Interview du 10/07/2004 | Famille Chrétienne | Numéro 1382 | Par Luc Adrian
Tous les hommes cherchent le bonheur, dit-on, mais que mettent-ils sous ce mot ? Peut-on le trouver ici-bas ou faut-il attendre l’au-delà ? Peut-on apprendre à être heureux ? Regards croisés sur le bonheur entre Christophe André, psychiatre, et Pascal Ide, prêtre et philosophe. Un dialogue fécond qui fut… un moment de bonheur.
Tous les hommes cherchent le bonheur, dit-on, mais tous ne donnent pas la même signification à ce mot. Quelle serait votre définition du bonheur ?
Christophe André – Le bien-être, avec la conscience de ce bien-être. Si nous prenons activement conscience des propositions qui s’offrent à nous de confort physique, d’agrément intellectuel, de ravissements esthétiques, de joies de retrouvailles amicales, etc., nous pouvons les transformer en quelque chose qui est plus que du bien-être : du bonheur.
Pascal Ide –“ Le problème, c’est que cette prise de conscience crée une distanciation qui introduit déjà une faille dans le bonheur. Si je m’interroge « suis-je vraiment heureux ? » alors que je savoure un bon plat, je ne suis plus totalement dans la plénitude de la dégustation.
C. A. –“ C’est exact, cette prise de conscience est une opération psychologique plus difficile qu’il n’y paraît. Elle est entravée par de nombreux obstacles quotidiens, des « pollutions psychologiques » : soucis, stress, fatigues, exigences excessives… C’est sans doute pour ça que tant de bonheurs sont rétrospectifs. Ce qu’a souligné le poète : « Bonheur, je t’ai reconnu au bruit que tu as fait en partant »…
Peut-on être heureux tout le temps ?
C. A. –“ Bien sûr que non. La vie se charge de nous rappeler que le bonheur à jet continu n’existe pas. De plus, il y a des moments dans l’existence où la question qui se pose n’est pas celle du bonheur mais de la survie, de la lutte, de l’engagement.
Ceci dit, on a rarement l’occasion dans une journée normale de rencontrer une adversité majeure ou un malheur majuscule ! Ce qui m’intéresse, c’est toutes ces fois où l’on pourrait être heureux et où on ne l’est pas. Je le constate chez des patients, des amis, mes enfants, chez moi : nous sommes des gaspilleurs de bonheur. Le goût du malheur, la sinistrose, nous ferment souvent à l’accueil de ces bonheurs simples.
Aussi suis-je convaincu que le bonheur ne s’obtient que par une certaine démarche volontariste : « Il faut le vouloir », comme on dit.
P. I. –“ Ce que vous évoquez, ce sont pour moi les joies et les plaisirs du quotidien. Et sur ce point, je suis d’accord avec vous : on ne les voit pas assez, et parfois pas du tout. Mais je regrette l’affadissement et la réduction du mot « bonheur ».
Je le définis, moi, comme le bien qui comble, qui sature et ne laisse aucune faille en moi. Je suis très habité par le chemin du bonheur de saint Augustin, décrit dans ses Confessions, qui a marqué tout l’Occident. Il commence par cette phrase célèbre : « Tu nous as fait pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en Toi ».
À ne rechercher que les « petits bonheurs », ne risque-t-on pas d’oublier cette inquiétude fondamentale qui nous rappelle que nous sommes faits pour rien moins que l’infini ? Ces « plaisirs minuscules » ne risquent-ils pas de me divertir, au sens pascalien, c’est-à-dire de me faire oublier d’abord que je dois mourir, et ensuite –“ ma foi me l’assure –“ que je suis un être que seul comblera l’amour infini ?
C. A. –“ Ma démarche est inverse de la vôtre : moi, j’essaie de banaliser le bonheur ! Je ne voudrais pas qu’il arrive à mes proches ou à moi-même la mésaventure qui survient à d’autres dans l’amour. À force d’attendre le « grand amour », on ne le trouve jamais.
Aussi, je dis à mes patients : « Surtout, n’attendez pas le grand bonheur ». À force d’espérer la pépite d’or, vous laissez passer les paillettes. Et je les encourage à réfléchir au moyen de quatre verbes : être –“ c’est le bonheur presque animal de se réjouir d’être vivant, de se sentir exister ; avoir – le bonheur de posséder des choses qu’on aime ; faire –“ c’est le bonheur de l’action dans le travail, le sport, la création, le bricolage… ; appartenir –“ c’est le bonheur d’avoir une famille, des amis, d’être membre d’une association, d’un groupe…
Nos bonheurs quotidiens se répartissent presque tous dans l’une ou l’autre de ces catégories. Une fois identifiés, il faut au jour le jour s’entraîner à prendre conscience de chacun d’entre eux et à le cultiver.
D’accord, ce sont des petits bonheurs, simples, élémentaires, modestes, mais ce sont ceux-là qui sont à notre portée. Quant aux grands bonheurs, ils nous seront offerts comme des grâces…
Vous distinguez les « bonheurs d’élevage » et les « bonheurs sauvages »…
C. A. –“ Il y a les bonheurs construits, que nous avons favorisés, qui sont le fruit de nos efforts, comme les fleurs dans un jardin dont la présence paraît naturelle mais qui sont en fait le fruit d’un labeur et du temps ; il faut savoir les goûter.
Mais il y a aussi des bonheurs offerts qui nous surprennent, que nous n’avons ni cherchés, ni imaginés, ni mérités. La langue anglaise utilise une belle expression : « Count your blessings », « comptez vos bénédictions ». Il nous reste, pour ces « grâces », un rôle à jouer : savoir les accueillir, les recevoir, demeurer ouvert à la possibilité d’y être sensible.
P. I. – Nos points de vue divergent, mais je vous rejoins pleinement sur quatre points.
Le premier, c’est que le bonheur est un acte et non un état passif. Le bonheur ne s’attend pas, il s’acquiert et se conquiert. Pour Aristote, le bonheur est « l’acte le plus parfait de la vertu la plus parfaite ». Avoir des amis ne me rend pas heureux ; ce qui me rend heureux, c’est l’acte de les fréquenter. Toujours pour Aristote, la joie est la surabondance de l’opération. Je la goûte par exemple quand je joue du piano… mais encore faut-il que j’en joue !
Deuxième point : le bonheur ne dépend pas seulement des conditions matérielles extérieures, mais du regard intérieur avec lequel je vais lire l’événement.
Troisième point : le bonheur n’est pas dans le futur, mais dans le présent.
L’Église n’a-t-elle pourtant pas prêché que le bonheur ne devait pas être recherché présentement et ici-bas ?
P. I. –“ Les chrétiens ont pris à la lettre la mauvaise traduction d’une phrase célèbre de la Vierge à Bernadette Soubirous, à Lourdes : «Je ne vous promets pas le bonheur en ce monde mais au Ciel». Cette vie ne serait donc qu’une vallée de larmes où tout bonheur serait suspect… C’est révélateur d’une mentalité rigoriste redoutable qui nous imprègne encore.
Or, la traduction exacte du dialecte bigourdan donne : « Je ne vous promets pas sur Terre le bonheur du Ciel ». Cela veut dire qu’il y a au Ciel un bonheur parfait, mais qu’il y a aussi sur la Terre un bonheur possible à acquérir !
On a trop oublié que l’un des premiers mots du Christ rapportés par les évangélistes est « Heureux », et que dans les huit Béatitudes, la première et la dernière sont au présent. Il y a vraiment un sens présent du bonheur dans la Foi chrétienne.
J’ai parlé tout à l’heure, Christophe André, des trois premiers points où je vous rejoignais… voici le quatrième : notre bonheur humain ne peut faire l’impasse des heures du malheur, il ne biffe pas les moments tragiques de l’existence.
C.A. –“ Nous sommes la seule espèce animale à savoir que nous allons mourir. D’où une vertigineuse et constante angoisse pour certains d’entre nous. Ce que Woody Allen résumait ainsi : « Depuis que l’homme sait qu’il est mortel, il a du mal à être tout à fait décontracté ». On s’efforce de faire semblant, ou d’évacuer le problème en fuyant dans la distraction, la jouissance, les drogues… mais l’inquiétude demeure consubstantielle.
Or, le bonheur est la seule chose qui nous permet de l’affronter.
Claudel disait très justement : « Le bonheur n’est pas le but mais le moyen de la vie ». Selon moi, on ne vit pas pour être heureux, mais on parvient à vivre parce qu’on est heureux de temps en temps.