mit ses lèvres sur les feuilles, croyant que ce fussent les lèvres de son amie non moins douces, vermeilles et parfumées [5] ». La fleur symbolise donc non pas, dans une nostalgie larmoyante, l’amante perdue, mais, dans une joie imprenable, le don à celle qu’il n’a cessé d’aimer. Dès lors, ce conte de fées ne pouvait que s’achever sur une ultime évocation de la rose en présence du couple réuni dans le jardin du manoir métamorphosé : « Au bas de la rampe s’épanouissait, précieusement conservé, l’églantier sauvage qui avait offert sa rose à la jeune comédienne, le matin du départ de Sigognac. Il en portait encore une qu’Isabelle cueillit et mit dans son sein, voyant là un présage heureux pour la durée de ses amours [6] ». Dans un ultime transfert de sens assumant les précédents, une transsignification, l’églantine exprime maintenant non seulement l’amour en bouton ou l’amour unilatéralement offert, mais la communion durable de l’amour enfin réciproque.

Pascal Ide

[1] Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, Paris, Garnier, s. d.

[2] Ibid., chap. 2, p. 42-43.

[3] Ibid., chap. 10, p. 254-255.

[4] Ibid., chap. 10, p. 259.

[5] Ibid., chap. 19, p. 463.

[6] Ibid., chap. 19, p. 492.

29.11.2022
 

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