Interview du 10/07/2004 | Famille Chrétienne | Numéro 1382 | Par Luc Adrian
P. I. – “ Moi, ce ne sont pas les joies d’un quotidien « sympa » qui me font tenir en cas de coup dur, mais l’aspiration de mon but, le fait de tendre vers cet absolu qui me comblera, j’en suis convaincu.
Le sommet suffit à m’attirer et à me faire marcher.
C. A. – Disons alors que je suis un randonneur qui cueille les petites fleurs en chemin et jouis de tous les plaisirs offerts par l’ascension…
À ce propos, vous rappelez, Christophe André, une métaphore du Père Teilhard de Chardin qui compare les humains à des randonneurs.
C. A. –“ Teilhard identifiait trois formes de bonheur et les illustrait ainsi. Après quelques heures de marche, des randonneurs réalisent que, pour arriver en haut, ça grimpe et c’est fatigant. Certains vont alors préférer rentrer au refuge pour s’y reposer et faire bonne chère : c’est le bonheur de tranquillité.
D’autres vont estimer qu’ils sont montés assez haut, que la vue est suffisamment belle, et qu’ils sont bien mieux allongés dans l’herbe au soleil : c’est le bonheur de plaisir.
Les derniers enfin – “ à qui va visiblement toute la sympathie de Teilhard – vont continuer à suer sang et eau pour atteindre le sommet, persuadés que leur place se trouve là-haut : c’est le bonheur de développement.
Pour Teilhard, ce bonheur de développement et de croissance intérieure est celui auquel nous devons aspirer.
Il obéit à son tour à trois étapes, trois mouvements : d’abord, savoir se respecter et se trouver : unification et « centration ». Puis, savoir sortir de soi et s’ouvrir aux autres : union et « décentration ». Enfin, savoir subordonner notre vie à une force plus grande que la nôtre : subordination et « surcentration ».
P. I. – “ Pour moi chrétien, mettre ma béatitude dans une réalité finie, c’est la transformer en idole – c’est cela le péché. Et, psychologiquement, mettre mon désir d’infini dans le fini, c’est me rendre dépendant. Le dépendant est celui qui fait d’un objet qui s’épuise quelque chose d’inépuisable, et qui devient prisonnier de cette illusion et de ce lien.
Si nos contemporains, qui n’ont jamais autant affiché leur profession de foi dans le bonheur, sont aussi tristes, c’est qu’ils attendent l’infini du fini.
C. A. – “ Je suis peut-être naïf, mais j’ai du mal à croire que l’on puisse se satisfaire des idolâtries que vous soulignez, à très juste titre. Intuitivement, nous sentons que nous ne respirons que des bouffées de joie, et qu’il est vain de croire qu’on peut les prolonger indéfiniment. Le bonheur consiste à les goûter.
Il n’est pas seulement un état de conscience, il repose sur un socle émotionnel ; donc, dès qu’il commence, on sent qu’il va cesser. Aucun être humain ne peut s’illusionner sur le bonheur : nous savons tous que c’est fugace ! C’est pourquoi certaines personnes ne veulent pas commencer à être heureuses, parce qu’elles seront trop malheureuses quand ça s’arrêtera !
Comment peut-on entretenir l’illusion qu’on maîtrise le bonheur ? Nous ne sommes que des « intermittents du bien-être ».
P. I. – “ Avec cette succession de « petites gorgées de bière » – “ dont, à vrai dire, la première seule est vraiment béatifiante – “, est-ce qu’on ne risque pas de tomber dans le « mauvais infini » de Hegel : dès que je commence à ronger mon os, j’en vois la fin, et donc je serai tôt ou tard déçu ?
Au risque de me répéter, je crois que réduire le bonheur à n’être qu’une succession de biens finis risque de me faire oublier la grande quête de l’Infini qui m’habite.
C. A. – “ Je suis bien convaincu que le bonheur ne se résume pas à la satisfaction de nos désirs – “ il est même possible qu’il soit l’inverse – “, et qu’il n’est pas non plus une simple addition de moments de plaisirs, l’accumulation ou la répétition des plaisirs éloignant précisément du bonheur, par déception et frustration.
Mais mon approche est celle d’un clinicien. Mes patients sont des anxieux, des dépressifs pour qui le bonheur est un continent inaccessible, un état refusé, et pour qui la vie est effroyablement lourde. J’essaie de les convaincre qu’il y a des moments de bonheur possible, et que cela peut les aider à vivre.
Je ne pense pas que cela occulte cette grande interrogation dont vous nous dites qu’il ne faut surtout pas l’oublier. Le bonheur n’est pas une clé universelle, la solution à tous nos manques et nos angoisses, mais il me paraît nécessaire et, de plus, il a beaucoup de vertus : plus j’augmente la fréquence de ces moments heureux, plus je vais être capable de moins m’intéresser à moi-même. Le bonheur ne rend pas égoïste, au contraire il dilate, et ouvre sur les autres.
P. I. – “ Comme chrétien, j’essaie de tenir deux convictions : il y a un bonheur possible sur Terre, mais on ne peut faire régner la béatitude ici-bas. Faire régner la béatitude ici-bas, c’est ce que les grandes utopies du XXe siècle ont voulu réaliser : combien en sont encore les victimes !
Être adulte, c’est accepter la faille, l’échec ; accepter que l’autre me déçoive, voire, ce qui est encore plus éprouvant, que je me déçoive moi-même. D’accord.
Seulement, quand on a dit ça, on cultive une très belle sagesse – “ votre épicurisme, Christophe André, est une ascèse que j’admire -, mais on n’a pas tout dit. On reste dans un hédonisme (la recherche du plaisir), on n’est pas encore dans l’eudémonisme (« eudémonia » en grec signifie « bonheur »).
Nous sommes faits pour l’absolu. Le seul infini qui ne déçoit pas c’est celui qui est infini. Le dire reste très théorique, c’est vrai. Il faut faire des expériences indispensables pour éprouver que toute chose ici-bas ne comble pas.
Par exemple, on ne peut pas demander à des amoureux de ne pas chercher l’infini chez l’autre. Ils vont devoir faire l’expérience douloureuse – “ mais libératrice – “ que l’autre n’est pas tout, et ne peut combler. Petit à petit, on réalise que notre cœur est fait pour plus grand que ce qui nous est donné.
C. A. – “ En fait, ce que vous appelez « bonheur », je l’appelle « béatitude » ou « félicité ». Il faudrait sans doute aller plus loin, et c’est vrai que je fais l’impasse de la dimension spirituelle. Je n’ai pas d’arguments face à votre savoir théologique et philosophique… Vous définissez très bien les limites de mon propos : je ne parle que de psychologie !
P. I. – “ Tout ce que vous écrivez, je peux le réhabiter avec ma Foi. Il y a tellement de catholiques qui s’interdisent d’être heureux ! Ils sont lacaniens sans le savoir – “ Lacan qui disait en effet : « On est toujours coupable de désirer ». Le rigorisme des XVIIIe et XIXe siècles a secrété une culpabilité du désir et de l’émotion. La vie affective est devenue un non-lieu théologique.
Vous nous aidez également à sortir de la fausse conception du bonheur comme état permanent. Le bonheur, c’est comme l’amour, il se construit : le sentiment amoureux n’est qu’une des facettes de l’amour, il peut vite disparaître ; le plus important est le vouloir aimer. « Je t’aime » en italien se dit « ti voglio bene » : « je te veux du bien », « je veux t’aimer ». Il faut vouloir être heureux.
Votre propos est très précieux pour un public français victimaire, où l’on voit tellement bien la paille qui est dans l’œil du voisin mais pas forcément la poutre qui est dans le sien ! Où l’on a tellement tendance à s’estimer à 0 % responsable de soi et à juger l’autre 100 % coupable de tout ! Votre livre réinvestit la responsabilité de soi.
Puis, vous nous rappelez l’importance de l’accueil, de l’ouverture, et de la gratitude. Nous sommes en permanence entouré par la gratuité. Or, tous ces bienfaits du quotidien, je dois, en tant que chrétien, les accueillir comme des dons.
À votre avis, peut-on être pleinement heureux ici-bas ?
C. A. – “ Je ne crois pas que la béatitude puisse être de ce monde pour la plupart d’entre nous. C’est pourquoi il faut essayer d’être aussi heureux que possible. Avoir l’humilité de ne pas chercher ce grand bonheur qui peut ne pas être au rendez-vous – c’est mon approche –, mais essayer de toute mon âme, de tout mon cœur, de toutes mes forces, d’être aussi souvent heureux que possible.
D’abord, parce que c’est agréable, mais aussi parce que cela fait grandir la capacité à donner et que cela ouvre sur les autres. On mesure aujourd’hui, au niveau psychologique, les bénéfices de la gratitude : s’arrêter, se poser et s’interroger sur ce qu’on a reçu. Si je réécrivais ce livre aujourd’hui, j’ajouterais un chapitre entier sur l’altruisme.
P. I. – “ Oui, les plus grandes joies en cette vie sont liées au don de soi. Le don bien compris, car il y a des risques de falsification, d’immolation de soi, ou de fuites de soi. Si je suis créé à l’image de Dieu qui est Amour, me donner par amour est ce qu’il y a de plus grand. Même humainement : si je reprends la définition d’Aristote, que je trouve géniale – “ « Le bonheur est l’acte le plus parfait de la vertu la plus parfaite » -, ce qu’il y a de plus grand, c’est d’aimer. Or, ce qu’il y a de plus grand dans l’amour, c’est se donner. Le don est le lieu par excellence du bonheur.
Peut-on « enseigner » le bonheur à ses enfants ?
C. A. – “ Sans doute plus par l’exemple que par la persuasion !
D’abord, il faut les aimer, bien sûr. Puis, comme ils nous observent (toujours), il faut essayer d’être heureux soi-même, et de prendre des temps de bien-être avec eux. Enfin, comme ils nous écoutent (parfois), il faut oser parler avec eux du bonheur, leur exprimer ce que l’on ressent, en n’hésitant pas à manifester son bien-être par des paroles ou des comportements : chansons, sourires, blagues… En leur disant aussi qu’il est plus important d’être « bienheureux dans sa peau » que le plus fort ou le plus riche du monde.
On peut aussi leur éviter de se rendre plus malheureux que nécessaire en leur apprenant à ne pas confondre ennui et malheur. Nul n’échappe aux tentations de la tristesse, du spleen, de la mélancolie – “ « ce bonheur d’être triste » comme disait Victor Hugo -, mais on peut éviter de se laisser miner par des émotions négatives, de se laisser grignoter par la morosité et les effets contaminateurs de la plainte, de la mauvaise humeur inutile…
Pouvez-vous l’un et l’autre donner l’exemple d’une personne qui est pour vous synonyme de bonheur ?
C. A. – “ Mon beau-père ! Il incarne pour moi cette intelligence humaine du bonheur, avec une vie comme toutes les vies, ses souffrances, une maladie rhumatismale qui l’a handicapé dès l’enfance, mais avec à chaque instant de son existence cette façon de développer ce désir de capter ce qu’il y a de meilleur, d’essentiel â “ et de le faire partager.
Le désir de se réjouir et de réjouir les autres. Car le fait de partager son bonheur le démultiplie.
P. I. – “ François d’Assise, le personnage le plus proche de l’Évangile – “ avec le Christ bien sûr.
Il est à la fois tellement pauvre de lui-même et riche de Dieu que sa joie n’est plus factice : c’est la joie même de Dieu. Car Dieu n’est pas joyeux, Il est Joie.
Dieu n’est pas heureux, Il est Béatitude ! Mais quel chemin que la vie du Poverello…
Rien que ce vers tout simple du Cantique des créatures : « Merci Dieu pour Frère vent et tous les temps ! » Vous connaissez beaucoup de personnes qui apprécient tous les temps ?
Cette capacité d’être réconcilié avec tous les aspects de la nature est pour moi le signe d’une âme totalement unifiée, pacifiée, et donc pleinement heureuse, car elle accueille tout comme un don.
Oui, vous avez raison, il faut accueillir tout comme un don, comme une grâce. Mais souvent, par habitude, on ne se rend plus compte. Plus terrible qu’une âme perverse est l’âme habituée, disait Péguy. Dans l’oratoire de Mère Teresa, une affichette rappelle aux prêtres : « Célèbre ta messe comme si c’était la première ou la dernière ». Ce que nous devrions appliquer à chacune de nos journées.