Noël. Les trois homme(s)

Dans un texte inspiré, saint Bernard de Clairvaux distingue trois types d’hommes qui sont autant d’attitudes à l’égard de Dieu :

 

« Il y a des hommes qui glorifient le Seigneur parce qu’il est puissant ; il s’en trouve qui lui rendent gloire parce qu’il est bon pour eux ; enfin, on en voit qui célèbrent ses louanges simplement parce qu’il est bon. Les premiers sont des esclaves qui tremblent pour eux ; les seconds, des mercenaires qui recherchent leur avantage et les derniers sont de vrais fils qui ne songent qu’à leur père. Or les premiers et les seconds ne pensent qu’à eux, il n’y a que les vrais fils qui soient désintéressés dans leur amour (2 Co 13,5) [1] ».

 

L’esclave est mû par la peur, le mercenaire par l’intérêt, le fils par l’amour.

Comment nous comportons-nous à l’égard de Dieu ? (et d’ailleurs à l’égard du prochain)

Certains vont vers Lui parce qu’ils en ont peur. Ils craignent d’être châtiés s’ils ne font pas ce qu’il faut. Certes, ils obéissent à sa loi, mais d’abord parce qu’ils ont peur que, déplaisant à Dieu, celui-ci les punisse. Agissant d’abord par crainte du châtiment, ils se comportent donc en esclaves. Ils se représentent Dieu comme un législateur tout-puissant, infiniment exigeant et infiniment distant. Et, quand ils secouent le joug de cette peur aliénante, ils peuvent alors se révolter. Comme le fils aîné de la parabole, ils récriminent : comment, après tout ce que j’ai fait pour toi, tu me laisses au chômage, tu permets que ma femme m’abandonne, tu ne me guéris pas de mon cancer ? Passant de la peur à la colère, ils changent d’attitude, mais ils ne changent pas de représentation de Dieu.

D’autres s’adressent à Dieu par intérêt. Contrairement aux esclaves, les mercenaires savent que Dieu est d’abord infiniment bon et miséricordieux. Ils osent donc lui demander et lui demander beaucoup. Ils n’agissent plus par peur, mais par amour. Toutefois, c’est par amour… d’eux-mêmes ! En ce sens, ils sont plus proches des esclaves qu’ils ne le croient. En effet, celui qui agit par peur de Dieu, agit finalement selon la logique du donnant-donnant, ainsi que sa révolte l’atteste. Le fils cadet ne se distingue donc du fils aîné que parce qu’il se convertira.

Tous, nous sommes esclaves ou mercenaires, parfois un peu des deux. Nous oscillons entre une représentation servile et une représentation utilitaire de Dieu. Certes, la crainte est bonne, jusqu’à être un don du Saint-Esprit (cf. Is 11,2), mais lorsqu’elle est la crainte de blesser l’être aimé, et non pas seulement la crainte d’être blessé par lui. Certes, la demande d’aide est légitime, mais si elle est suivie d’une authentique gratitude et surtout si elle est précédée par une gratuite adoration.

 

Quel visage de Dieu nous est révélé en cette sainte nuit de Noël ?

Le Dieu fait petit enfant est infiniment vulnérable. Qui a peur d’un nourrisson ? Qui, attendri, n’est pas attiré par un nouveau-né blotti, endormi, souriant, dans les bras de sa maman ?

Ce Dieu fait petit enfant est infiniment dépendant. Qui ne sait que ce petit d’homme ne peut survivre sans le soin constant et désintéressé de personnes qui se penchent sur lui ?

Le divin enfant de la crèche désarme donc nos attitudes servile et mercantile. Il convertit notre cœur d’esclave et de mercenaire. Pour autant, il ne nous demande pas de devenir son père. Il nous invite à devenir comme lui, un fils, c’est-à-dire un enfant : « Si vous ne changez pas pour devenir comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux » (Mt 18,2).

Qu’est-ce à dire ?

Un film actuellement sur les écrans nous en donne une saisissante et bouleversante illustration : Une vie cachée, de Terence Malick. Il conte une histoire vraie, l’admirable itinéraire de Franz Jägerstätter, un paysan autrichien qui, avec l’aide priante et aimante de sa femme, Fani, a résisté au nazisme, en faisant objection de conscience. Il le paiera de sa vie, témoignant jusqu’au bout de sa foi catholique, résistant à toutes les tentations et refusant toute compromission. Benoît XVI l’a béatifié.

Or, à un moment, dans une scène aussi imitable qu’admirable, on voit Franz ramasser un parapluie. Ce geste totalement gratuit que personne ne remarquera et dont personne ne le remerciera, résume toute sa vie. Il résume aussi toute l’attitude du fils qui agit par amour et gratitude. Abandonné entre les mains de Dieu et ignorant désormais la peur, bien qu’il soit prisonnier à Berlin, il ne se comporte pas en esclave. Tout tourné vers Dieu et son prochain, bien qu’il soit dans un dénuement extrême, il ne se comporte pas en mercenaire. Mais transfiguré par l’amour de Dieu, il agit en fils qui rend amour pour amour.

Le soir de Noël, le Fils de Dieu est venu planter sa tente chez les siens pour que nous devenions des fils dans le Fils unique. L’étude précise du prologue de saint Jean montre que le centre n’est pas l’affirmation, pourtant décisive : « Et le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14), mais : « À tous ceux qui l’ont reçu,
 il a donné de pouvoir devenir enfants de Dieu » (v. 12). Tel est le dessein le plus profond de l’Incarnation. Demandons-le ardemment à l’Esprit-Saint : « Vous n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves [ou des mercenaires] et vous ramène à la peur [ou à l’intérêt] ; mais vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ; et c’est en lui que nous crions ‘Abba !’, c’est-à-dire : Père ! ».

Pascal Ide

[1] S. Bernard de Clairvaux, Traité de l’Amour de Dieu, chap. 12, n. 34. Ce texte, dont le traducteur est anonyme, se trouve sur le site de l’abbaye cistersienne de Tamié, consulté le 26 décembre 2019 : https://www.abbaye-tamie.com/archives/la_communaute/la_liturgie/homelies_tamie/archives-homelies-tamie/homelies_2014/sermons-de-saint-bernard/traite-de-l-amour-de-dieu Il en existe de multiples traductions. Cf., par exemple, Œuvres mystiques de saint Bernard, trad. Albert Béguin, Paris, Seuil, 1953, p. 74. Ce texte est adjoint à ce Traité ; il s’agit de la lettre (XI) que saint Bernard a adressée trois ans avant, en 1125, à Guigues, prieur de la Grande-Chartreuse.

27.12.2019
 

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