Joël Dicker, La vérité sur l’Affaire Harry Quebert, Paris, De Fallois-L’Âge d’Homme, 2012, rééd. poche, 2014, avec postface, 2018. Jean-Jacques Annaud en fait actuellement une adaptation cinéma éponyme d’une dizaine d’heures, entre série télé et film que, dans sa postface, Joël Dicker appelle « méga-métrage » (p. 877).
Histoire
À la fin du mois d’août 1975, Nola Kellergan, âgée de quinze ans, disparaît mystérieusement du village fictif d’Aurora, dans le New Hampshire aux États-Unis. Une vieille dame, Deborah Cooper, qui a vu un homme poursuivre la jeune fille dans la forêt entourant la ville, se fait tuer quelques minutes plus tard. L’affaire est classée sans suite, vu le peu d’indices et de pistes.
À New York en 2008, Marcus Goldman est un jeune écrivain qui vient de connaître le succès grâce à son premier roman. Gloire éphémère toutefois, car son éditeur exige un nouveau livre et le menace d’un terrible procès s’il n’écrit rien dans les délais ; or, Marcus est en panne d’inspiration. Sur l’invitation de son vieil ami et mentor, l’ex-professeur d’université, Harry Quebert, il part se ressourcer à Aurora. Harry est auteur d’un best-seller encore beaucoup plus fameux, intitulé Les Origines du mal. Toujours atteint du syndrome de la page blanche, Marcus doit repartir pour New York. Quelques jours plus tard, un coup de téléphone bouleverse sa vie : Quebert vient d’être arrêté par la police ! En effet, dans son jardin, on a retrouvé, enterré, un squelette qui s’avère être celui de Nola Kellergan, disparue trente-trois ans plus tôt. Encore plus accablant, il est accompagné du manuscrit du best-seller de son ami !
Convaincu de l’innocence de son ami, Marcus décide de lui venir en aide en cherchant à comprendre ce qui s’est passé, trente-trois ans plus tôt. Assisté de Perry Gahalowood, un policier aussi compétent que revêche qui est, lui aussi, insatisfait des résultats préliminaires de l’enquête, il rouvre le dossier. Quels secrets cachent cette petite ville apparemment si tranquille du New Hampshire ?
Cote
* * (moyen)
Lectorat
Adultes
Commentaire
Sur le conseil enthousiaste de lecteurs (sensés être) avisés et chrétiens, j’ai acheté et dévoré en une journée ce page-turner abondamment récompensé (Prix de la Vocation Bleustein-Blanchet, Grand Prix du Roman de l’Académie Française, Prix Goncourt des Lycéens) et abondamment lu (plus de trois millions d’exemplaires dont la moitié en français).
Assurément, l’amateur de policier ou d’aventure est pris par cette histoire au rythme étourdissant qui, sur 850 pages, réussit à renouveler constamment l’attention au moment même où tout suspense semble être éventé. L’amateur d’intrigue ne peut que s’émerveiller devant la maîtrise des possibles buissonnants, des temporalités croisées et de la limpidité toujours assurée du scénario. L’amateur de cinéma relèvera combien la structure filmique rétroagit sur la narrativité : à l’antique emboîtement des narrations dans la narration à la Pierre Benoît s’est substituée la foisonnante multiplication des flashbacks rigoureusement datés. L’amateur de réflexion et plus encore celui qui s’essaie à l’écriture se réjouiront, voire se nourriront des 31 conseils qui, en ouvrant les chapites, égrènent la lecture : s’ils ne sont pas tous d’une abyssale profondeur ni d’une admirable nouveauté, ils sont clairement issus de l’expérience de l’auteur et nous offrent souvent d’utiles méditations sur le métier d’écrivain et la fabrique du best-seller à l’ère du mercatique et du numérique.
Cela concédé, je suis sorti de la lecture plus essoufflé qu’inspiré, plus excité qu’apaisé – à rebours des conseils et observations ultimes du livre : « Les livres sont comme la vie. Ils ne se terminent jamais vraiment » (p. 851) ; « Après avoir terminé votre livre, le lecteur doit se sentir envahi d’un sentiment puissant » (p. 853) ; « Deux choses donnent du sens à la vie : les livres et l’amour » (p. 857). Et j’ai pris le temps de placer des mots sur cette impression mitigée. Un faisceau de raisons a convergé, dont certaines sont casuelles et s’expliquent par la jeunesse de l’auteur, mais dont d’autres sont moins superficielles et s’expliquent par notre contexte actuel encore plus perplexe que complexe.
Parmi les premières : à force de rebondissements, le sense semble sacrifié sur l’autel du sensitive ; à force de vouloir être humoristique, la charge contre les figures maternelles finit par les rendre caricaturales, voire invraisemblables ; à force de complexifier le personnage, la structure psychotique de Nola perd beaucoup de sa cohérence et de son attirance.
Parmi les secondes : si elle est un triste reflet de la paupérisation lexicale généralisée, épinglée par Desmurget dans son tout récent et très bienvenu essai Fabrique du crétin digital (cf. résumé à venir sur le site), la pauvreté de la langue, du vocabulaire, de la syntaxe n’en est pas moins inquiétante – sans rien dire de la vulgarité insue de certaines expressions – ; bien qu’elle soit aussi un écho de notre perte généralisée de balise éthique, l’immoralité (il faut ajouter sans complaisance, ni voyeurisme) du propos, notamment en matière d’éthique sexuelle (au fond, l’on nous vend comme bouleversante histoire d’amour romantique une passion à la symbolique incestuelle entre une adolescente psychotique et un pseudo-écrivain voleur et menteur irrepenti) finit par appesantir et attrister la conscience morale ; bien qu’il soit pétri de bonnes intentions crypto-éthiques et clairement scénaristiques (roman dans le roman, roman du roman, etc.), l’omniprésence du « je » finit par attester une inflation de l’ego (comment un auteur – dont les remerciements finaux montrent combien il s’est identifié à son héros – peut-il sans sourciller et presque naïvement rédiger de longues pages d’un roman qu’il présente par ailleurs comme le plus grand chef d’œuvre d’une génération ?)…
Pascal Ide