« Donne-moi la chasteté et la continence. Mais ne le fais pas tout de suite [sed noli modo] [1] ».
« La procrastination, le péché et la folie de laisser son sort dépendre de l’avenir [2] ».
Qui parle ? Saint Augustin ! Aujourd’hui, la bibliographie se multiplie sur ce sujet que le confinement a rendu encore plus urgent et pertinent [3]. On peut distinguer ouvrages et études selon leur perspective : pratique [4], scientifique [5] et même philosophique [6]. On peut aussi les distinguer selon leur thèse. En effet, et c’est plus étonnant, l’évaluation de la procrastination est très contrastée : négative ou positive. Pour la première, elle est un vice, pour la seconde, sinon une vertu, du moins une attitude désirable [7] qui est source, au minimum, de joie [8], au maximum de créativité [9]. Pour certains, elle constitue un art de vivre à la Gaston Lagaffe qui donne l’occasion de ralentir, s’arrêter et, paradoxalement, goûter l’instant présent [10].
1) Nature
Qu’est-ce que la procrastination ? Rappelons que le terme est construit sur l’adverbe latin de temps cras, « demain ». Le substantif français signifie donc l’acte ou l’attitude qui fait remettre au lendemain ce que l’on doit faire le jour même. Un ouvrage sur la procrastination portait sur sa première page de couverture la réflexion suivante : « Promis, on trouvera une idée pour illustrer la couverture demain » [11].
Passons de l’étymologie à l’essence de la procrastination. Celle-ci consiste à remettre au lendemain ce que l’on doit faire le jour même : pas seulement ce que l’on peut faire, mais ce que l’on doit faire. Or, il appartient à la vertu de prudence d’organiser notre action en fonction de notre fin. Autrement dit, la prudence est le nom classique de ce que l’on appelle aujourd’hui responsabilité ou engagement. Donc, la procrastination est un péché contre cette sagesse pratique qu’est la prudence.
L’on pourrait encore cerner la nature de ce péché. Toute vertu morale a pour propriété le juste milieu entre le défaut et l’excès. Or, la prudence est la vertu morale de l’action, plus encore de la décision. Donc, comme toute vertu morale, elle doit s’exercer selon une certaine médiété dans la décision. Or, ce passage à l’acte est mesuré par le temps. Plus précisément, l’acte humain est rythmé par différents moments, notamment la délibération qui, durant un certain temps, s’accomplit dans la décision qui, elle, s’effectue dans l’instant. Donc, la médiété caractéristique de la prudence s’exerce entre le défaut de temps accordé à la juste délibération préparant la décision qu’est la précipitation et l’excès qu’est la temporisation. Ainsi, la procrastination est l’excès vicieux s’opposant à la prudence.
2) Fréquence
La procrastination est une maladie universelle : 95 % des personnes interrogées admettent parfois temporiser. Plus encore, plus de 20 % considèrent que l’ajournement est l’une de leurs principales caractéristiques et les travailleurs américains avouent perdre en moyenne 25 % de leur temps au travail, donc de reporter à plus tard ce qu’elles doivent faire le jour même [12]. Qui n’a pas, placée en dessous de sa to-do-list, une chose qu’il sait devoir faire, mais qu’il ne veut pas regarder en face ? Qu’elle soit partagée par tous ne la rend pas pour autant excusable ! Être dans la moyenne n’est pas être dans la norme ! Certes, cela rassure, mais très relativement et très temporairement.
3) Évaluation
Revenons à l’ambivalence suscitée par la procrastination. Le constat initial observait que, étonnamment, certains ouvrages font l’éloge de la procrastination. En fait, je distinguerai trois cas.
a) Les trois procrastinations
Le premier est la procrastination vertueuse. En effet, aujourd’hui, notre monde vit dans une accélération permanente [13], ce qui conduit à une multiplication stressante des décisions [14] et donc à une précipitation. Or, le vice est contraire à la vertu. Ainsi, ralentir, temporiser peut être une réaction vertueuse. C’est ainsi que plusieurs éloges de la lenteur ou plutôt du ralentissement ont vu le jour [15]. En particulier, l’auteur de Gens de peu [16] livre, dans Du bon usage de la lenteur [17], une belle méditation sur cette attitude qui ouvre à une plus grande réceptivité [18].
Le deuxième est la procrastination idéologique. En effet, certains courants s’inscrivant dans la mouvance du néobouddhisme qui envahit notre Occident, discréditent la durée, pour survaloriser le seul instant présent [19]. Or, la procrastination dont nous allons voir qu’elle est souvent une fuite dans la prétendue urgence du présent est un déni du temps.
Le troisième est la procrastination vicieuse, et c’est ce dont nous parlons ici. À la différence de la procrastination vertueuse, elle est une faute contre la prudence. À la différence de la procrastination idéologique, elle est pratique et non pas théorique. Centrons-nous sur cette dernière forme d’atermoiement.
b) L’illusion qui en explique le succès
Si cette procrastination jouit d’un tel succès, c’est qu’elle se fonde sur plusieurs illusions puissantes. La première est qu’elle permet d’éviter le stress ou la tristesse d’une action que l’on considère comme coûteuse. La seconde est que l’on travaille mieux sous pression.
Mais qu’en est-il en réalité ? Une expérience fut menée sur un milieu propice : les étudiants en université [20]. Nombreux sont ceux qui pratiquent ce que les Belges appellent le « blocus » ; précisément, un tiers affirment temporiser. Travaillant avec Roy F. Baumeister, un professeur de psychologie à l’université Case Western, Dianne M. Tice, fit remplir un questionnaire à ses étudiants sur leurs habitudes de travail en début de semestre. Puis, elle leur demanda d’écrire un rapport et de le rendre un vendredi en fin de semestre. Enfin, elle annonça que ceux qui ne réussiraient pas à terminer le rapport dans les temps avaient encore la possibilité de le lui remettre en classe le mardi suivant, ajoutant même que ceux qui manqueraient cette seconde échéance en avaient une troisième, le vendredi d’après, à son bureau, soit une semaine après la première date limite. Précisons également que ceux qui notèrent les rapports ignoraient la date à laquelle ils avaient été rendus et donc n’étaient pas influencés par le retard éventuel, alors que Tice et Baumeister, eux, savaient qui avaient ou non bénéficier du sursis. Ainsi, le test initial autant que les délais ont permis de repérer les étudiants portés à l’atermoiement.
Les résultats furent sans appel : les étudiants enclins à la procrastination étaient ceux qui avaient les moins bonnes notes : autant au rapport qu’aux examens de milieu et de fin de semestre. Inversement, les élèves « modèles » qui rendaient leurs rapports à temps voyaient leurs études couronnées des meilleures notes.
L’on pourrait objecter que ces notes passables étaient compensées par des avantages secondaires. Et c’est ici que la recherche devient encore plus intéressante. Dans une autre étude, on demanda aux élèves de noter leur état de santé pendant tout le semestre (symptômes, dates de fréquentation de la clinique du campus ou de rendez-vous chez le médecin, etc.). Les chercheurs constatèrent alors, à leur grande surprise, que ceux qui tendaient à temporiser se portaient mieux ! Il semblait donc y avoir des compensations réelles à procrastiner. Mais un doute les prit quand ils notèrent que l’évaluation de la santé s’était arrêtée avant la dernière semaine du semestre ; or, c’était justement à cette période que ceux qui travaillaient en dernière minute se mettaient à la rédaction de leurs rapports.
Une seconde expérience prit donc en compte cette dernière semaine. Or, les résultats ne se firent pas attendre. D’abord, au moment de s’affronter au travail en retard, les symptômes de maladie se manifestèrent nettement. Comment s’en étonner si l’on songe aux nuits blanches passées à rattraper le retard ? Mais, plus encore, les signes étaient bien plus invalidants que chez les autres étudiants, au point que les inconvénients actuels annulaient tous les avantages accumulés pendant le reste du semestre !
Grand, mais méconnu est donc le coût de la procrastination.
4) Combat
Alors, comment lutter contre ce vice de procrastination dont Cicéron disait qu’il est « funeste [21] » ? Je renvoie aux différents livres cités ci-dessus [22]. Limitons-nous à deux moyens.
a) Ne rien faire d’autre
Un autre moyen naît du constat suivant : nous temporisons d’autant plus aisément et avec bonne conscience que nous évitons de faire la tâche en en accomplissant une autre prétendument plus urgente ou nécessaire. Et nous nous berçons de cette illusion.
Reconnaissons d’abord qu’elle présente son efficacité : cette substitution donne de faire des choses désagréables jusqu’ici repoussées, au nom de ce qu’elles sont quand même moins désagréables que ce que nous ajournons systématiquement. C’est ainsi que, non sans cynisme, le chercheur Robert Benchley explique
« le secret de [s]on incroyable énergie et de l’efficacité avec laquelle [il] mène [s]es projets à bien : il repose sur le principe psychologique suivant : on est tous capables de prouesses dans notre travail, tant qu’on ne fait pas ce qu’on est censé faire sur le moment [23] ».
Par exemple, pour ne pas nous mettre à notre déclaration d’impôts, nous téléphonerons à cette veille tante esseulée qui attend notre appel depuis des semaines ; et la bonne conscience d’avoir accompli un acte de charité (ce qui est au moins partiellement vrai) nous absout de la mauvaise d’avoir encore reporté cet acte de justice qu’est le remplissage de sa feuille d’imposition.
Mais, surtout, le constat selon lequel nous retons rarement assis sans rien faire permet d’assigner une solution à la procrastination : non pas s’attaquer à ce que nous repoussons ; mais simplement « ne rien faire d’autre ». Tel est le conseil donné par Raymond Chandler pour se mettre à l’écoute de l’inspiration et écrire. D’un côté, célèbre auteur de romans noirs affirmait que tout écrivain professionnel doit consacrer au moins quatre heures par jour à l’écriture. De l’autre, il éprouvait, comme tous ses confrères, l’angoisse de la page blanche. Comment ne pas la fuir en procrastinant ?
« Il n’a pas besoin d’écrire, et ne devrait d’ailleurs pas essayer s’il n’en a pas envie. Libre à lui de regarder par la fenêtre, de se tenir sur la tête, ou même de gigoter dans tous les sens par terre. Mais il ne doit rien faire d’autre – ni lire, ni écrire des lettres, ni feuilleter les magazines, ni faire des chèques [24] ».
Et l’on rajouterait aujourd’hui : ni regarder son smartphone…
b) La maîtrise de soi
Une intéressante étude menée par Roy Baumeister et ses collègues hollandais établit que les personnes qui possèdent un haut self-control ne l’emploient pas pour éviter les difficultés ou résoudre un problème in extremis, mais, au contraire, pour forger des vertus (des bonnes habitudes), par exemple à l’école ou au travail [25]. C’est ce que confirme une autre enquête : la maîtrise de soi permet d’affronter les problèmes au lieu d’atermoyer. Par exemple, la personne emploiera son self-control pour organiser son temps et amener sa voiture chez le garagiste avant qu’elle ne tombe en panne ou aller chez le dentiste avant d’avoir une rage de dent [26].
Pascal Ide
[1] Saint Augustin, Confessions, L. VIII, vii, 17, Saint Augustin, Les Confessions, in Œuvres de saint Augustin, trad. Eugène Tréhorel et André Bouissou, introduction et notes d’Aimé Solignac, coll. « Bibliothèque augustinienne », 2 tomes, n° 13 et 14, Paris, Études Augustiniennes, 1962, vol. 2, p. 45.
[2] « Procrastination ; or, the sin and folly of depending on future time » (Jonathan Edwards, The Works of President Edwards, London, James Black & Son, 1817, vol. 5, p. 511).
[3] Cf. John Perry, La procrastination. Pourquoi faire aujourd’hui ce que l’on pourrait remettre à demain ? ; suivi de Quand la procrastination rencontre le confinement, trad. Myriam Dennehy, coll. “Les grands mots », Paris, Éd. Autrement, 2012, 2021. L’original anglais s’intitule significativement : The art of procrastination.
[4] Cf., par exemple, Jane B. Burka et Lenora M. Yuen, Pourquoi remettre à plus tard ?, trad. Brigitte Fréger, Montréal, Le Jour, 1987 ; Rita Emmett, Ces gens qui remettent tout à demain, trad. Normand Paiement, Montréal (Québec), Éd. de l’Homme et Ivry, diff. Vivendi Universal, 2001 ; Michaël Ferrari, Stop à la procrastination, coll. « France loisirs poche », Paris, Éd. de Noyelles, 2019 ; Laura Ferret-Rincon, Échappez-vous du labyrinthe de la procrastination, Paris, Kiwi, 2021 ; Bruno Koeltz, Comment ne pas tout remettre au lendemain, Paris, Odile Jacob, 2006, réédité en coll. « Poches Pratique », 2008 ; Patrice Ras, Aujourd’hui, j’arrête de tout remettre à demain, coll. « Les pratiques Jouvence » n° 175, Saint-Julien-en-Genevois et Genève-Bernex (Suisse), Jouvence Éd., 2010 ; Shékina Rochat, Vaincre la procrastination. 24 clés pour agir maintenant et éviter de remettre à demain, Bruxelles, Mardaga, 2021 ; Brian Tracy, Plus tard, c’est maintenant ! Stratégies radicales pour triompher de la procrastination et des distractions, trad. inconnue, Paris, Diateino, 2021.
[5] Cf. les études citées plus loin.
[6] Cf. Chrisoula Andreou & Mark D. White (éds.), The thief of time. Philosophical essays on procrastination, Oxford, Oxford University press, cop. 2010.
[7] Cf. Monique Richter, Le petit livre de la procrastination positive, Paris, First éditions, 2020.
[8] Cf. David d’Équainville, Encyclopédie joyeuse de la procrastination, Paris, Contrepoint, 2016
[9] Cf. Fleur Daugey, Procrastiner pour mieux créer, coll. « Je passe à l’acte », illustrations de Marie de Monti, Arles, Actes Sud, 2021.
[10] Cf. Guillaume Podrovnik, On verra demain. Excursion en procrastination, Vanves, La Maison Hachette et Issy-les-Moulineaux, Arte Éd., 2021.
[11] Piers Steel, Procrastination. Pourquoi remet-on à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ?, trad. Pascal Loubet, Paris, Privé, 2010.
[12] Cf. Ibid.
[13] Cf. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. Didier Renault, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2011, suivi d’un entretien avec l’auteur, 2013 ; Aliénation et accélération. Vers une Théorie critique de la modernité tardive, trad. Thomas Chaumont, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2012.
[14] Cf. Barry Schwarz, Le paradoxe du choix. Comment la culture de l’abondance éloigne du bonheur, trad. Isabelle-Sophie Lecorné, Paris, Michel Laffon, 2006.
[15] Par exemple : Carl Honoré, Éloge de la lenteur, trad. Sophie Artaud, Paris, Marabout, 2005 ; Jean-Claude Mougin Éloge de la lenteur suivi de Petite philosophie de la lenteur, Paray-le-Monial, Le Plongeur, 2008 ; Pascale d’Erm, Vivre plus lentement. Un nouvel art de vie, photographies d’Élie Jorand, coll. « Les nouvelles utopies », Paris, Ulmer, 2010.
[16] Cf. Pierre Sansot, Les gens de peu, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », Paris, p.u.f, 1991, rééd., coll. « Quadrige », 2002.
[17] Cf. Id., Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot & Rivages poche et Petite Bibliothèque, 2000.
[18] Cf. site pascalide.fr : « Un temps ralenti. Éloge de la lenteur ou éloge du don ? »
[19] L’exemple le plus emblématique est Eckhart Tolle, Le pouvoir du moment présent. Guide d’éveil spirituel, trad. Annie J. Ollivier, Paris, J’ai lu Bien-être, 2000. Pour une présentation et une évaluation, cf. Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, p. 82-87.
[20] Cf. Dianne M. Tice & Roy F. Baumeister, « Longitudinal study of Procrastination, performance, stress, and health. The costs and benefits of dawdling », Psychological Science, 8 (1997) n° 6, p. 454-458.
[21] Cicéron, Philippiques, Discours VI, n. 3, trad. sous la dir. M. Nisard, Dubochet et Cie, 1845, vol. 3, p. 342.
[22] J’ajoute aussi les multiples conseils donnés dans leur conclusion par Roy F. Baumeister & John Tierney, Le pouvoir de la volonté. La nouvelle science du self-control, trad. Margaret Rigaud, coll. « Clés des champs », Paris, Flammarion, 2017, p. 349-380. Certaines références lui sont empruntées.
[23] Robert Benchley, « How to get things done », The Benchley Roundup, Chicago, University of Chicago Press, 1954, p. 5.
[24] Tom Hiney & Frank MacShane (éds.), The Raymond Chandler Papers. Selected Letters and Nonfiction, 1909-1959, New York, Atlantic Monthly Press, 2002, p. 104.
[25] Cf. Denise de Ridder, Gerty Lensvelt-Mulders, Catrin Finkenauer & Marijn Stok, « Taking Stock of Self-Control A Meta-Analysis of How Trait Self-Control Relates to a Wide Range of Behaviors », Personality and Social Psychology Review, 16 (2012) n° 1, p. 76-99.
[26] Cf. Will A. Crescioni, Joyce Ehrlinger, Jessica L. Alquist, Kyle E. Conlon, Roy F Baumeister, Christopher Schatschneider & Gareth R Dutton, « High trait self-control predicts positive health behaviors and success in weight loss », Journal of Health Psychology, 16 (2011) n° 5, p. 750-759.