La paternité comme ouverture d’un espace de relation

Le père ouvre un « espace relationnel » [1]. L’importance de la relation pour l’advenue de la personne, du « Tu » pour la constitution du « Je » est bien connue de la philosophie (Feuerbach) et cette notion fut largement développée par les sciences humaines, notamment par la théorie de l’attachement (cf. article sur le site : La théorie de l’attachement ou l’enracinement constructeur de l’enfant dans le don parental). L’interpréter en termes d’espace relationnel est aussi devenu courant dans la psychologie actuelle, grâce aux apports de l’éthologie, de la proxémique, de la psychanalyse, notamment des travaux de Donald Winnicott sur l’objet transitionnel [2]. En revanche, ce qui est véritablement original est de considérer cet espace non pas du point de vue des relations entre personnes adultes ou même entre l’enfant et la mère (Melanie Klein), mais entre le père et l’enfant, et cela d’un point de vue théologique en n’ignorant pas l’approche rationnelle. Pour comprendre cet espace, Stefan Oster part de la parabole de l’enfant prodigue.

En fait, l’approche juste doit être non pas seulement descriptive mais aussi normative, autant du point de vue éthique que du point de vue psychologique (ici, la perspective est médicale). En effet, cet espace constitue non pas une réalité fixée et acquise une fois pour toute, mais à la fois un but vers lequel nous tendons progressivement et un idéal vis-à-vis duquel nous défaillons de multiples manières. Autrement dit la rupture dont il va être question apparaît comme une réalité à la fois pécheresse, pathologique mais aussi comme un moment nécessaire de crise.

1) Nature de l’espace interrelationnel

a) En général

De manière phénoménologique, Stefan Oster note que nous ressentons tous une atmosphère quand cœxistent plusieurs personnes en un lieu. Autrement dit, l’espace interrelationnel n’est jamais neutre, n’est jamais une juxtaposition indifférente d’individus ; il y a plus que la présence de personnes ; celles-ci constituent un climat, une atmosphère. Et que le terme soit emprunté à la météorologie n’est pas un hasard puisque celle-ci décrit justement le milieu non pas personnel mais naturel résidant entre des personnes ou des êtres vivants. De fait, nous qualifions cet espace soit de « froid » ou « fermé », soit de « chaleureux » ou « ouvert » ; à travers ces métaphores sensibles, se trouvent signifiées les deux qualités premières d’un rassemblement de plusieurs personnes : cet ensemble est ou non accueillant.

Or, ce caractère ouvert ou fermé de l’espace relationnel dépend des personnes elles-mêmes : « L’atmosphère est le résultat de relations multiples qui s’influencent mutuellement et créent un ‘espace relationnel’, comme le définit Martin Buber [3] ». Précisément de leur ouverture, de leur confiance et de leur capacité relationnelle ou disponibilité. « La disponibilité intérieure d’une seule personne peut imprégner un groupe et l’atmosphère régnant dans un groupe influencer un individu dans sa disposition intériuere et surtout dans sa relation à soi-même [4] ». Plus précisément et plus fondamentalement encore, la qualité de l’espace, la différence première « chaude » ou « froide », et ses équivalents, dépend d’une attitude fondamentale de chacun : son « oui » ou son « non » inconditionnel à l’autre. Or, ce « oui » et ce « non » est un acte libre. Voilà pourquoi un climat chaleureux est toujours un cadeau indécrétable et gracieux. Et ce « oui » n’est pas seulement un état passif d’ouverture, il est un élan vers l’autre, un désir d’entrer en relation et, ultimement, de se donner à l’autre. Là encore, le langage et l’expérience quotidienne le confirment, viennent à notre secours. Ne dit-on pas de telle personne qu’elle « rayonne quelque chose », qu’elle « dégage quelque chose » ?

Partant de là, on peut distinguer deux sortes d’espace relationnel : entre adultes ou entre adulte et personne inachevée.

b) Application à l’adulte

Une autre conséquence en est qu’un espace relationel, une intersubjectivité requiert l’acceptation de soi : « la maturité personnelle de quelqu’un coïncide avec sa capacité à s’accepter soi-même dans sa rencontre avec son environnement et les autres hommes » ; donc « plus une personne sera mûre, plus elle trouvera en elle de profondeur, de liberté et de sérénité, plus elle sera en mesure d’influencer l’atmosphère de manière positive, de donner à ‘l’espace relationnel’ un caractère bienveillant [5] ». Ainsi l’espace interpersonnel est d’autant plus ouvert que chacun prononce un « oui » inconditionnel à l’autre. On peut imaginer ce qu’il en est en Dieu ?

c) Application à l’éducateur

Qu’en est-il des relations interpersonnelles entre un éducateur et un jeune, donc de leur espace relationnel ? Cette nouvelle donne ne risque-t-elle pas de contredire ce qui fut précédemment décrit ? Or, ce type de relation n’est pas rare.

D’un mot, Oster répond que l’espace relationnel devient alors ce qui est mais ce qui sera, le but. Telle est sa finalité. En effet, le jeune se caractérise par la difficulté à prononcer un tel « oui » inconditionnel, donc de vivre l’amour dans la liberté. Or, tout au contraire, l’adulte éducateur, lui, essaie de vivre le « oui » inconditionnel : car s’il voit l’absence d’autonomie chez l’autre, il voit encore davantage ce qui est en puissance, en devenir : « dans la relation pédagogique, le pédagogue considère toujours l’autre avec le potentiel qu’il possède vraiment, mais qui ne peut se développer qu’au cours d’une longue maturation [6] ». Cet accueil unilatéral permet alors au jeune d’accéder à sa maturité, c’est-à-dire son être propre et un jour de pouvoir rendre cet amour, donc de créer une véritable relation, un lieu d’échange positif.

Par conséquent, cet espace et la profondeur d’accueil se déploie aussi diachroniquement : en effet, la puissance de l’autre ne peut s’actualiser que dans le temps ; la puissance est toujours un « pas encore » et, dans ce sens, un non-être actuel. Projetée sur la ligne du temps, l’accueil de l’autre dans toute sa richesse suppose et implique la patience.

Une autre conséquence, phénoménologique, pour la relation est que, du côté du jeune, l’espace peut être vécu pour le contraire de ce qu’il est réellement, mais du côté de l’éducateur. De multiples raisons l’expliquent : la jalousie, les contraintes, le refus à un désir immédiat, le soupçon, voire le doute. Mais un seul mécanisme explique tout : l’éducation doit nécessairement frustrer le désir immédiat de l’enfant pour lui permettre d’accéder à des zones plus profondes de son être. Ainsi le jeune ne comprend pas ou plutôt pas encore ce « oui inconditionnel » qui peut aujourd’hui le frustrer pour mieux demain l’épanouir.

d) Application au père

Le père est, beaucoup plus encore que l’éducateur, celui qui offre un espace d’amour à son fils. Telle est la note caractéristique du père : le « oui » inconditionnel à son enfant. Le domaine du père, sa maison est ce qui symbolise tout autant que ce qui effectue cet espace d’accueil du père. D’un côté, ce domaine est ce qu’il possède ; de l’autre, il est ce qu’il partage, communique : d’où l’héritage ; d’où la parole décisive : « tout ce qui est à moi est à toi » (Lc 15,31). J’ajouterai que la parabole des talents précise en montrant que le père, loin d’être un sédentaire, se dépossède et laisse à l’autre tout l’espace et le temps dont il a besoin en allant au loin.

Mais le père est trop ouvert et trop sensible pour ne pas sentir et ressentir que son fils ne peut totalement accueillir son don, voire le soupçonne, en doute. Or, le père ne sait que donner. Donc, il ne peut pas ne pas souffrir. « Si l’on se demandait quelle expérience le père fait au début de ‘l’espace interrelationnel’, on pourrait dire que c’est celle d’un espace tout entier imprégné de son ‘oui’ fondamental, mais qui lui laisse pressentir que ses fils ne cessent de douter de ce ‘oui’ [7] ».

Quoi qu’il en soit, le père « prend nécessairement le risque que ses fils soupçonnent, mettent en doute, ne comprennent pas, voire rejettent cet amour [8] », donc l’espace offert.

e) Application au fils

Du côté du fils, il n’y a qu’une seule attitude possible : la confiance. En effet, il n’y a que deux attitudes possibles face à l’autre et l’autre qui sait plus : savoir ou croire. Or, par définition, l’enfant ignore, ne peut comprendre l’adulte ni même ce dont il a besoin. Il lui faudra donc faire confiance. Et cela est particulièrement vrai au moment où son désir immédiat sera frustré.

De plus, l’enfant confiant vit cet espace comme le lieu même du bonheur : « Pour le comprendre, il suffit de se représenter comment résonne le mot ‘la maison de mes parents’ chez quelqu’un qui y a vécu des expériences heureuses [9] ». Par conséquent, le vrai bonheur de l’enfant (et du père) n’est pas de posséder pour lui mais de partager.

2) Les défaillances à l’égard de cet espace

a) En général

La défaillance porte un nom général : le soupçon, le doute. De fait, chacun des fils exprimera ce doute : le fils cadet au retour (Lc 15,21) et le fils aîné (Lc 15,29). Ils ne croient pas en l’amour inconditionnel du père. Le don gratuit est déformé, le geste de donation est déconstruit : le père est ou un lâche (il a tout cédé au fils cadet) ou un despote et un exploiteur (il veut tenir ses fils à la maison).Celui-ci est soupçonné : en effet, le fils cadet fuit car il se croit aliéner et le fils aîné pense ne pas pouvoir compter sur les dons du père. Précisément, il se déploie ici toute une pathologie de la demande en ses deux figures extrêmes : le fils cadet exige, le fils aîné ne demande rien.

Phénoménologiquement, cela se traduit par la réduction du donateur à ses dons, à ses biens, à ce qu’il peut donner : l’héritage d’un côté, l’agneau de l’autre. Ainsi, le règne de la quantité ou plutôt du calcul se substitue à celui du don. Dès lors, « ‘ma maison paternelle’ n’est plus ma maison, mais le bien que mon père se refuse à ‘lâcher’ [10] ». Voilà pourquoi les questions d’héritage sont si sensibles et douloureuses, sont les lieux où se rejouent non seulement tous les conflits entre enfants, les jalousies, mais aussi le juste positionnement à l’égard du père.

Dès lors, l’espace relationnel se trouve changé : au lieu d’être ouvert, il se trouve rétréci. En effet, le fils cadet étouffe et part ; le fils aîné se trouve aussi à l’étroit mais n’ose partir, pour des motifs légalistes, semble-t-il.

b) Le double visage

Il est passionnant que, de manière complexe, la parabole mette en scène une double manière de refuser l’espace intersubjectif, une double défaillance. Il y a de multiples manières de décrire cette double défaillance, rupture à l’égard du don paternel. Stefan Oster les oppose ultimement comme extérieur et intérieur. Le fils cadet est celui qui quitte extérieurement le père : dans sa revendication agressive, il est celui qui veut jouir des biens du père hors de lui. En revanche, le fils aîné demeure dans l’espace du père, la maison, le domaine ; mais c’est intérieurement qu’il s’en sépare : « il quitte intérieurement le domaine de son père [11] ». En effet, d’une part, il ne fait que se conformer de manière légaliste à ce que le père demande et dit, sans scruter le fond de son cœur si généreux ; d’autre part, il veut, lui aussi, jouir des biens de son père sans lui puisqu’il ne participe pas à la fête qu’il organise et à laquelle il est convié ; au fond, il attend aussi la mort du père pour devenir le maître, voire se débarrasser de lui.

À chaque fois, l’espace se trouve singulièrement réduit : le père soupçonné est rejeté. « Les deux fils ont construit leur relation à leur père sur leur volonté de lui extorquer leur indépendance ». Une autre conséquence, encore plus importante, en est l’aliénation des deux fils : à l’égard des biens et de leur jouissance ; à l’égard de la loi et du ressentiment. Par conséquent, toute volonté d’indépendance (versus autonomie) entraîne une dépendance plus profonde.

c) Le vécu du côté du père

On l’a vu, le père a couru le risque de ce soupçon. Nous avons aussi vu qu’il en souffre. Il faut ajouter que, effectivement et non plus seulement affectivement, le « oui » inconditionnel du père se traduit par le fait de continuer à laisser cet espace relationnel toujours ouvert.

3) Le remède

Seul le fils le réalise : en revenant, il « finit par réaliser l’unité entre liberté et appartenance dans l’amour [12] ».

Autrement dit, le concept d’une liberté absolue, d’une indépendance sans limite est une abstraction : nous sommes toujours dépendants. Seulement, la dépendance se présente de deux manières : comme aliénante ou comme libérante, favorisant et nourrissant l’autonomie. Dit dans les termes de notre étude, la liberté s’inscrit toujours dans un espace, est toujours délimitée entre un dehors et un dedans ; mais dans certains espaces, la liberté se trouve à l’étroit ; dans d’autres, elle s’agrandit au point qu’elle n’en touche jamais les limites tout en sachant qu’elles existent.

4) Application à l’athéisme

De manière suggestive, Oster applique son analyse à la question de l’athéisme. En effet, une objection ne peut manquer de pointer : cet espace relationnel se construit sur une relation de dépendance entre les personnes et cette dépendance se redouble dans le cas du père puisque la maison est qualifiée de « paternelle ». Et on peut élargir : en effet, « on peut voir dans le domaine du père une image de la création [13] ». Dès lors, les ruptures, les soupçons sont autant de figures possibles de l’athéisme. « Chacun découvrira en soi des traits du fils aîné et du fils cadet, qui se refusent à une obéissance aimante et confiante au père ». Ainsi « les différentes formes d’athéisme deviennent des variantes de notre propre développement [14] ».

Mais il faut aller plus loin : c’est l’amour du père qui permet, paradoxalement, la rupture de l’athéisme. En effet, le père livre cet espace qu’est la création, l’offrant à l’homme. L’on comprend aussi que seul le Fils unique du Père qui raconte la parabole peut sauver l’homme et de son esclavage et de son péché. Car il va vivre cette vie d’esclave (cf. Ph 2,7).

5) Relecture à la lumière du don

Il se dessine ici toute une philosophie-théologie du don originaire et de son appropriation à partir des notions d’espace. L’apport le plus passionnant de l’article est de montrer que le propre du Père est de développer autour de lui, avec lui, une sphère interrelationnelle (das Zwischen).

Ainsi ce que nous avons développé ailleurs comme enveloppement [15], à la suite de Hans Urs von Balthasar et selon une symbolique plus féminine, peut l’être, à la suite de Oster-Ulrich et selon une symbolique plus masculine comme espace relationnel et comme nécessaire rupture.

Pascal Ide

[1] Telle est l’expression employée par l’un des meilleurs spécialistes actuels de Ferdinand Ulrich, le père Stefan Oster, dans un article aussi remarquable qu’original : « L’amour de Dieu et la vérité cachée de l’athéisme », Communio. Dieu est amour, 30 (2005) n° 5-6, p. 89-99. Nous nous inspirerons de l’article tout en prenant de la distance et en en réorganisant le contenu.

[2] Cf. Donald W. Winnicott (D. W.), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », De la pédiatrie à la psychanalyse, trad., Paris, Payot, 1969, p. 109-125 ; Les objets transitionnels, trad., coll. « Petite Bibliothèque Payot », Paris, Payot, 2010.

[3] Stefan Oster, « L’amour de Dieu et la vérité cachée de l’athéisme », p. 90.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 91.

[6] Ibid., p. 92.

[7] Ibid., p. 93.

[8] Ibid., p. 94.

[9] Ibid., p. 93.

[10] Ibid., p. 94.

[11] Ibid., p. 95. Souligné dans le texte.

[12] Ibid., p. 96.

[13] Ibid., p. 96.

[14] Ibid., p. 98.

[15] Cf. Pascal Ide, Une théo-logique du don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 256, Leuven, Peeters, 2013, 1ère partie, chap. 3. Cf. une première ébauche dans Id., « L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements », Didier Gonneaud et Philippe Charpentier de Beauvillé (éds.), Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, Actes du colloque international du centenaire, Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, 17 et 18 novembre 2005, coll. « Méditer », Magny-les-Hameaux, Socéval Éd., 2006, p. 259-304.

9.3.2020
 

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