Dans une œuvre tout à la fois poétique, anthropologique et politique, l’homme de lettres et philosophe martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) souligne l’importance décisive de ce qu’il appelle la Relation avec une majuscule pour en souligner et l’importance et la spécificité. En effet, dans ses différents ouvrages, il cherche à montrer que la Relation ne se réduit pas au lien, mais est une dynamique d’échange. Il passe en quelque sorte d’une conception passive à une conception active, de l’effet à la cause, ou mieux, à la dynamique, l’action : « La Relation relie, (relaie), relate [1] ». Or, cette action n’est rien d’autre que la communication ou donation. Par ailleurs, la Relation n’efface pas les corrélatifs, mais les promeut, les enrichit : « Tu échanges, changent avec l’autre sans pour autant te perdre et te dénaturer [2] ». Or, de même, une métaphysique de l’amour-don conjugue l’affirmation du lien et l’auto-affirmation des sujets reliés. Enfin, la Relation n’est qu’une promotion positive, mais aussi un arrachement à ce qui interdit cette rencontre féconde – ce qu’exprime l’image des murs qui tombent [3].
Édouard Glissant oppose l’identité-racine (négativement investie) et l’identité-relation (positivement accueillie). Cueillons une des rares synthèses qu’il offre :
« L’identité-racine
– est lointanement fondée dans une vision, un mythe, de la création du monde ;
– est sanctifiée par la violence cachée d’une filiation qui découle avec rigueur de cet épisode fondateur ;
– est ratifiée par la prétention à la légitimité, qui permet à une communauté de proclamer son droit à la possession d’une terre, laquelle devient ainsi territoire ;
– est préservée par la projection sur d’autres territoires qu’il devient légitime de conquérir – et par le projet d’un savoir.
L’identité-racine a donc ensouché la pensée de soi et du territoire, mobilisé la pensée de l’autre et du voyage.
L’identité-relation
– est liée, non pas à une création du monde, mais au vécu conscient et contradictoire des contacts de cultures ;
– est donnée dans la trame chaotique de la Relation et non pas dans la violence cachée de la filiation ;
– ne conçoit aucune légitimité comme garante de son droit, mais circule dans une étendue nouvelle ;
– ne se représente pas une terre comme un territoire, d’où on projette vers d’autres territoires, mais comme un lieu où on ‘donne-avec’ en place de ‘com-prendre’.
L’identité-relation exulte la pensée de l’errance et de la totalité [4] ».
Ainsi, pour notre auteur, « l’identité-racine » n’est que violence. Car elle conduit « aux refuges généralisants de l’universel comme valeur [5] ». Toutefois, il ne refuse pas toute origine ; seulement, il l’horizontalise, il l’immanentise. S’il invite à nous méfier de la violence contenue dans la donation surplombante, il minimise toutefois trop la réception. Le signe en est qu’il en vient à se méfier de la filiation, à survaloriser la Relation et nier l’asymétrie. En ce sens, Glissant est l’héritier amer du projet post-moderne, voire moderne de couper l’homme de toute hétéronomie fondatrice.
Pourtant, l’identité-relation me semble prometteuse. Et l’identité-racine pourrait être relue comme un universel originaire et donc un universale concretum.
Pascal Ide
[1] Édouard Glissant, Poétique de la Relation Poétique III, Paris, Gallimard, 1990, p. 187.
[2] Id., La cohée du Lamentin. Poétique V, Paris, Gallimard, 2005, p. 38.
[3] Cf. Id. et Patrick Chamoiseau, Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ?, Paris, Éd. Galaade et Institut du Tout-Monde, 2007.
[4] Id., Poétique de la Relation Poétique III, p. 157-158.
[5] Ibid., p. 156.