« À force de les avoir sous les yeux, on finit par ne plus les voir. En somme, on ne les prend pas au sérieux. Erreur ! Les couleurs ne sont pas anodines, bien au contraire. […] Elles influencent profondément notre environnement, nos comportements, notre langage et notre imaginaire [1] ».
L’on connaît les effets généraux de la lumière et des couleurs sur le bien-être des personnes – par exemple sur le trouble affectif saisonnier [2] –, au point que l’on parle aujourd’hui de photothérapie (ou de luminothérapie) et de chromothérapie. Considérons successivement quelques effets (1) et quelques causes (2). Puis, nous élargirons notre propos (3.
- Les effets de l’exposition à la lumière bleutée (qu’elle soit regardée ou qu’elle éclaire la peau) sont multiples : bénéfiques ou mélioratifs (ils accroissent le bien) et thérapeutiques (ils diminuent le mal) ; physiques et psychiques ; du point de vue psychique ou intérieur, affectifs, cognitifs (attentionnels et mémoriels, notamment) et actifs. Passons quelques travaux en revue.
Par exemple, l’équipe de Gilles Vandewalle, à Liège, a montré, en faisant appel à l’imagerie médicale (IRM) que regarder de la lumière bleue augmentait les performances cognitives, en l’occurrence la mémoire dite de travail ou à court terme, et la mémoire à long terme, l’attention, d’où découle un gain dans la compétence active comme le contrôle exécutif [3].
Des chercheurs ont exposé un groupe de personnes qui avaient subi un traumatisme crânien à une source de lumière bleue pendant trente minutes, tous les matins pendant une durée de six semaines. Comparativement au groupe témoin, ces patients ont récupéré plus vite, ont bénéficié d’un meilleur sommeil pendant la nuit et, ce qui est la conséquence, d’une somnolence réduite pendant la journée [4].
Une autre étude, effectuée par une équipe du Massachusetts General Hospital de Boston, concerne aussi ces effets positifs sur le sommeil et la somnolence, mais chez les malades de Parkinson. En effet, dans 90 % des cas, ceux-ci souffrent d’un sommeil fragmenté et de somnolence diurne. Or, les chercheurs ont exposé 31 malades parkinsoniens, deux fois par jour, à une forte lumière (qui n’était pas seulement bleue). Et elle a observé les mêmes effets que la précédente étude [5].
- Les mécanismes physiologiques sont eux aussi multiples.
Les processus se différencient selon la manière dont la lumière bleue est reçue. Si c’est la peau qui est exposée, l’un des processus en jeu dans les troubles émotionnels semble être le suivant. La peau qui est exposée à une lumière bleutée, diminue sa conductivité électrique. Or, celle-ci est liée à l’activité des glandes sudoripares que le stress accroît. Donc, le bleu produit en nous un effet relaxant [6].
Si elle est recueillie par les yeux, elle fait appel à un pigment photosensible, la mélanopsine. C’est ce qu’a montré David Berson, de l’université Brown. En effet, ce pigment se trouve dans le tissu rétinien. Or, il est sensible aux longueurs d’onde lumineuses situées entre 460 et 500 nanomètres, soit la gamme des bleus. Par ailleurs, lorsque la rétine est activée par cette couleur, le signal neuronal est envoyé vers les noyaux suprachiasmatiques. Or, ceux-ci jouent un rôle décisif dans la régulation de ce biorythme fondamental qu’est l’horloge circadienne : la journée commence avec l’aurore et l’apparition d’un ciel bleu [7]. De même, certains pensent que l’effet bénéfique de la lumière passe par une resynchronisation des rythmes circadiens perturbés par la maladie de Parkinson. Une conséquence pratique en est qu’il est plus aisé de se réveiller et se lever aux premières lueurs du jour. D’autres, comme Gilles Vandewalle, émettent l’hypothèse selon laquelle le bleu stimulerait certains neurotransmetteurs cérébraux, en particulier la noradrénaline qui est médiateur de la vigilance.
- Ainsi, de toutes les couleurs, le vert y compris, le bleu est la plus bienfaisante. Les artistes nous l’avaient déjà appris. C’est ainsi que le peintre français Yves Klein, qui est né à Nice, s’est rendu célèbre par ses monochromes et notamment son bleu outremer. On sait moins qu’il a fait l’expérience de cette couleur non de l’azur du ciel provençal ou de la mer Méditerranée, mais des ciels qu’a peints Giotto sur les murs de la basilique Saint-François à Assise [8].
Dans la première des Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987) intitulée L’heure bleue, le cinéaste Éric Rohmer met en scène une jeune femme, Mirabelle, qui vit à la campagne et est en attente de l’heure bleue – qu’il vaudrait mieux appeler « minute bleue », car elle dure quelques dizaines de secondes –, ce moment magique juste avant que la nuit le cède au jour, moment où il règne un absolu silence. Or, ce moment est longuement attendu ; il y a même une ratée qui met Mirabelle au désespoir. Enfin, arrive l’heure bleue qui constitue la dernière scène de l’épisode. Moment de ravissement intense, de pur bonheur, que magnifie la photographie. Soudain, éclôt un chant d’oiseau qui annonce l’aurore toute proche. Il est d’ailleurs significatif que ce temps de bonheur est vécu non dans la solitude, mais dans l’intimité de l’amitié avec Reinette. C’est l’attente ensemble, dans l’amitié, qui rend ce moment si bienheureux et si désirable. « C’est donc seulement dans la profondeur de la relation, d’amour ou d’amitié que la joie, semble dire Rohmer, est possible [9] ».
- Ces observations s’inscrivent dans un cadre plus général dont je ne dessine ici que le programme.
En amont, elle s’enracinent dans une conception de la couleur qui est philosophique et même métaphysique : elle se refuse à une réduction de la couleur non seulement idéaliste et donc subjectiviste (la couleur comme construction de notre psychisme) [10], mais aussi phéoménologique, mais aussi réaliste (la chromie serait seulement un accident superficiel, déconnecté de la substance) ; elle se refuse également à une approche seulement phénoménologique [11] ; en plein, la couleur possède une profondeur métaphysique, c’est-à-dire révèle quelque chose de l’être [12]. Ce qui est vrai de la couleur en général se vérifie aussi de chaque couleur en particulier, dans ses interconnexions [13] et même dans leur singularité [14]. Osons aller jusqu’à dire que cette herméneutique des couleurs possède un enracinement théologique [15], christologique [16] et trinitaire [17].
En latéral, cette cosmologie du bleu s’enrichirait d’une induction mésoscopique sur la nature bienfaisante (notamment à travers les différentes sensations [18]) et macroscopique qui ne pourrait que constater combien les entités immenses comme le ciel, l’océan, la Terre vue de loin, adoptent la couleur bleu, et s’inscrirait dans une relecture du cosmos à travers la symbolique des couleurs (par exemple, le vert comme symbole du végétal, le rouge comme symbole de l’animal)
En aval, l’approche ontologico-théologique de ce qu’il faut appeler le mystère du bleu (ce qui s’étend à chaque couleur), mystère qui s’enracine dans le mystère majeur de la lumière, devrait ouvrir sur une pratique de la couleur : pratique éthique [19] ; pratique thérapeutique, ainsi que les études le montrent et que nos développements ont illustrée ; pratique éducative, esthétique, etc.
Pascal Ide
[1] Michel Pastoureau, Le petit livre des couleurs. Entretien avec Dominique Simonnet, Paris, Éd. du Panama, 2005, p. 7. (repris en coll. « Points. Histoire » n° H377, Paris, Seuil, 2014).
[2] Il a été découvert par le psychiatre sud-africain Norman Rosenthal en 1982. Cf. Norman Rosenthal, Seasonal Affective Disorders and Phototherapy, New York, Guilford Press, 1989 ; Du soleil au quotidien, trad. Monique Robert, coll. « Presses pocket. L’âge d’être » n° 4714, Paris, Presses Pocket, 1991.
[3] Cf. Gilles Vandewalle, Pierre Maquet & Derk-Jan Dijk, « Light as a modulator of cognitive brain function », Trends in Cognitive Sciences, 13 (2009) n° 10, p. 429-438.
[4] Cf. William D. S. Killgore, John R. Vanuk, Bradley R. Shane, Mareen Weber & Sahil Bajaj, « A randomized, double-blind, placebo-controlled trial of blue wavelength light exposure on sleep and recovery of brain structure, function, and cognition following mild traumatic brain injury », Neurobiology of Disease, 134 (2020), 104679.
[5] Cf. Aleksandar Videnovic, Elizabeth B. Klerman, Wei Wang, Angelica Marconi, Teresa Kuhta & Phyllis C. Zee, « Timed light therapy for sleep and daytime sleepiness associated with parkinson disease: A randomized clinical trial », JAMA Neurology, 74 (2017) n° 4, p. 411-418.
[6] Cf. Keith W. Jacobs & Frank E. Hustmyer, Jr., « Effects of four psychological primary colors on GSR, heart rate and respiration rate », Perceptual and Motor Skills, 38 (1974) n° 3, Pt. 1, 763-766.
[7] Cf. David M. Berson, Felice A. Dunn & Motoharu Takao, « Phototransduction by retinal ganglion cells that set the circadian clock », Science, 295 (2002) n° 5557, p. 1070-1073.
[8] « Toutes les couleurs amènent des associations d’idées concrètes, matérielles et tangibles, tandis que le bleu rappelle tout au plus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans la nature tangible et visible » (Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, 2019).
[9] Maria Vittoria Gatti, « Rohmer e Kusturica: due modi di raccontare la gioia », La gioia. Communio, 195 (2004), p. 68-71, ici p. 70.
[10] Sur l’irréductibilité de la qualité de la couleur à une construction qui est toujours quantitative et, plus généralement sur le « problème du fossé explicatif » entre phénomène subjectif et phénomène physique (cf. Joseph Levine, « Materialism and qualia: The explanatory gap », Pacific Philosophical Quarterly, 64 [1983] n° 4, p. 354-361), cf. l’expérience de pensée élaborée par le philosophe australien Frank Jackson dans un article fameux : « What Mary didn’t know », The Journal of Philosophy, 83 (1986), p. 291-295.
[11] Cf., par exemple, Claude Romano, De la couleur, coll. « Un cours de », Chatou, Éd. de la Transparence, 2010 ; coll. « Folio. Essais » n° 660, Paris : Gallimard, 22020.
[12] Cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015, chap. 12-13.
[13] Cf. pascalide.fr : « Signification métaphysique de la polarité blanc-noir ».
[14] Cf. pascalide.fr : « Le bleu, couleur métaphysique ? »
[15] Cf. pascalide.fr : « Le bleu de l’eau, couleur de l’infini »
[16] Cf. pascalide.fr : « Le Ciel, élevé, immense et bleu (Ascension, 29 mai 2025) »
[17] Cf. Pascal Ide, « L’ontologie trinitaire des couleurs. Une relecture de la loi de complémentarité chromatique », Sophia, 14 (2022) n° 1, p. 143-160.
[18] Cf. pascalide.fr : « La nature nous fait du bien 1 (Willis) » ; « La nature nous fait du bien 2 (Guéguen) ».
[19] Une question devra être alors affrontée : quelle relecture proposer de ce fait massif selon lequel les aliments semblent adopter toutes les couleurs sauf le bleu ? Est-ce pour signifier l’altérité, voire la transcendance de ce bleu qui décidément paraît disposé à symboliser l’infini, voire le divin qui, dans un premier temps est extérieur : le donateur (Créateur) est autre que le récepteur (créé).