« Les voyages sont fatals aux préjugés, au fanatisme et à l’étroitesse d’esprit [1] ».
L’on sait l’œuvre de Nelson Mandela, pour son pays, l’Afrique du Sud (qui s’est incarnée dans son élection comme Président de la République), et bien au-delà (qui fut ratifiée par le prix Nobel de la paix. Quelques dates et événements parmi beaucoup [2].
Le 11 février 1990, les portes de la prison s’ouvraient et relâchaient le détenu portant le matricule 46 664 ; un homme qu’elle avait injustement tenu incarcéré pendant vingt-sept ans. Des millions de personnes, et pas seulement des Noirs Sud-Africains, et pas seulement des Sud-Africains, ont regardé leur télévision quand Mandela s’est exprimé le surlendemain : « Notre marche vers la liberté est irréversible. […] Le suffrage universel dans une Afrique du Sud démocratique, unie et non raciale est notre seule voie vers la paix et l’harmonie entre les peuples ». Après les applaudissements de la foule, Nelson Mandela conclut son discours en citant les derniers mots de sa plaidoirie de 1964, avant qu’il ne soit emprisonné. Et il ajoute qu’il est de nouveau « prêt à mourir pour cet idéal ».
Quelques jours plus tard, le 26 février, il prononce des paroles là encore décisives. Le début fait craindre le pire : « Prenez vos fusils, vos couteaux et vos pangas… ». Mais la suite de la phrase fait exulter : « … et jetez-les à la mer ».
Le 26 avril 1994 se tinrent les premières élections démocratiques : 23 millions de personnes se sont rendues aux urnes. Deux semaines plus tard, le 10 mai, Mandela fut investi comme premier président noir d’Afrique du Sud.
Mais, entre 1990 et 1994, que s’est-il passé ? Les seules paroles et les intentions de Mandela n’ont assurément pas suffit, dans un pays miné par tant de décennies d’apartheid et donc de guerres fratricides. Il a fallu que le futur Président œuvre prudemment, justement, patiemment et souplement-fermement – autant de vertus cardinales. Mais, plus encore, agisse avec amour et humilité, qui sont les seules sources de la paix. Pour le montrer, concentrons-nous sur un exemple peu connu : la rencontre décisive entre Mandela et Constand Viljoen. Campons le contexte (1), puis la rencontre (2), avant de l’interpréter à partir de la métaphysique de l’amour (3-5).
1) Le contexte
Constand Viljoen est un Afrikaner, c’est-à-dire un Sud-africain blanc non anglophone (d’origine néerlandaise, française, allemande ou scandinave) et s’exprimant en afrikaans, langue dérivée du néerlandais depuis qu’une colonie de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales s’est établie au Cap, en 1652 (Boer, « paysan » en néerlandais, présente un sens équivalent, mais moins englobant, n’incluant pas par exemple la communauté culturelle et historique). En 1899, les Afrikaners se sont révoltés contre les Britanniques qui ont rudement réprimé leur rébellion, de sorte que les Boers se considèrent, eux aussi, comme un peuple opprimé. De fait, lorsqu’il était enfant, le père de Constand fut enfermé dans un camp de concentration par les Britanniques, pendant que ceux-ci tuaient son petit frère et ses petites sœurs dans les bras de leur mère…
En 1951, Constand s’engage dans l’armée, y trouve une seconde famille, combat en Zambie et en Angola où il devient héros de guerre. Il est si doué et si populaire qu’il se hisse à la tête de l’armée sud-africaine. En même temps, comme tout Afrikaner, ce grand patriote est un partisan convaincu de l’apartheid. Ce mot de la langue afrikaans où l’on entend résonner le français « aparté », signifie « séparation », « mise à part », donc entérine une division raciale du pays.
Le 7 mai 1993, quinze mille Afrikaners blancs se sont rassemblés dans le stade de Potchefstroom, près de Johannesburg. Ceux qui se font appeler les bittereinders (« jusqu’au-boutistes ») – comme les combattants pour la liberté qui, voici un siècle, ont tenté de bouter les Britanniques hors d’Afrique du Sud –, sont aujourd’hui habités par la colère, mais aussi par la peur : contre le sart gevaar, le « danger noir ». Et ce danger s’incarne dans un fait : que Mandela gagne les premières élections démocratiques. Or, pour conjurer ce risque, il leur faut un chef qui les rassemble : Constand Viljoen a accepté. Au micro, l’ancien général tonne : « Le peuple afrikaner doit se préparer à se défendre. Un conflit sanglant qui nécessitera des sacrifices est inévitable, mais nous nous sacrifierons avec joie, car notre cause est juste [3] ! ». Leader de cette nouvelle organisation, Afrikaner Volkfront, Constand se prépare donc à la guerre contre les élections multiraciales : « Nous devions avoir une capacité militaire massive [4] ». De fait, certains proposent de tuer Mandela, tête du partie politique ANC, voire d’éliminer 15 000 personnes noires dans le Transvaal occidental. L’affrontement semble inévitable, sanglant, solution pire que le mal.
Comment éviter la guerre, sous sa pire forme, la guerre civile, celle où des compatriotes s’entretuent ? Une heureuse coïncidence, diront certains, la Providence, dira le chrétien, a réservé une heureuse issue. Constand Viljoen a un frère jumeau : Abraham, que tous surnomment « Braam ». Plus tourné vers la chose intellectuelle et spirituelle, Braam enfant lisait beaucoup. Au sortir de l’école, il s’inscrit dans une filière théologique. Il part poursuivre ses études, aux États-Unis et en Hollande. Or, au loin, il découvre une autre manière, en l’occurrence équitable, de vivre entre communautés raciales : « J’ai été exposé à la question d’un traitement juste et équitable, et à l’idée que les gens étaient égaux entre eux [5] ». Dès lors, l’apartheid lui apparaît comme non seulement injuste, mais sanguinaire et criminel. Lorsqu’il revient en Afrique du Sud, il plaide pour une égalité de traitement. Mais les Afrikaners considèrent que Braam a été conditionné, pire qu’il est un traître à son pays. Et, de très proches qu’ils étaient, les deux jumeaux ne se fréquentent plus. En juillet 1993, dix mois avant les élections, cela fait presque quarante ans qu’ils ne se sont plus adressés la parole. D’ailleurs, personne de l’entourage du général Viljoen ne savait qu’il avait un frère…
En fait, Mandela et Abraham se connaissent, et le premier a demandé un rapport au second. Conclusion de Braam : « Les éléments classiques d’une tragédie sont réunis ici [6] » : la guerre armée. Pourtant, il comprend que, s’il y a une chose et une seule chose à faire pour éviter la guerre, c’est d’oser rencontrer son frère : « S’il parvenait à convaincre Constand, une transition pacifique de l’apartheid à la démocratie était possible. Mais s’il échouait, la guerre était inévitable [7] ».
Dans le plus grand secret, Braam élabore avec Mandela la proposition suivante pour la soumettre à son frère : que Constand négocie en direct avec le président de l’ANC lui-même, Mandela, la position du peuple Afrikaner. Donc, nous sommes face à la situation suivante. D’un côté, Braam (et Mandela) sont convaincus que la seule issue est la non-violence. De l’autre, Constand est convaincu qu’il n’y a qu’une seule option : « c’est de nous battre [8] ».
Début juillet 1993, les jumeaux se voient au bureau de l’Afrikaner Volkfront, à Pretoria. Braam transmet la proposition de Mandela à Constand. De prime abord, les chances sont minces. Non seulement parce que les convictions en présence sont frontalement opposées, mais parce que l’ex-général a décliné neuf tentatives de rapprochement entre son parti et celui de Mandela. Mais là, c’est différent, il s’agit d’aller rencontrer Mandela avec son frère. En toute espérance, mais contre toute attente, Constand accepte. Cependant, tout est loin d’être joué. Pour être nécessaire, la rencontre fraternelle n’est que l’acte préparatoire de la rencontre décisive : entre Constand Viljoen et Nelson Mandela.
2) La rencontre
Le 12 août 1993, les deux frères sonnent à la villa de Johannesburg. C’est un moment historique : le héros de l’ancienne Afrique du Sud va rencontrer le héros de la nouvelle, celui qui ne voit comme solution que la guerre celui qui croit à la paix.
La personne qui ouvre la porte n’est pas un serviteur, mais Nelson Mandela lui-même. En affichant un grand sourire. Les trois hommes s’assoient.
D’abord les gestes, tels qu’ils sont racontés par Constand, des années plus tard : « Il m’a demandé si je voulais du thé. J’ai répondu que oui et il m’en a versé une tasse. Il m’a demandé si je prenais du lait avec mon thé. J’ai répondu que oui et il m’a versé du lait. Puis il m’a demandé si je prenais du sucre. J’ai dit que j’en prenais et il m’a mis du sucre. Je n’avais plus qu’à remuer [9] ! ».
Puis le président de l’ANC parle à Constand, non pas dans la langue véhiculaire en Afrique du Sud qu’est l’anglais, mais dans sa propre langue, l’afrikaans. Ensuite, Mandela lui évoque les multiples similitudes entre la lutte que la famille Viljoen a dû mener contre les Britanniques et son propre combat contre l’apartheid.
Au terme de l’entretien, les deux hommes se serrent la main. Mandela, confiera Braam, « a pris le bras de mon frère, et ne l’a pas lâché [10] ». Et il prononce la parole décisive : « Mon général, il ne peut y avoir de vainqueurs si nous entrons en guerre ». En hochant la tête, Constand répond en écho : « Il ne peut y avoir de vainqueur [11] ».
Il s’agit d’une première rencontre. Quatre mois de négociations ultra-secrètes suivront. Même le président Frederik Willem De Klerk les ignorent, au point que beaucoup de livres d’histoire ne savent pas que la grande histoire (l’avènement non-violent d’un pays affranchi des lois raciales) s’est préparée dans l’humble histoire, celle que nous racontons. Au terme, le chef de l’Afrikaner Volkfront renonce à la lutte armée et accepte de participer aux élections avec son parti.
Il faut mesurer toute l’évolution intérieure. Quand, sous l’instigation de son frère, Constand rencontre Mandela pour la première fois, il le considère comme un terroriste qui a été justement incriminé et condamné voici trente ans. Aujourd’hui, au fil des multiples rencontres, en lui, est né en lui un respect, plus, une confiance pour Mandela – tout le contraire de ce qu’il éprouve pour ce politicien professionnel qu’est De Klerk.
3) L’interprétation. La proportion
Comment comprendre une évolution si improbable et pourtant si heureuse ? Nous ne pourrons jamais sonder la profondeur des cœurs. Mais ceux-ci se donnent à connaître à travers les signes.
Sondons-les, du plus extérieur au plus intérieur.
Mandela ne passe pas par la médiation d’une personne. Il s’implique personnellement. C’est ainsi qu’il accueille en personne la personne de Constand. Si souvent, médiation vaut intermédiaire et distance.
Il multiplie les gestes extérieurs qui rapprochent, comme les trois minutieusement décrits par l’ancien général et qui sont chers à la culture afrikaner.
Le langage corporel atteste également cette proximité : Nelson sourit. Davantage, il serre la main de son interlocuteur et lui prend le bras. Longuement.
Beaucoup plus important encore est le geste spirituel que signale et porte le langage. Il part de la culture si chère aux Boers, d’autant plus chère qu’elle est une histoire de liberté acquise au prix du sang. Il connaît leurs récits fondateurs, leurs coutumes. De plus, pour se faire comprendre, il part d’une analogie extrêmement parlante. Or, la logique nous apprend que la puissance du raisonnement par l’exemple tient à la proximité de celui-ci avec ce qu’il veut démontrer. En outre, loin d’être seulement intellectuelle, cette affinité est émotionnelle.
Mais il y a encore infiniment plus important. Le noyau vivant le plus profond d’une culture, ce ne sont pas son histoire ou ses rites, mais c’est sa langue. Et c’est elle que Nelson Mandela parle afrikaans avec Constand Viljoen. Si la langue est le cœur d’une culture, parler cette langue, c’est s’adresser au cœur de l’autre.
D’un mot, de toutes manières, par toutes les voies possibles, Mandela s’est proportionné au plus près de son interlocuteur.
Ce qui se concrétise dans la synchronie de la rencontre se prépare dans la diachronie de l’approche. Quand il était en prison, Mandela a découvert la culture et l’histoire des Afrikaners. Il a beaucoup lu, il a même regardé des matchs de rugby. Surtout, il apprit leur langue : « Si vous parlez à un homme dans une langue qu’il comprend, vous vous adressez à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, vous vous adressez à son cœur [12] ». Or, le cœur est le centre intime de la personne. Donc, parler la langue de l’autre, s’est s’approcher au plus près, c’est se proportionner à lui.
Confirmons cette proportion par un dernier fait. Le 24 juin 1995, finale de la coupe du monde de rugby, un an après son élection, Nelson Mandela pénètre sur la pelouse de l’Ellis Park Stadium de Johannesburg vêtu du polo vert au col orange des Springboks, floqué du n° 6, le maillot du capitaine François Pienaar (joué par Matt Damon dans le film évoqué ci-dessus). Et il remet le trophée Webb-Ellis à Pienaar. Or, l’on sait combien, en sport et plus généralement, l’habit est symbolique. Donc, Mandela a cherché à rapprocher du peuple Afrikaner.
La foule ne s’y trompe pas. Bien que composée en majorité d’Afrikaners blancs scandait : « Nelson, Nelson ! » Or, souvenons-nous, à l’instar de Constand, quelques mois plus tôt, elle était encore convaincu que ce dangereux terroriste avait pris les rênes de leur pays. Rappelons-nous aussi que l’équipe ne comportait alors qu’un seul joueur de couleur, l’ailier Chester Williams. L’événement a tellement marqué les esprits que tous les journaux du monde ont souligné ce moment historique.
4) L’interprétation. L’amour
Or, cette attitude de Mandela est dictée par l’amour. Là encore, plusieurs indices l’attestent. Tout d’abord, tout simplement, parce qu’il l’affirme.
En effet, la charité et seulement la charité « trouve sa joie dans ce qui est vrai » (1 Co 13,6). Or, en prison, Mandela a appris à comprendre ses gardiens afrikaners, à sortir de ses préjugés, à comprendre que leurs intentions étaient bonnes, mais que leur regard était aveuglé par le système ; et il a aidé ses codétenus à faire de même. Donc, homme s’inscrit dans une continuité, Mandela a agi par amour.
Continuons à lire l’hymne à la charité : « l’amour , croit [fait confiance en] tout, espère tout » (1 Co 13,7), au point que cette espérance inconditionnelle est une propriété du seul amour-don. Or, Mandela se caractérisait par cette confiance totale dans les personnes : « il a choisi de voir le bien en des personnes que 99 % des gens auraient considérées comme irrécupérables [13] ». Le journaliste John Carlin raconte qu’on demanda un jour à Walter Sisulu, l’un des meilleurs amis de Mandela, de citer un de ses mauvais côtés. Sisulu réfléchit et répondit : « Lorsqu’il fait confiance à quelqu’un, il va jusqu’au bout ». Puis il hésita et reprit : « Mais ce n’est peut-être pas un défaut [14] » !
Comme nous ne pouvons sonder les intentions du cœur, rappelons quelques données générales. D’abord, nous le verrons dans les confirmations scientifiques, le rapprochement des populations différentes en plein et l’évitement du conflit en creux requièrent le contact, c’est-à-dire la connaissance mutuelle. Or, une telle connaissance requiert l’amour au point de sembler s’identifier à lui : « Et connaître, c’est aimer [15] ». Par ailleurs, bien que très pudique sur sa foi et craignant aussi l’instrumentalisation de la foi par le pouvoir, Mandela, élevé dans la foi méthodiste, est chrétien et disait « ne jamais avoir abandonné (ses) convictions chrétiennes [16] ». Or, la foi chrétienne dicte la non-violence et le pardon. De plus, seul l’amour permet d’être « avec ceux qui sont sous la loi [les Juifs] comme sous la loi, bien que je ne sois pas moi-même sous la loi, afin de gagner ceux qui sont sous la loi [c’est-à-dire en restant moi-même], afin de gagner les Juifs » (1 Co 9,20). Or, Paul décrit ici l’attitude que nous nommons : se proportionner. Enfin, avant d’être l’œuvre de la justice – « opus justitiæ pax » (Is 32,17) –, la paix est l’œuvre de l’amour : « opus justitiæ caritas ». S’interrogeant dans la Somme de théologie sur les fruits de l’amour, Thomas nomme en premier lieu la joie, et en second, la paix. Et même s’il rend rarement compte réflexivement des choix de ses distributions, la fréquentation de l’Aquinate montre que, s’il n’est pas exprimé, cet ordre est toujours pensé. En l’occurrence, la raison pour laquelle il fait sourdre la paix de la charité est l’unité avec soi et l’union avec Dieu et l’autre. Il répond d’ailleurs à l’objection qui voudrait en faire un effet de la justice : « La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. Mais la charité la produit directement, parce qu’elle la cause en raison de sa nature propre. L’amour est en effet, selon la parole de Denys, ‘une force unifiante’ [17] ».
Concluons donc notre raisonnement. En se proportionnant, en touchant le cœur des Afrikaners, en s’approchant au plus près, Mandela a agi par amour. Cette proportion est donc l’acte même du don.
5) Les objections
Quelques objections, voire suspicions, ne manqueront pas de surgir.
Ne s’agit-il pas d’une subtile manipulation ? Aujourd’hui, quel commercial ignore que toucher corporellement son interlocuteur, c’est le toucher (affectivement) – au point même d’ailleurs que le chaland qui prend conscience de cette sensation souvent infraliminale, s’en méfiera et que la tactique deviendra contre-productive ? Et l’on pourrait dire la même chose pour les autres initiatives de Mandela : depuis le sourire jusqu’au port du maillot des Springboks.
Nous répondrons que les signes sont ambivalents. C’est seulement la convergence des indices et leur confirmation sur le long terme qui permet de conclure aux intentions que l’on peut néanmoins continuer à suspecter, tant le signe n’est pas la cause, tant interpréter n’est pas expliquer. Or, nous avons multiplié les signes.
On opposera aussi que, en se proportionnant à l’autre, Mandela fusionne. Or, loin d’être indifférenciant, le véritable amour est altérisant.
Nous répondrons que, si proche se fait Mandela, il ne perd jamais de vue son objectif : un pays libre, démocratique et en paix. Ainsi, lorsqu’il compare son combat actuel à celui des Boers à l’époque de l’oppression britannique, il part bien de la situation qui est gravée au fer rouge dans leur mémoire, mais pour l’appliquer à la situation actuelle vécue par les Noirs. Pour le dire dans les catégories de la logique : celle de la fusion est l’univocité ; celle de l’amour en général et de la proportion en particulier est l’analogie, qui souligne autant le partim diversæ (l’autre) que le partim non diversæ (le même).
On objectera enfin que la tentative de Nelson Mandela fut couronnée de succès comme celle de Martin Luther King. Or, celui-ci était un grand rhéteur qui discourait avec passion et débattait avec ardeur.
Cette comparaison est erronée. Mandela n’était pas d’abord un homme de la parole. D’ailleurs, lors de sa première conférence de presse, il s’étonna de ces objets recouverts de fourrure face à lui, jusqu’à ce quelqu’un s’avise de lui expliquer qu’il s’agissait de… micros [18] ! Redisons-le, le charisme exceptionnel expliquant que Mandela est devenu l’un des plus grands leaders du vingtième siècle est la confiance dans l’autre et seulement elle.
6) Conclusion
Cet admirable exemple donne à voir une grande loi de l’amour-don : aimer, c’est se proportionner à l’autre. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus dirait : c’est s’abaisser. L’on pourrait dire aussi qu’aimer, c’est s’approcher au plus près, c’est rentrer en contact, au sens propre et figuré. C’est ce que montre une loi sociologique d’importance : le « contact intergroupe », dont parle un précédent article.
Et ce qui est admirable ne nous toucherait pas s’il n’était aussi imitable. La métaphysique de l’amour n’est jamais loin d’une éthique de l’amour.
Pascal Ide
[1] Mark Twain, Le voyage des innocents, 1869, trad. Fanchita Gonzalez Batlle, Paris, François Mspero-La Découverte, 1982, p. 496.
[2] Nelson Mandela et Mandla Langa, « Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ». Mémoires de président, trad. Stéphane Roques, Paris, Plon, 2017.
[3] John Carlin, Playing the Enemy. Nelson Mandela and the Game That Made a Nation, 2008 : Invictus. Nelson Mandela, trad. Francine Dumont, Outremont (Québec), Éd. Arianes, 2009, p. 121. Le titre initial était : Déjouer l’ennemi. Nelson Mandela et le jeu qui a sauvé une nation, trad. Francine Dumont, Outremont (Québec), Éd. Arianes, 2008. Suite au succès du film Invictus (Clint Eastwood, 2009), le livre est réintitulé : Invictus.
[4] Ibid., p. 122.
[5] Dennis Cruywagen, Brothers in War and Peace. Constand and Abraham Viljoen and the Birth of the New South Africa, Le Cap, Zebra Press, 2014, p. 57. Cet ouvrage raconte en détail l’histoire des deux frères.
[6] John Carlin, Invictus, p. 130.
[7] Dennis Cruywagen, Brothers in War and Peace, p. 143.
[8] Ibid., p. 158.
[9] Cité par Simon Kuper, « What Mandela taught us », The Financer Times, 5 décembre 2013.
[10] Cité par John Carlin, Invictus, p. 236.
[11] Cité par Dennis Cruywagen, Brothers in War and Peace, p. 162.
[12] Cité par Penny Anderson, Janet Getchell, John Cayne, Ron Keeney & Rose Green, At Home in the World. The Peace Corps Story, Washington, Peace Corps, 1996, p. vi.
[13] John Carlin, Invictus, p. 237.
[14] Ibid., p. 236.
[15] Rutger Bregman, Humanité. Une histoire optimiste, trad. Caroline Sordia et Pieter Boeykens, Paris, Seuil, 2020, p. 578. Une partie des références de cette étude sont empruntées à son chap. 17.
[16] Liza Fabbian, « Nelson Mandela, de la foi chrétienne au combat politique », La Vie, publié le 9 décembre 2013 et consulté sur le site le 11 septembre 2023 : https://www.lavie.fr/actualite/geopolitique/nelson-mandela-de-la-foi-chreacutetienne-au-combat-politique-25043.php
[17] Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 29, a. 3, co. et ad 3um.
[18] Raconté par John Carlin, Invictus, p. 87.