La spécialité de Daniel Kahneman et d’Amos Tversky est la psychologie de la décision. C’est en ce domaine qu’ils ont montré le plus grand nombre de « biais ». Or, la décision, l’initiative responsable, est l’acte de la vertu de prudence. Nos auteurs ont donc exploré les blessures de l’intelligence pratique dans le domaine prudentiel.
Nous établirons le fait de cette blessure par différentes expériences (1), puis en explorerons les mécanismes (2), avant d’en tirer quelques règles pratiques (3) et quelques remèdes (4).
1) Les faits
a) Expérience princeps de la coloscopie
1’) Présupposé : l’hédonimètre
Pour pouvoir évaluer le plaisir et son contraire qui est la douleur, un économiste britannique, Francis Edgeworth, a élaboré un instrument imaginaire qu’il a appelé hédonimètre [1]. Cette mesure fait entrer en ligne de compte deux paramètres : l’intensité et la durée. Elle calcule la quantité de douleur ou plaisir à partir de « l’aire sous la courbe », c’est-à-dire l’intégrale dessinée à partir de ces paramètres. Cette traduction spatiale est plus lisible que la seule traduction temporelle. Par exemple, à la question : « Helen a-t-elle retiré du plaisir de ses 20 minutes à la plage ? », il faudra répondre que, si le plaisir est toujours aussi intense, il sera 2 fois plus grand, si elle y reste 40 minutes. Cette théorie d’Edgeworth est toujours employée, mais nous comprenons aujourd’hui les conditions de sa validité [2].
2’) Expérimentation
Au début des années 1990, Don Redelmeier, médecin et chercheur à l’université de Toronto, a conçu, avec Kahneman, l’expérience suivante [3]. Celle-ci porte sur la coloscopie qui, à l’époque, était une analyse douloureuse, parce que le patient n’était pas anesthésié, les produits analgésiques étant peu répandus à l’époque. Le patient doit évaluer sa douleur sur une échelle allant de 0 (« Pas de douleur du tout ») à 10 (« Douleur intolérable »). Cette évaluation est faite toutes les 60 secondes. Elle a été conduite sur 154 patients, l’intervention durant entre 4 et 69 minutes.
Considérons 2 patients, A et B. L’examen de A a duré 8 minutes et celui de B, 24 minutes. La figure 15, p. 587, montre les résultats. Or, la surface sous la courbe est clairement beaucoup plus grande chez B que chez A, et pas seulement parce que cela a duré plus longtemps. Autrement dit, le total hédonimétrique est radicalement divers : B a beaucoup plus souffert que A. Toutefois, et voilà le point étonnant, B évalue beaucoup moins négativement sa douleur que A ; autrement dit, A a un souvenir bien pire de l’épisode que B.
Nous sommes en possession de multiples confirmations de cette expérience, avec de grandes variations des paramètres pour s’assurer de sa vérité.
Comment rendre compte de ces résultats ? En fait, il faut observer deux points essentiels : le premier est l’intensité finale (quelle est la douleur au moment où l’expérience s’achève ?) ; le second est le pic d’intensité pendant l’expérience, quel que soit le moment (à combien est évaluée la plus grande douleur pendant l’observation ?). Or, A et B ont tous les deux eu un pic à 8 ; mais l’expérience de B s’est terminée avec une douleur évaluée à 1, alors qu’elle était évaluée à 7 pour A. Toute la différence d’évaluation subjective globale réside dans ces deux faits.
3’) Résultats
La découverte a été tellement inattendue (contre-intuitive) et confirmée à de multiples reprises qu’elle a fait l’objet de deux lois :
a’) La règle pic-fin (peak-end rule)
Elle énonce que l’évaluation globale rétrospective est prédictible par la moyenne du niveau de douleur indiqué au pire moment de l’expérience et à sa fin.
b’) La négligence de la durée
La durée de la procédure n’a absolument aucun effet sur l’évalution de la durée totale. Cette deuxième règle est contraire à toute évidence, voire à tout bon sens.
b) Confirmation humaine : l’expérience de la main froide
1’) Expérimentation
Un expérimentateur explique à des participants (bien sûr volontaires !) qu’ils vont connaître trois épreuves du froid [4].
- Dans la première, l’on demande aux participants de plonger leur main jusqu’au poignet dans de l’eau (relativement) douloureusement froide jusqu’à ce qu’on lui dise de la retirer et que l’expérimentateur lui propose une serviette chaude. Bien évidemment, le participant est libre de retirer la main à tout moment s’il le souhaitait. Pendant ce temps, il évalue en continu de l’autre main à partir d’un hédonimètre la douleur ressentie. La durée est de 60 secondes et l’eau est à 14 °C.
- Après 7 minutes, les participants plongent l’autre main pendant 90 secondes dans de l’eau qui, pendant les 60 premières secondes est à 14 °C, puis les 30 dernières secondes, sans que le participant le sache, est réchauffée d’environ 1 °C, de sorte qu’il éprouve une légère diminution de la douleur.
Pour des raisons que nous allons maintenant comprendre, la moitié des participants a passé l’épreuve courte (la première) avec la main gauche, l’autre moitié avec la main droite.
- Après 7 nouvelles minutes, l’on donne aux participants le choix de subir une troisième épreuve du froid. Le choix porte sur deux paramètres : revivre soit la première, soit la deuxième expérience ; la revivre soit avec la main gauche, soit avec la main droite.
2’) Résultats
80 % des participants a choisi de répéter la deuxième expérience, affirmant aussi – ce qui confirme subjectivement ce que l’on sait objectivement – que leur douleur avait diminué en phase finale de l’épisode. Pourtant, du point de vue de la quantité de douleur, celle-ci est assurément plus grande dans ce deuxième cas.
D’ailleurs, une simple contre-épreuve nous assure qu’il n’y a bien sûr nul masochisme ici. Si l’on avait demandé aux participants ce qu’ils choisissent : 60 secondes de douleur ou 90 secondes de douleur avec petite atténuation vers la fin ?, ils auraient indubitablement opté pour la première hypothèse.
c) Confirmation animale
Cette mémoire sélective, en l’occurrence sa deuxième cause qui est l’insensibilité à la durée) a été confirmée chez les mammifères. On l’a montré autant pour la douleur que pour le plaisir.
En effet, l’on a exposé des rats à une séquence où se succèdent une lumière, puis un choc électrique. Le rat apprend rapidement à redouter la lumière. Par ailleurs, on peut provoquer des douleurs d’intensité variable que l’on peut mesurer par des paramètres physiologiques. Résultat : seule compte l’intensité douloureuse du stimulus ; la durée du choc a peu ou pas d’effet sur la peur [5].
De même, chez des rats, l’on a branché des électrodes sur la zone cérébrale procurant du plaisir ; puis, on a permis à ces rats de s’autostimuler en appuyant sur un levier. On a alors observé que, dans certains cas, ils s’autostimulaient en permanence au point de ne plus s’alimenter et d’en mourir [6].
Or, les zones qui sont ici stimulées chez le rat sont les mêmes que celles excitées chez l’homme : les circuits de la peur ou de la récompense.
2) Interprétations
a) L’interprétation régionalisée de Daniel Kahneman
1’) Principe
Kahneman interprète ces résultats à partir d’un modèle anthropologiques à deux moi :
- Le moi expérimentant. Il répond à la question: « Est-ce que cela fait mal maintenant ? ». Autrement dit, il fait appel à l’affectivité sensible et il a pour objet à la fois le présent et l’instant ponctuel.
- Le moi mémoriel. Il répond à la quesiton : « Comment était globalement l’expérience ? ». Autrement dit, il fait appel à la mémoire et il a pour objet à la fois le passé et celui-ci dans son ensemble.
Précisons tout de suite que, une fois n’est pas coutume, ces deux moi ne sont pas le S1 et le S2. Quoi qu’il en soit, comme toujours, Kahneman a le génie de la formulation et de la simplification clarifiante. Il s’agit de deux états ou régimes du moi.
2’) Application. Blessure par conflit
Pour Kahneman, le moi mémoriel a occulté le moi expérimentant. Autrement dit, le souvenir blesse l’expérience. « Le fait de confondre l’expérience avec le souvenir que l’on en a est une puissante illusion cognitive [7] ». Or, ce point est d’autant plus gênant que « le moi mémoriel […] enregistre et gouverne ce que nous apprenons de la vie, c’est lui qui prend les décisions [8] ».
Kahneman, comme à son habitude, en tire une conclusion pessimiste : « Les goûts et les décisions sont façonnés par les souvenirs, et ces derniers peuvent être faux. C’est une profonde remise en cause de l’idée que l’homme a des préférences cohérentes et qu’il sait comment les maximiser, pierre angulaire du modèle de l’agent rationnel [9] ».
b) L’interprétation élargie de Diener au bonheur et à la vie entière [10]
Le psychologue Ed Diener s’est demandé si la double règle de négligence de la durée et du pic-fin pouvait s’étendre à une vie entière [11].
1’) Expérimentation
Pour cela, il a construit deux scénarios de vie qu’il a soumis à des étudiants. Dans les deux, une personne fictive nommée Jen est une femme qui est célibataire, n’a jamais eu d’enfants et meurt sur le coup, sans douleur, dans un accident de voiture. Dans le première version, Jen a été très heureuse toute sa vie, a aimé son travail, est partie en vacances, a consacré du temps à ses amis et ses loisirs ; cette vie a duré soit 30, soit 60 ans. Dans la deuxième version, Jen a vécu 5 années de plus, donc est morte soit à 35, soit à 65 ans. Or, les 5 années supplémentaires sont décrites comme agréables, toutefois moins que les précédentes. Après avoir lu une de ces biographies sommaires, les participants répondent à deux questions : « Si l’on considère sa vie dans son ensemble, dans quelle mesure l’existence de Jen a été désirable ? » ; « Quel degré de bonheur ou de malheur total diriez-vous que Jen a connu durant sa vie ? »
2’) Résultats
Les deux lois énoncées ci-dessus se sont vérifiées : une vie qui se finit moins heureuse est indésirable de manière écrasante. Même en doublant la durée de vie de Jen, donc en augmentant le temps de bonheur qu’elle a vécu, l’évaluation du bonheur n’a pas changé, l’étudiant à qui l’on soumettait l’autre scénario ne modifiait pas son avis. Autrement dit, l’ajout de cinq années qui n’étaient que moyennement heureuses retentissait considérablement sur l’ensemble de toute une vie.
Donc, une nouvelle fois, mais à l’échelle d’une vie, ce qui importe dans le ressenti du bonheur total n’est pas la somme, mais l’intensité maximale d’une brève période. Autrement dit, le psychisme n’enregistre pas les sommes (ou intégrales), mais les moyennes (ou prototype).
3’) Confirmation
Il est peut-être encore plus spectaculaire de constater que l’expérience est confirmée à l’inverse. Ici, on compare Jen qui a vécu 30 ans ou 60 ans de galère et meurt brutalement, et Jen qui a vécu la même durée à laquelle on ajoute 5 années où elle fut beaucoup plus heureuse. Eh bien, étonnamment, les 60 ans de vie qui se terminent sereinement sont considérés comme bien meilleurs que les 30 ans de vie triste [12].
4’) Élargissement
Bien évidemment, ces deux lois qui s’appliquent pour les deux extrêmes d’une brève expérience et d’une vie entière valent pour des durées intermédiaires comme le temps des vacances : mieux vaut trois jours intenses qu’un mois excellent mais qui ne finit pas bien !
c) Réinterprétation personnelle
Pour ma part, j’emploierai des termes différents : le moi sensoriel et le moi sélectif. En effet, la mémoire est une faculté et ici son usage est amputé par la prépondérance de l’affectivité et l’affectivité sensible à la souffrance. En se polarisant sur la souffrance, la mémoire conserve deux souvenirs prédominants : le plus important et le dernier.
Cette expérience montre donc que nous avons un souvenir spontané de notre temporalité intérieure qui est déformé.
3) Applications pratiques
Les conséquences sont d’importance pour la pratique médicale. Par exemple, l’important n’est pas la durée de l’expérimentation, mais de progressivement diminuer la douleur au terme, plutôt que de faire vite et de terminer brutalement.
Mais les applications sont aussi beaucoup plus larges pour notre vie quotidienne : nous centrer sur le seul dernier souvenir risque d’effacer et les événements antérieurs et, en certains cas, la gratitude.
4) Remèdes
Tout d’abord, il est possible de guérir de l’emprise de ce que Kahneman appelle le « moi mémoriel » tout d’abord par l’exercice de la gratitude. En effet, la reconnaissance se fonde sur ce qui a été expérimenté, sur le don. Or, le don est toujours dans l’instant présent, dans ce qui a été vécu, pas dans ce que je reconstruis.
Ensuite, pour guérir de la blessure aveuglant l’intelligence, il suffit de poser la question : voulez-vous subir 60 secondes de douleur ou 90 secondes de douleur avec une petite atténuation vers la fin ?
Pascal Ide
[1] Francis Edgeworth, Mathematical Physics, New York, Kelley, 1881.
[2] Cf. Daniel Kahneman, Peter P. Wakker & Rakesh Sarin, « Back to Bentham ? Explorations of experienced utility », Quarterly Journal of Economics, 112 (1997) n° 2, p. 375-405 ; Daniel Kahneman, « Experienced utility and objective happiness. A moment-based approach » et « Evaluation by moments. Past and future », Daniel Kahneman & Amos Tversky, Choices, Values, and Frames, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 673-682 et 693-708.
[3] Cf. Donald A. Redelmeier & Daniel Kahneman, « Patient’s memories of painful medical treatments. Real-time and retrospective evaluations of two minimally invasive procedures », Pain, 66 (1996) n° 1, p. 3-8.
[4] Cf. Daniel Kahneman, Barbara L. Frederickson, Charles A. Schreiber & Donald A. Redelmeier, « When more pain is preferred to less. Adding a better end », Psychological Science, 4 (1993) n° 6, p. 401-405.
[5] Cf. Orval H. Mowrer & L.N. Solomon, « Continguity vs. drive-reduction in conditioned fear. The proximity and abruptness of drive reduction », American Journal of Psychology, 67 (1954), p. 15-25.
[6] Cf. les références chez Peter Shizgal, « On the neural computation of utility. Implications from studies of brain stimulation reward », Daniel Kahneman, Edward Diener & Norbert Scwarz (éds.), Well-Being. The Foundations of Hedonic Psychology, New York, Russell Sage Foundation, 1999, p. 500-524.
[7] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 589.
[8] Ibid., p. 590.
[9] Ibid., p. 595.
[10] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, chap. 36.
[11] Cf. Paul Rozin & Jennifer Stellar, « Posthumous events affect rated quality and happiness of lives », Judgment and Decision making, 4 (2009) n° 4, p. 273-279.
[12] Cf. Ed Diener, Derrick Wirtz & Shigehiro Oishi, « End effects of rated life quality. The James Dean Effect », Psychological Science, 12 (2001) n° 2, p. 124-128.