(Colloque « Messiaen, la force d’un message », Académie royale de Belgique, Bruxelles, 4-5 mai 2012)
e) Des canyons aux étoiles…(1971-1974)
Nous avons vu comment Messiaen illumine les facettes mystérieuses de l’être infiniment transcendant de Dieu – ce que l’on appelle parfois ses attributs – à partir de la caritas. De cette hauteur, toute la création lui apparaît ruisselante de l’amour unitrine. C’est ce que montre le commentaire détaillé de la monumentale œuvre orchestrale que composa Messiaen de 1971 à 1974 : Des canyons aux étoiles…Derechef, je n’en retiendrai que quelques notations théologiques de l’auteur afin d’y laisser perler l’amour dont elles sont secrètement porteuses.
- La première note se fondera sur le texte biblique initial noté en exergue de la sixième pièce, « Appel interstellaire » : « C’est Lui qui sait le nombre des étoiles, appelant chacune par son nom » (Ps 146,4). Olivier Messiaen chérit trop le cosmos pour ne pas relever cette parole du dernier cycle des psaumes, tout entier dédié à la louange divine. D’abord, c’est le seul texte vétérotestamentaire, à ce que je crois, qui attribue une sollicitude individualisée de Dieu pour chaque étoile, au point que chacune d’entre elles mérite de recevoir un nom, ce qui est un privilège réservé aux hommes : Dieu qui fait surgir végétaux et animaux « selon leur espèce » (Gn 1) crée l’homme et la femme individuellement (Gn 2). Ensuite, comment ne pas relever la saisissante parenté existant entre ce verset psalmique et l’une des paroles du NT qui fascine le plus l’organiste de la Trinité et sera d’ailleurs citée en ouverture de la huitième pièce : « Une étoile même diffère en éclat d’une étoile » (1 Co 15,41) ? Cette affirmation de l’Apôtre atteste la même vigilance individualisée, mais dans un contexte eschatologique, où seul l’amour demeure (cf. 1 Co 13,13). Enfin, Messiaen ne s’est pas contenté de relever cet hapax cosmologique, il l’a solidarisé au verset précédent dont on ne dira pas assez combien il détonne et étonne : « C’est Lui qui guérit les cœurs brisés et soigne leurs blessures ». Or, là encore, c’est l’amour qui seul ouvre l’intelligence des Écritures [1].
- La pièce centrale des Canyons se trouve aussi être la plus longue et la plus importante dans son thème : « Bryce Canyon et les Rochers rouge-orange ». L’on sait, en effet, quelle émotion fut celle d’Olivier Messiaen lorsqu’il rencontra, selon ses propres mots, « la plus grande merveille de l’Utah » ; il y demeura une semaine, traversa le cirque immense à pieds, remplit son carnet de notations chromatiques, géologiques, ornithologiques, alors qu’Yvonne multipliait les photographies.
La pièce est introduite par trois paroles. Je me limiterai à la deuxième. Il s’agit d’un passage fameux mais néanmoins mystérieux de l’épître aux Éphésiens : « Vous comprendrez la hauteur et la profondeur » (Ep 3,18). Messiaen l’entend d’abord de la double perspective [2] avec laquelle il contempla ces splendides canyons américains : la première, descendante, lorsqu’il les a « vus d’en haut, avec le vertige de l’abîme », que l’on rencontre dans d’autres œuvres ; la seconde, ascendante, lorsqu’il est arrivé en bas et qu’il a levé les yeux, « progressant depuis les plus profondes entrailles de la terre jusqu’aux étoiles » – ce qui donnera le titre de l’œuvre, ainsi que l’énonce l’explication liminale : « en s’élevant des canyons jusqu’aux étoiles – et plus haut, jusqu’aux ressuscités du Paradis ». Olivier Messiaen sait-il que cette symbolique verticale bidirectionnelle [3] rejoint la conception balthasarienne de l’analogie (remontée) qui doit être doublée d’une catalogie (descente) [4] ? Quoi qu’il en soit, la représentation spatiale de l’épître paulinienne, qui est d’ailleurs jointe à deux autres dimensions, « la longueur et la largeur », notifie le mystère même de Dieu, précisément « l’Amour du Christ [5] », ainsi que l’atteste le contexte. Par conséquent, les Rochers rouge-orange de Bryce Canyon célèbrent, pour Messiaen, l’agapè divine qui se donne en toute sa sublime hauteur et son abyssale profondeur.
- Enfin, la huitième pièce de l’œuvre – « Les ressuscités et le chant de l’étoile Aldébaran » – s’ouvre sur deux ou plutôt trois citations qui entrent en résonance avec celles des deux pièces précédentes : le passage de l’épître aux Corinthiens sur les étoiles ; quelques phrases de Romano Guardini dont un autre livre avait été mentionné dans l’introduction à la septième pièce ; un verset de la grande théophanie de Job (38,7) qui répond à un autre passage cité dans la présentation de la sixième pièce (16,18). Arrêtons-nous à la citation du théologien allemand. « Le cœur de Jésus sera l’espace qui renfermera toutes choses […]. Tout sera transparence, lumière […]. L’amour comme état permanent de la création, l’identité de l’intérieur et de l’extérieur : voilà ce que sera le ciel ».
Cette pièce introduit la troisième partie des Canyons aux étoiles… dont la thématique est nettement eschatologique et justifie ainsi la dernière étape décrite dans la présentation et explicitant les points de suspension : « jusqu’aux ressuscités du Paradis ». Or, cette théologie musicale des fins dernières chante l’amour vainqueur (sans triomphalisme). Trois signes convergents le montrent. Tout d’abord, Messiaen le dit explicitement par la suite : « Le texte de Guardini ajoute l’amour » au texte de saint Paul sur les Corps glorieux. Précisons la nouveauté. En relisant le passage de la Première aux Corinthiens comme un exposé sur les corps glorieux, Messiaen se fait le disciple de la grande scolastique médiévale, notamment de saint Thomas, qui interprète les v. 42-44 du chapitre 15 comme un exposé ex professo de leurs quatre qualités : incorruptibilité, clarté, agilité, spiritualité [6]. Or, si l’Aquinate les interprète à partir de la vision béatifique et des différentes relations de l’âme au corps, Messiaen les comprend, à la suite de Guardini, directement à partir de l’amour [7]. L’interprétation bienveillante et continuiste du musicien-théologien ne doit pas masquer l’inédit : une nouvelle fois, il enrichit l’anthropologie eschatologique de saint Thomas à l’aune de l’amour.
Ensuite, une relecture attentive du passage cité par Messiaen observe un autre changement. Au lieu de « Le cœur de Jésus sera l’espace qui renfermera toutes choses », il est écrit : « Le cœur de l’homme-Dieu sera l’espace qui renfermera toutes choses [8] ». Assurément, le lapsus de Messiaen n’altère pas le sens – d’autant que toute la théologie guardinienne des eschata [9] est christocentrée. Seulement, en remplaçant l’expression plus abstraite « l’homme-Dieu » par « Jésus », n’introduit-t-il pas une note plus personnelle, plus proche – et surtout plus affectueuse ? D’ailleurs, les autres caractéristiques, « transparence, lumière », « l’identité de l’intérieur et de l’extérieur », doivent être compris comme des propriétés et des conséquences de l’amour [10] : commentant les deux derniers chapitres de l’Apocalypse (21-22), le théologien allemand fait baigner la nouvelle Création dans une sereine lumière d’amour, celle des noces entre le Christ et l’Épouse qu’est l’Église, c’est-à-dire la création transformée par l’amour (« l’Épouse c’est la création [11] »).
Enfin, cette eschatologie ne concède-t-elle pas trop au platonisme ? N’a-t-elle pas abandonné en cours de route toute la texture matérielle de la création ? Que nenni ! La citation de Guardini ouvrant la pièce précédente l’assure : « Les choses temporelles ne seront pas effacées, mais assumées dans l’éternité ». La perspective de Messiaen est résolument théophanique et donc puissamment intégrative : pas une once de la création visible ne doit être perdue [12], non seulement parce que tout doit être assumé et sauvé, mais aussi parce que tout conduit à Dieu – par défaut et par surabondance. Aux noms d’Irénée et de Péguy que Balthasar rapprochait pour en faire les deux plus grands témoins antignostiques de l’histoire du christianisme, il faudrait donc ajouter Messiaen qui, lui aussi, fait resplendir la gloire de Dieu jusque dans l’éclat de la matière. Or, cette synthèse qui, dans le plus infime, voit luire le plus ultime, qui, plus encore, se réjouit de leurs noces intimes, est l’œuvre de l’amour. Là réside l’une des portes ouvrant à la compréhension de la contemplation messiaenesque qui, constamment, cherche à surmonter les dipôles en tension : temps et éternité, déjà-là du présent et pas encore de la gloire promise, son et couleur, Créateur et création, etc. C’est ainsi que la « beauté sauvage » de Cedar Breaks (cinquième pièce des Canyons aux étoiles…) fait lever en lui ce sentiment qui est aussi un Don de l’Esprit-Saint : la crainte, qui est elle-même le narthex de l’adoration. En affirmant que « cet ensemble [de couleurs et de profondeur abyssale qu’est l’amphithéâtre spectaculaire du Cedar Breaks] [lui] a inspiré un sentiment analogue à celui de la ‘crainte’ », Messiaen ouvre une fenêtre sur son âme franciscaine pour qui toute réalité est un vestige de Dieu et plus encore une expressio [13]du Verbe créateur. De même, le « terrifiant défilé des gorges de l’Infernet », « l’épouvante de l’Abîme » évoque, pour lui, « symboliquement », « le grand appel vers Dieu de la misère humaine [14] ». Ainsi que nous l’avons déjà dit et le redirons avec la prochaine œuvre, Messiaen lisait la présence de Dieu activement partout dans la création. Certains se sont extasiés du lien étroit qu’il établissait entre le son et la couleur ; mais, beaucoup plus resserrée sont les épousailles en lui du don et du Donateur – cette communion conjurant tant la séparation que la confusion.
Nous pouvons donc conclure que « Les ressuscités et le chant de l’étoile Aldébaran » – qui est peut-être « le plus beau de tous les grands mouvements lents de Messiaen [15] » – ne sacrifie donc rien du monde, mais transfigure toute sa matière en lumière, dans l’agapè.
f) Saint François d’Assise (1975-1983)
À peine achevait-il l’immense cycle orchestral Des canyons aux étoiles, Messiaen se lançait dans l’écriture d’une autre œuvre de commande, encore beaucoup plus monumentale, l’opéra Saint François d’Assise, dont Claude Samuel dit qu’elle est une « extraordinaire leçon de théologie » et, plus encore, une « somme [16] » de tout son univers sonore et spirituel [17]. À ce chef d’œuvre hors normes auquel Olivier Messiaen consacra huit années d’intense labeur, nous demanderons quelques ultimes confirmations de notre thèse selon laquelle le cœur brûlant de son œuvre est l’agapè mis en musique.
- À titre apéritif, rappelons la réponse que le compositeur donne à l’objection selon laquelle son opéra est trop riche pour décrire un saint qui est pauvre : « Il était extrêmement pauvre, il mangeait à peine et ne possédait qu’un seul habit rapiécé, mais il était riche du soleil, des fleurs, des arbres, des oiseaux, des océans, des montagnes, il était riche de tout ce qui l’entourait. C’est la plus belle des richesses [18] ». Ne nous trompons pas sur le sens de la réponse. Elle n’est pas un de ces paradoxes ou de ces oxymores dont Messiaen a le secret [19] – encore moins une pirouette. Là encore, la raison profonde tient à l’amour qui est fille de Poros et Pénia [20]. Renouvelant et approfondissant le Banquet de Platon, l’un des principaux philosophes contemporains – sinon le principal – ayant influencé Balthasar, Ferdinand Ulrich, a longuement médité sur la ‘dialectique’ de richesse et de pauvreté au cœur de l’amour [21].
- Embrassant l’opéra dans sa totalité, j’affirmerai qu’il est une méditation sur le thème de l’amour transformant. Messiaen lui-même l’explique très clairement à Claude Samuel. On se souvient en effet que Messiaen a voulu dégager son opéra d’éléments annexes (le loup de Gubbio) ou parasites (au sens où ils auraient requis de longues explications ou suscité des interprétations par exemples psychanalytiques, comme la relation de François à son père), pour ne traiter que « le cheminement de la grâce [22] ». Or, le troisième tableau est « le moment décisif », « le tableau clef » : c’est le moment où « François devient saint François », donc entre pleinement dans sa vocation. Et cette transformation réside dans la capacité à aimer ce qui est le moins aimable : François demande dans le deuxième tableau « à rencontrer un lépreux qu’il serait capable d’aimer », ce qui sera « l’acte principal de sa vie ». Le tableau suivant voit la réalisation plénière de la prière de François : non sans lutte, il s’assoit à côté du lépreux ; celui-ci pressent que le pauvre d’Assise n’est pas comme les autres parce qu’il l’aime (« Les autres m’appellent le lépreux, mais toi tu m’appelles mon ami ») ; de fait, François tend les bras et le lépreux s’y jette : son cœur s’est transformé par et dans l’amour – métamorphose invisible que visibilise la guérison du lépreux dont les pustules disparaissent. Le tableau et l’acte s’achèvent dans cette lumière de l’amour transformant : « À ceux qui ont beaucoup aimé, tout est pardonné ! ». Ce troisième tableau où tout bascule est à ce point important que Messiaen y fait allusion au terme du dernier tableau (« La mort et la nouvelle vie ») en rappelant un des thèmes les plus importants de la partition, chanté par l’Ange et repris par saint François (« Dieu est plus grand que ton cœur », qui fait allusion à ) : « C’est lorsqu’il va mourir que l’Ange rappelle à saint François ce moment décisif de son existence, où sa bonté envers le lépreux lui a permis d’atteindre la sainteté [23] ».
Dans le même ordre d’idées, j’émettrais aussi une hypothèse sur la structure théologique de l’opéra. N’épouserait-il pas la dynamique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, telle qu’elle se déploie sur les quatre Semaines et telle qu’elle fut explicitée par le jésuite français contemporain Gaston Fessard, l’un des condisciples de Balthasar : la méditation de son péché (première semaine) ; la vie de Notre Seigneur (deuxième semaine) ; la Passion du Christ (troisième semaine) ; la Résurrection (quatrième semaine) [24] ? Relisons les huit scènes à cette lumière : la prise de conscience du péché que Messiaen remplace [25] par le désir encore impuissant de François (premier et deuxième tableaux) ; l’option pour l’amour, le baiser au lépreux (troisième tableau), dont le changement retentit dans les trois tableaux suivants ; l’identification à la Passion du Christ (septième tableau) ; l’entrée dans la gloire (huitième tableau). Or, cette logique quaternaire vrille tout entière autour de la décision (ou élection) qui est placée en plein milieu, à la césure entre deuxième semaine et troisième semaine, et cette élection est l’acte de la liberté qui, placée face à l’amour pardonnant de Dieu, décide, en retour, de se donner à lui [26]. Dans l’opéra, cette élection correspond à l’acte posé par François qui fait basculer sa vie vers la sainteté. Si l’hypothèse ici émise s’avérait vraie, elle confirmerait que tout l’opéra chante l’amour : celui de Dieu qui se donne en Jésus ; celui de l’homme qui, en réponse, se donne à Dieu par Jésus [27].
- Arrêtons-nous maintenant à un seul tableau, le sixième, qui est aussi le dernier auquel a travaillé Messiaen, sans doute à cause de sa singulière difficulté, mais aussi à cause du défi qu’il s’est lui-même lancé : « Je voulais absolument qu’il soit ma meilleure musique d’oiseaux [28] ». Les superlatifs n’ont pas manqué pour vanter « Le prêche aux oiseaux » : « le plus enthousiasmant, le plus fou, le plus riche d’intention dans l’harmonie et les timbres » ; contenant « la musique la plus complexe et la plus audacieuse qu’il eût conçue jusqu’alors [29] ». On l’a dit, l’intention presque naïve de Messiaen est de rendre compte de l’itinéraire spirituel du Saint. Pourquoi s’attarde-t-il à ce moment, apparemment plus anecdotique que significatif ? Les explications ne manquent pas dont la plus évidente est la place qu’y tiennent les oiseaux. Le grand concert qui occupe la septième section de ce tableau est encore plus foisonnant que dans « Omao, Leiothrix, Elepaio, Shama », l’alexandrin qui intitule la onzième pièce de Des canons aux étoiles…
Mais cette interprétation ne suffit pas. De manière générale, les « petits serviteurs de l’immatérielle joie [30] » n’évoquent-ils pas, plus encore que la liberté, l’amour ou plutôt la liberté que seul donne l’amour [31] ? Dans la pièce intitulée « La joie de la grâce », extraite du Livre du Saint Sacrement qui cherche à évoquer la joie sublime de l’âme du croyant au moment de la communion eucharistique, Messiaen cite l’Imitation de Jésus-Christ : « Celui qui aime, court, vole ! il est dans la joie, il est libre et rien ne l’arrête ». Tel l’oiseau, l’amour donne des ailes, vole, élève. Tel l’oiseau, l’amour est aussi lié à la joie ; voilà pourquoi Messiaen ajoute aussitôt : « Cette pièce symbolise la joie de l’amour divin par des chants d’oiseaux » – ici trois oiseaux de Terre Sainte. Tel l’oiseau, l’amour symbolise au sens étymologique (fort) le ciel et la terre.
Peut-être enfin la réponse réside-t-elle tout simplement dans la source dont s’inspire Messiaen : l’épisode raconté au chapitre 16 des Fioretti. Nous y rencontrons une théologie à la profusion insoupçonnée derrière la description presque naïve [32]. Parcourons-le. Alors que François marchait entre Cannara et Bevagna, deux villages proches d’Assise, « il vit quelques arbres près de la route, sur lesquels il y avait une multitude presque infinie d’oiseaux ; saint François en fut émerveillé et dit à ses compagnons : ‘Vous m’attendrez ici sur la route, et j’irai prêcher à mes frères les oiseaux’ ». Tous vinrent à terre, à ses pieds, et « restèrent immobiles » le temps de la prédication.
Mais que leur fut-il raconté ? Voici « la substance du sermon de saint François : ‘Mes frères les oiseaux, vous êtes très redevables à Dieu votre créateur, et toujours et en tous lieux vous devez le louer parce qu’il vous a donné la liberté de voler partout, et qu’il vous a donné aussi un double et triple vêtement ; ensuite parce qu’il a conservé votre semence dans l’arche de Noé, pour que votre espèce ne vînt pas à disparaître du monde ; et encore vous lui êtes redevables pour l’élément de l’air qu’il vous a destiné. Outre cela, vous ne semez ni ne moissonnez, et Dieu vous nourrit, et il vous donne les fleuves et les fontaines pour y boire, il vous donne les montagnes et les vallées pour vous y réfugier, et les grands arbres pour y faire vos nids. Et parce que vous ne savez ni filer ni coudre, Dieu vous fournit le vêtement à vous et à vos petits. Il vous aime donc beaucoup, votre Créateur, puisqu’il vous accorde tant de bienfaits. Aussi gardez-vous, mes frères, du péché d’ingratitude, mais appliquez-vous toujours à louer Dieu’ ».
En réponse à cette prédication, les oiseaux firent valoir leur « très grand plaisir » « avec des chants merveilleux » – ce que Le prêche aux oiseaux met en musique –, puis se divisèrent en quatre groupes orientés vers les différents points cardinaux – ce qui à la fois dessine « la croix du Christ » et confirme que « la prédication de la croix du Christ, renouvelée par saint François, devait être portée par lui et par ses frères à travers le monde entier [33] ».
Je vois en ce passage comme une photographie de l’âme de Messiaen, de ses aspirations les plus secrètes comme de ses visions les plus profondes. Comment le maître n’aurait-il pas cherché à le rendre musicalement ?
Il s’exprime d’abord ici, de manière évidente, toute l’harmonie existant entre l’homme et la nature : cette relation apaisée entre le plus craintif des animaux et parfois le plus dominateur anticipe la réconciliation eschatologique beaucoup plus qu’il ne rêve à un retour à l’état paradisiaque. Celui qui a dû si souvent s’habiller en homme-nature aux heures les plus matutinales pour ne pas effrayer la gent ailée a souvent dû rêver en lisant : « Bien que saint François marchât parmi eux [les oiseaux] et les touchât de sa tunique, aucun cependant ne bougeait ».
Beaucoup plus encore, cette scène témoigne d’une unité entre Dieu et sa création tout entière, englobant homme et cosmos. Car l’être humain ne peut vivre en communion avec les oiseaux en particulier et les animaux en général que par la médiation divine. Prenons garde ici au terme précis mis dans la bouche de François : « mes frères les oiseaux ». Le Saint d’Assise ose attribuer le même lien de parenté à des animaux et aux hommes. Cette fraternité vise à aboucher les créatures à leur divine origine : seuls sont frères les enfants d’un même père. Précisons-le avec les mots de saint Bonaventure, recueillant non seulement pieusement mais sapientiellement ce qu’a vécu le Poverello : il « contemplait le Très Beau dans les choses belles ». En effet, « en chacune des créatures, comme en autant de dérivations, il percevait avec une extraordinaire piété le jaillissement unique de la bonté de Dieu et, comme si l’harmonie préétablie par Dieu entre les propriétés actuelles des corps et leurs interactions lui eût semblé une musique céleste, il exhortait toutes les créatures, à la façon du prophète David, à la louange du Seigneur [34] ». Loin d’être une appellation métaphorique, lyrique, voire panthéiste, la commune Source divine ne conduit nullement à niveler la différence entre les créatures fraternellement unies : dans le Cantique des créatures – mieux nommé Cantique au Dieu Très Haut –, le cosmos n’est symbole de Dieu et retour vers Dieu que par la médiation de l’homme, ainsi que l’a montré Éloi Leclerc dans une thèse trop peu connue [35]. Olivier Messiaen en faisait la confidence à Claude Samuel : « J’aime la nature pour elle-même. Bien sûr, comme saint Paul, je vois dans la nature une manifestation d’un des visages de la divinité, mais il est certain que les créations de Dieu ne sont pas Dieu lui-même [36] ».
Enfin, cette harmonie est dynamique. Gardons-nous bien d’interpréter de manière seulement psychologique et même morale l’ingratitude dont parle saint François. L’interprétation doit être résolument métaphysique et théologique. La reconnaissance est le mouvement par lequel toute la création retourne vers son Créateur. Assurément, Olivier Messiaen sait que tout le plan de la Summa theologiæ de saint Thomas épouse, non sans la purifier, l’impressionnante dynamique néoplatonicienne de la sortie hors de Dieu et du retour en Dieu [37]. Dieu Alpha qui nous a créés sans nous ne nous fera pas retourner à lui, Oméga, sans nous. Le Dieu qui a appelé la créature à l’être par pure gratuité d’amour attend sa réponse d’amour, non pas comme un contre-don exigé, mais comme une redamatio généreuse et libre. Or, à la grâce ne répond adéquatement que l’action de grâces. Seul le chant – et le chant choral – des créatures peut célébrer l’indicible don de Dieu. Saint Augustin liait humilité et louange [38]. Donc, loin d’être une boucle revenant au même, ce grand cycle par lequel la créature va vers le Père, est intégralement mû par l’amour qu’inspire et que spire l’Esprit – et Balthasar ose dire que la création enrichit en quelque sorte Dieu lui-même [39]. Cette gratitude bienveillante, qui est l’un des traits les plus frappants et les plus constants de la personnalité d’Olivier Messiaen, prend donc racine dans une vision totale anthropo-cosmo-théologique toute baignée d’amour.
4) Une rythmique eucharistique
Le paragraphe précédent a cherché à montrer qu’Olivier Messiaen fait de l’amour « fort comme la mort » qu’est l’agapè divine le centre ardent de sa théologie. Pourrait-on, de manière plus synchronique ou transversale, ébaucher une proposition de synthèse ? Messiaen ne se contente pas de contempler l’amour-agapè comme noyau infiniment précieux de la foi chrétienne et de lier la Révélation du Nom mystérieux (« Je suis ! Je suis ! ») au mystère encore plus impénétrable de son Amour communiqué jusqu’à l’extrême – mais a-t-on assez prêté attention au feu inconsomptible du Buisson ardent qui symbolise l’amour que rien ne peut éteindre ? –, il a aussi donné une configuration précise à cet amour. Je la résumerai dans l’expression suivante : pour Messiaen, l’amour-agapè est rythmique eucharistique.
Rythmique : car Messiaen se définit lui-même avec prédilection comme rythmicien, a écrit des pièces presque exclusivement centrées sur le rythme, en a élaboré une théorie inédite et extrêmement élaborée qui est exposée dans le bien nommé Traité de rythme… ; car, notamment via Debussy, il se met à l’écoute des cadences du maître par excellence en matière d’harmonie qu’est le cosmos ; car le rythme joue chez lui le rôle d’un quasi-transcendantal [40] – le langage communicable ne représente-t-il pas l’être par un flux descendant ? [41] – ; car cette pulsation bat au cœur de la vie trinitaire. Et cette dernière remarque fait transition avec la seconde caractéristique de l’amour selon Messiaen, caractéristique que nous allons aussi décrire par élargissement.
Eucharistique : car, au sens propre, l’Eucharistie est présente du début de l’œuvre de Messiaen (Les offrandes oubliées et Le banquet céleste) au terme (Le livre du Saint-Sacrement), et l’accompagne, au moins implicitement, à chaque pas, inspirant ses pièces et animant sa vie ; car, au sens étymologique, la gratitude est l’une des dynamiques qui anime le plus en profondeur et le plus en continu l’existence de Messiaen ; car, toujours au sens étymologique, la forme concrète et théologique prise par la rythmique s’identifie à cette reconnaissance ou plutôt au double mouvement de sortie de Dieu et de réponse de tout le cosmos vers Dieu, ainsi que l’atteste saint François – la pulsation qui bat au cœur de toute réalité comme de l’univers entier est celle de la réception (inspiration, diastole, reflux, etc.) et de la donation (expiration, systole, flux, etc.) ; enfin, il n’est pas jusqu’au Dieu un et tripersonnel qui ne soit habité par cette rythmique de donation (le Père est pure autocommunication) et de réception-réponse dans l’action de grâces (le Fils est l’Eucharistie par excellence [42]), dans la communion surabondante de l’Esprit. Le onzième des Vingt regards sur l’Enfant-Jésus (« Première communion de la Vierge ») joint ces différentes significations, conjuguant le sacrement de l’Eucharistie, la communion des personnes en présence (« Après l’Annonciation, Marie adore Jésus en elle »), paradigme de toute communion sacramentelle (« c’est la première et la plus grande de toutes les communions ») et l’action de grâces en réponse au don inouï de l’incarnation (d’où le Magnificat : « Mon Dieu, mon fils, mon magnificat »).
« De la profondeur une ride surgit ». Cette phrase de la troisième des Petites liturgies de la présence divine citée ci-dessus acquiert dès lors une densité de sens confondante en même temps qu’elle confirme l’hypothèse de la rythmique eucharistique. La « profondeur » ultime est celle du Cœur même de Dieu, ce Cœur qui est amour, donc rythme, donc danse intratrinitaire du Père qui donne et du Fils qui reçoit et redonne eucharistiquement, dans l’Esprit qui unit et déborde. Cette pulsation d’amour « surgit » hors de Dieu et se répand, par ondes successives, dans tout le cosmos, avant d’être reçu, autant qu’elle se donne, dans le cœur et le sein de Marie, première Église, et progressivement former le Plérôme du Corps mystique, retournant par l’Esprit jusque dans le sein du Père.
Conclusion
Nous avons cherché à montrer que les écrits d’Olivier Messiaen sont axés au moins en partie sur le thème de l’amour de charité, donc de l’amour tel que le Christ l’a révélé – confirmant ainsi que Messiaen fait véritablement œuvre de théologien. « Le Dieu de Messiaen est un Dieu d’amour, de miséricorde, de pardon [43] ». Pour l’établir, nous avons notamment convoqué les déplacements significatifs opérés par Messiaen vis-à-vis de la théologie de saint Thomas : loin de la dévier, ceux-ci l’enrichissent. La théologie thomasienne de l’Ipsum esse subsistens (« L’Être auto-subsistant ») accueille avec générosité et gratitude une théologie du Deus caritas est (« Dieu est amour ») qu’elle attend et à qui elle offre une assise. La provenance n’en demeure pas moins extérieure : elle est liée très probablement à l’influence de saint François, peut-être à celle de Balthasar (mais il semble qu’il y ait ici convergence plus qu’accompagnement), en tout cas, assurément à une expérience mystique personnelle, aussi intense que discrète, voire secrète.
Terminons avec le texte qui achève la dernière pièce de la toute dernière œuvre, Éclairs sur l’au-delà… Elle est intitulée « Le Christ, lumière du paradis ». Dans ce sublime mouvement lent, « toutes les couleurs les plus raffinées du style harmonique d’Olivier Messiaen sont ici rassemblées ». Tout dit que ce morceau est aussi « l’aboutissement de toute la vie ». Or, tout ici reconduit à l’amour-agapè. Déjà, la cinquième pièce (« Demeurer dans l’amour ») elle aussi confiée aux seules cordes, célébrait l’amour au milieu du chemin à parcourir ; il préparait le terme sans terme de la vie éternelle qui n’est que communion d’amour, échange (rythmique…) de reconnaissance éperdue (…eucharistique). Laissons à nouveau la parole à Yvonne Loriod qui se fait l’interprète – au double sens du terme – autorisée de Messiaen : « La page est tournée, la terre est loin, le temps est aboli, c’est un présent de bonheur qui ne finira plus. L’Amour infini du Christ dans l’âme qui le contemple [44]… ».
Pascal Ide
[1] Je laisse la parole à l’Abbé général de l’Ordre cistercien qui dit avoir été bouleversé par la succession peu banale des deux versets du psaume 146. D’un côté, il est dit que Dieu s’intéresse à chaque étoile dans son heccaeitas ; et une telle connaissance ne peut se comprendre, ultimement, que dans le cadre de l’amour trinitaire : « Il les crée dans la Relation trinitaire qu’Il est, et c’est comme s’Il voulait parler de chaque étoile aux autres Personnes de la Trinité, parce que chaque atome de la réalité créée est pour Lui un don qu’il échange avec les Autres ». De l’autre, le psalmiste célèbre Dieu qui « est attentif à chaque cœur et à chaque blessure de chaque cœur, comme Il est attentif à toutes les étoiles de l’univers, à toute la création. Parce que Dieu engage dans l’attention envers chaque cœur humain toute sa Personne, tout ce qu’Il est ». Enfin, l’étroite corrélation, plus encore, marque la création entière du sceau de l’amour : « Notre Dieu est un Dieu qui s’occupe de chaque blessure de notre cœur, et en même temps, il connaît par son nom chaque étoile du firmament ! Si nous étions vraiment conscients de cela, […] imaginez-vous comment nous regarderions avec un sentiment d’unité et de totalité chaque détail de toute la réalité ! Car il y a quelque chose qui met en relation la blessure de mon pauvre et petit cœur avec toute la réalité, avec les dernières étoiles de la dernière galaxie de l’univers. Mais pas dans un sens panthéiste, ou matérialiste, ou spiritualiste ; pas dans un sens qui nivellerait tous les êtres et nous noierait dans l’univers comme des grains de poussière. Car ce qui fait l’unité, ce qui fait la relation entre mon cœur et les étoiles n’est pas la matière, et non plus l’esprit, mais Quelqu’un, un TU immense et pourtant si proche et familier qu’Il connaît la plus petite souffrance du plus petit cœur humain, même celles dont ne sommes pas conscients nous-mêmes » (Mauro-Giuseppe Lepori, « Le cœur brisé et le nom des étoiles », Nova et Vetera, 87 [2012], p. 105-113, ici p. 109-110).
[2] Dans une interview à Harriett Watts pour la revue musicale Tempo (128, mars 1979), Messiaen note : « J’avais vu les canyons de deux perspectives différentes » (rapporté par Harry Halbreich, L’œuvre d’Olivier Messiaen, p. 447 ; sur le contexte, cf. p. 445-449.
[3] Cette symbolique se retrouve a minima dans le chant du Gammier qui descend la gamme et la monte (dans l’ordre), et que Messiaen emploie dans le sixième tableau de son Saint François pour exprimer l’éternité comme dépassement du temps et de l’espace : « Nous aussi, après la Résurrection, nous monterons les échelles du Ciel en ayant l’air de les descendre » (cf. l’explication fournie dans Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 395-396).
[4] Cf. Pascal Ide, « L’analogie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Science et Esprit, 66 (2014) n° 1, p. 85-108.
[5] « Ses dimensions sont celles de l’Amour du Christ (cf. Ep 3,18-21) » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 2565).
[6] Cf., par exemple, ST Supplementum, q. 82-85.
[7] Certes, Messiaen dit de l’amour qu’il est le « fruit de la vision béatifique » ; mais cette affirmation ne peut se prévaloir ni de l’auteur de la Somme de théologie ni de Guardini.
[8] Romano Guardini, Le Seigneur. Méditations sur la personne et la vie de Jésus-Christ, trad. R. P. Lorson, Paris, Alsatia, 2 vol., tome 2, 1945, p. 268. C’est moi qui souligne. Le reste de la citation se trouve à la même page. Guardini a écrit avant : « Le cœur de Dieu forme la nef sacrée où tout est renfermé » (p. 264).
[9] Ce substantif grec (qui a donné le terme « eschatologie ») désigne « les choses dernières » et, en théologie, les « fins dernières », c’est-à-dire l’état de l’homme au terme de sa vie (Paradis, etc.).
[10] Sur ce lien intime entre connaissance et amour, cf., par exemple, Romano Guardini, Le Dieu vivant, chap. intitulé « Dieu voit ».
[11] Romano Guardini, Le Seigneur, p. 267.
[12] « J’aspire à l’éternité mais je ne souffre pas de vivre dans le temps ». Et plus loin : « J’aime toutes les natures » (Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 43).
[13] Le terme (qui est transparent de sa traduction française : « expression ») est laissé en latin, car il a un sens technique dans la théologie de saint Bonaventure : l’expressio est, pour le grand théologien franciscain, le fruit sensible de l’impressio intérieure. C’est ainsi que les stigmates sont l’expressio visible de l’impressio de l’Esprit-Saint dans l’âme du Poverello : il n’est physiquement conformé au Christ que parce qu’il lui a d’abord été intérieurement identifé (cf. les lumineuses explications de Hans Urs von Balthasar dans Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. II. Fächer der Stile. 1. Klerikale Stile, Einsiedeln, Johannes, 1962, p. 267 s.
[14] « Les mains de l’abîme », Livre d’Orgue, 1951, III.
[15] Harry Halbreich, L’œuvre d’Olivier Messiaen, p. 457.
[16] Olivier Messiaen. Les couleurs du temps. Trente ans d’entretiens avec Claude Samuel, Paris, Radio France, 2000, p. 47.
[17] Y compris cet aspect de son langage que développent ses œuvres les plus spéculatives comme les Quatre études de rythme ou Chronochromie.
[18] Cité dans Le livre du centenaire, p. 72.
[19] Le « paradoxe se trouve au cœur de toute l’œuvre de Messiaen » (Peter Hill et Nigel Simeone, Olivier Messiaen, trad. Lucie Kayas, Paris, Fayard, 2008, p. 510).
[20] Ces termes grecs – que l’on peut rendre respectivement par « ressource » ou « richesse » et par « pauvreté » – désignent les deux parents dont Diotime, dans un discours fameux, dit qu’ils enfantent l’Amour (cf. Platon, Le banquet, 203 b-c).
[21] Une attestation parmi beaucoup : si la relation parent-enfant est un des lieux privilégiés de l’amour, cela tient à ce que l’infinie indigence de l’enfant appelle et révèle l’infinie profusion lovée dans le cœur de ses parents, comme leur corps l’est dans leurs bras. Cf. Fernand Ulrich, Der Mensch als Anfang. Zur Philosophischen Anthropologie der Kindheit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1970.
[22] Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 361. Cf. p. 360-361.
[23] Ibid., p. 406.
[24] Cf. Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. I. Liberté, Temps, Grâce, coll. « Théologie » n° 35, Paris, Aubier, 1966. II. Fondement, Péché, Orthodoxie, coll. « Théologie » n° 66, Paris, Aubier, 1966. III. Symbolisme et historicité, Paris, Lethielleux et Bruxelles, Culture et vérité, 1984. Le schéma des quatre semaines est particulièrement expliqué dans le premier volume, p. 27-41.
[25] Délibérément, Messiaen écarte de son œuvre la représentation du péché : « Des gens m’ont dit : il n’y a pas de péché dans votre œuvre. Mais, moi, je trouve que le péché, ce n’est pas intéressant, la boue, ce n’est pas intéressant. Je préfère les fleurs. J’ai supprimé le péché » (Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 360).
[26] Ce retour qui correspond exactement à la définition de la redamatio donnée ci-dessus, est exprimé dans l’exercice intitulé Contemplatio ad amorem, « Contemplation pour obtenir l’amour » (Saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels. Texte définitif [1548], trad. et commentaire de Jean-Claude Guy, coll. « Sagesses », Paris, Seuil, 1982, n° 230-237, p. 116-117). Sur l’élection, cf. Gaston Fessard, Liberté, Temps, Grâce, p. 67-102.
[27] Il ne s’agit surtout pas de dire que Messiaen a souhaité illustrer ce quaternaire ni même qu’il y ait pensé. Mais la structure explicitée par Fessard relève de ces « universaux » anthropologiques qui animent, consciemment ou non, toute histoire de liberté : celle-ci passe (ou se refuse à passer) du non-être (du péché) à l’être achevé (de la gloire) par cette élection qui, avec la grâce de Dieu, transforme nos ténèbres en lumière et nos violences en amour. Une étude détaillée du Saint François serait nécessaire pour étayer cette hypothèse. Si elle était vérifiée, elle montrerait que cet opéra est l’acte ultime et décisif de liberté de Messiaen et serait comme une élection ignatienne. De plus, seul l’amour de l’Eucharistie qu’atteste son humble fidélité d’organiste au service de ce Mystère pouvait en quelque sorte « dépasser » cet acte ultime… ce qui nous a valu le Livre du Saint Sacrement. (je remercie le père Kars pour ces deux dernières observations).
[28] Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 365.
[29] Harry Halbreich, L’œuvre d’Olivier Messiaen, p. 512.
[30] Selon l’expression d’Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical. 2 tomes. 1. Texte. 2. Exemples musicaux, Paris, Alphonse Leduc, 1944.
[31] Dans la quatrième partie du sixième tableau du Saint François d’Assise, le Poverello chante sur son thème de solennité : « Toute chose de beauté doit parvenir à la liberté, la liberté de gloire ».
[32] On objectera peut-être que Messiaen dit du texte des Fioretti : « Je reconnais m’en être assez peu inspiré » (Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 392). Toutefois, la suite montre qu’il a pris le récit en compte de manière détaillée, notamment le sens précis du prêche qui est « de faire reconnaître aux oiseaux tous les dons qu’ils ont reçu de Dieu ». Certes, les dons énumérés sont différents : « le plumage aux couleurs merveilleuses », « la faculté de chanter », celle de « voler », enfin, « la plus étrange de toutes, le sens de la migration » (Ibid., p. 396-397). Mais ils renouvellent le contenu de la louange sans modifier celle-ci : loin de perdre les raisons de bénir naguère avancées par le petit pauvre d’Assise, les nouvelles justifications élargissent en actualisant.
[33] S. François d’Assise, Documents. Écrits et premières biographies, Théophile Desbonnets et Damien Vorreux éds., Paris, Éd. Franciscaines, 19682, p. 1102-1103.
[34] S. Bonaventure, Legenda major, 9, 1, in S. François d’Assise, Documents, p. 663-664.
[35] Cf. Éloi Leclerc, Le cantique des créatures. Une lecture de Saint François d’Assise, Paris, DDB, 19882.
[36] Claude Samuel, Permanences d’Olivier Messiaen, p. 43.
[37] Cf. Pascal Ide, « Bonum diffusivum sui et exitus-reditus selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Rivista di teologia di Lugano, 18 (2013) 2, p. 167-186.
[38] Sur la relation entre humilitas et laus chez saint Augustin, cf. Jean Laffitte, Le Christ destin de l’homme. Itinéraires d’anthropologie filiale, Paris, Mame, 2012, p. 581-582.
[39] Cf. Hans Urs von Balthasar, Theodramatik. IV. Das Endspiel : 3.D.3.
[40] J’entends ici « transcendantal » au sens scolastique de notion coextensive à l’être, comme le vrai, le bien, le beau (cf. Pascal Ide, Introduction à la métaphysique. I. Vers les sommets, coll. « Les cahiers de l’École cathédrale » n° 8, Paris, Mame, 1994, chap. 2).
[41] « Les deux notions les plus importantes de toute pensée, ce que nous appelons bien imparfaitement les verbes auxiliaires : être – avoir, sont exprimées par deux formules mélodiques exactement contraires ». Pour l’être, un « mouvement descendant parce que tout ce qui est vient de Dieu (l’Être par excellence, Celui qui Est) ; pour l’avoir, « mouvement ascendant parce que nous pouvons toujours avoir plus en nous élevant vers Dieu » (Méditations sur le mystère de la Sainte Trinité). Confirmons et peut-être précisons que, ici, « être » et « avoir » sont beaucoup plus que des « verbes auxiliaires » (ce qui ne serait d’ailleurs vrai que pour quelques langues), donc beaucoup plus que des catégories grammaticales. En effet, il s’agit de catégories logiques et plus encore métaphysiques en l’occurrence, tanscendantale pour l’être et plus que catégoriale, quasi-transcendantale, c’est-à-dire co-extensive à tout le créé, pour l’avoir (celui-ci désigne tout ce qui est reçu, à commencer par l’être).
[42] Messiaen rejoint ici une des intuitions trinitaires les plus profondes de Balthasar (cf. Pascal Ide, « L’Eucharistie selon Balthasar. Une relecture à partir de l’amour de don », Annales theologici, 28 [2014], p. 125-138).
[43] Harry Halbreich, L’œuvre d’Olivier Messiaen, p. 64.
[44] Éclairs sur l’Au-delà…, Paris, Alphonse Leduc, 1991, tome I, p. 16.