La mort de l’homme prônée, défendue, argumentée, au siècle dernier par une kyrielle de penseurs, notamment français, n’en demeure malheureusement pas à la seule théorie. Elle s’est traduite, voire se traduit encore par la pratique de cette mort, c’est-à-dire le suicide.
En effet, jusqu’au xviiie siècle, le suicide est une affaire privée dont la motivation est le chagrin d’amour poussé jusqu’au désespoir ou l’affaire d’honneur qui ne peut se solder que par une sortie « la tête haute ». Mais nulle théorie ne peut en faire l’apologie : la doctrine chrétienne relative au don de la vie l’interdit. Le chemin qui va conduire jusqu’à l’apologie et même une théorie, voire une « métaphysique » argumentée du suicide – ouvrant sur la banalisation du suicide – est balisé de plusieurs étapes.
1’) Le suicide inventé, c’est-à-dire narré dans un récit de fiction
Une des premières œuvres de fiction qui met le suicide en scène de manière dramatique est le roman d’un jeune auteur allemand promis à une immense célébrité, Wolfgang Goethe : son héros, Werther, argumente longuement pour et contre, avant de s’y résoudre comme à une extrémité aussi fatale, inéluctable que la mort achevant une grave maladie évolutive. Livre à grand succès publié en 1774, Les souffrances du jeune Werther ne fut pas seulement lu, épousé avec empathie, mais… imité. Une épidémie de suicides s’en suivit.
Quelques soixante ans plus tard, en 1835, un autre romancier successfull, Alfred de Vigny, met en scène ici non plus un amoureux, mais un poète, Chatterton. La motivation est différente : certes, le mal-être, mais relayé, voire causé par « la société » inapte à comprendre le génie de ce poète méconnu [1].
2’) Le suicide pensé comme mutation
Des auteurs ponctuels peuvent faire l’apologie du suicide. C’est ainsi que le premier écrit en faveur du suicide remonte peut-être à la monographie du suédois Johann Robeck qui, après avoir publié son livre en 1736, se suicida en se noyant. De même, le français Alphonse Rabbe parle du « mal de vivre » dans un ouvrage, avant de se suicider en 1829.
Mais les philosophes vont faire la théorie, voire la justification philosophique de thèses jusque lors plus psychologique ou sociologique. Dès 1797, Novalis écrit dans un fragment que le suicide est « l’acte philosophique authentique », l’acte qui est le « seul à correspondre à toutes les conditions et aux marques de l’action transcendante ». Son ami Fredrich Schegel renchérit : « La destination de l’homme est de se détruire soi-même ». Nulle conception morbide ou biophobe de l’existence. Ces philosophies de l’autolyse sont plutôt fondées sur une dialectique de la vie comme passage d’un degré ou état inférieur de la vie à un niveau ou état supérieur ; or, celui-ci suppose la destruction de celui-là ; cette transformation requiert donc une destruction. Aussi Fichte pouvat-il affirmer : « Ce n’est pas la mort qui tue, mais la vie plus vivante [2] ».
Le fondement d’une telle conception est soit païen – l’exégèse du Phédon rappelle que la philosophie est un entraînement à la mort : « Meurs par la volonté et tu vivras par la nature [3] » –, soit chrétien : le martyre est celui qui transforme son sang en semence : « Donne ton sang et reçois l’esprit [4] ».
3’) Le suicide pensé comme désespoir
Par la suite, les philosophes vont proposer une apologie du suicide parce qu’ils présentent une conception négative de la vie. Le pessimiste Schopenhauer parle du suicide, mais pas pour en faire la promotion, parce que la suppression de la vie est un acte inefficace supprimant le corps et non le vouloir-vivre lui-même, qui est plus beaucoup plus radical que cette manifestation qu’est le corps [5].
D’autres philosophes seront plus radicaux et proposeront le suicide comme modèle du fait de l’état désespéré du monde : cela, par toute l’Europe. En Angleterre, Carlyle met en scène un héros qui, miné par le désespoir, est poussé au suicide [6]. L’allemand Friedrich Theodor Vischer raconte un rêve où un suicidé explique son acte par le néant de toutes choses [7]. Plus radicalement, en 1869, le philosophe Eduard von Hartmann fait du suicide la conséquence obligée de la sortie des illusions [8]. Le français Ernest Renan affrme à quatre reprises dans son œuvre de jeunesse, L’avenir de la science : « Si la vie était sans valeur suprasensible, dès la première réflexion sérieuse, il faudrait se donner la mort [9] ».
4’) Le suicide narré comme désespoir
Ce que la philosophie pense, le roman l’incarne, au point d’en faire un thème littéraire. Dans le roman majeur de Joseph Conrad qu’est Nostromo, un personnage secondaire, Martin Decoud, se suicide par « manque de foi en lu-même et en les autres [10] ».
5’) Le suicide comme révolte contre le Créateur
Cette thématique est centrale chez Albert Camus qui affirme dans un essai promis à une immense diffusion, que le suicide est le seul problème philosophique sérieux [11]. Mais déjà, chez Max Stirner, nous trouvons l’affirmation selon laquelle « l’unique moyen de défendre, vis-à-vis de la loi naturelle, mon auto-affirmation, mon indépendance, est le suicide ».
Ce suicide si conséquent est nourri par le syllogisme implicite : la seule affirmation qui est digne de l’homme doit surgir de lui seul ; or, l’homme doit ultimement sa vie de Dieu même ; donc, la seule affirmation digne de l’homme est l’élimination de cette vie, le suicide.
6’) Le suicide comme ultime état d’une humanité devenue athée
Une fois la mort de Dieu enregistrée, le suicide cesse d’être un acte isolé, voire héroïque, pour devenir la règle, ce que le biologiste et philosophe populaire Félix Le Dantec appelle dans un opuscule de 1907, un « suicide anesthésique » [12]. Robert Hugh Benson y reconnaît tellement la conséquence logique d’une société devenue athée que, dans un livre fameux sur l’eschatologie, Le maître du monde, il devient autorisé [13], au même titre que l’euthanasie dans un récit d’anticipation d’un autre écrivain à succès [14].
7’) Le suicide démasqué
Mais aucun auteur n’a-t-il révélé la mascarade du suicide ? Au-delà des condamnations moralisantes et extrinsèques, un romancier va le mettre en scène de manière presque obsessionnelle, pour mieux en dévoiler l’illusion et la vanter : Fedor Dostoïevski. Tous ses grands romans en parlent : Crime et châtiment, en 1866, avec Raskolnikov ; L’idiot, en 1868, avec Hippolyte ; Les démons, en 1871-1872, avec Kirillov ; L’adolescent, en 1875, avec Versilov ; Les frères Karamazov, un an avant sa mort, avec Smerdiakov [15]. L’approche du suicide est en réalité complexe. Un passage du Journal d’un écrivain (1876) représente un matérialiste qui se suicide par ennui [16] ; le personnage de Kirillov, à l’instar d’Ivan, est habité par une révolte métaphysique : se tuer, c’est se diviniser et donc prouver que Dieu n’est pas [17].
Pour Dostoïevski, l’enjeu est spirituel, c’est-à-dire théologal : soit je crois en la vie éternelle, soit l’existence ne vaut pas mieux que le suicide. Il l’affirme clairement dans « Le songe d’un homme ridicule » :
« Il est indispensable et inévitable d’avoir la conviction de l’immortalité de l’âme humaine […]. Faute de foi en son âme et en l’immortalité de cette âme, l’existence de l’homme est contre nature, inconcevable et intolérable. […] Une fois perdue l’idée de l’immortalité, le suicide devient une nécessité absolue et même inévitable pour tout homme qui s’est si peu que ce soit élevé intellectuellement au-dessus de la bête. Au contraire, l’immortalité, promettant une vie éternelle, lie d’autant plus fort l’homme à la vie terrestre [18] ».
Adoration ou désespoir…
Plus tard, le jeune génie russe Vladimir Soloviev a clairement discerné dans le suicide l’aboutissement logique de la philosophie… moderne, et donc son désaveu [19].
8’) Le suicide pratiqué
Enfin cette théorie est pratiquée, chez Alfred Jarry, Antonin Artaud [20] ou Gilles Deleuze, voire Michel Foucauld.
Et ce suicide est encore plus efficace lorsqu’il est pratiqué non pas seulement au niveau de l’individu, mais au niveau de l’espèce. Autrement dit, lorsque l’homme décide de ne plus procréer. Un personnage de Sartre affrmait que « faire des enfants » est « une extrême sottise [21] ». En fait, cette résistance à donner la vie est beaucoup plus ancienne puisque Milton se représente notre premier père se désespérant d’engendrer une postérité souillée par le péché et condamnée à la mort et Byron s’imagine non plus Adam, mais Caïn frappé par une telle hésitation [22].
9’) Modèles alternatifs
a’) Le suicide pensé et pratiqué comme dissolution dans le tout
Faut-il en rapprocher une autre vision du suicide, plus moniste, holistique plus que panthéiste : la reconduction de notre être ou de notre corps à l’infinité de l’univers. L’héroïne d’un roman de l’américaine Kate Copin « commence par se rendre compte de sa postion dans l’univers en tant qu’être humain et à reconnaître ses relations comme individu avec le monde en elle et autour d’elle ». Progressivement, non sans le relai décisif d’un chagrin amoureux, elle va nager vers le large jusqu’à épuisement, « tendue vers l’illimité dans lequel elle pourrait se perdre [23] ».
b’) Le suicide étudié
A l’image de l’ambivalence de notre modernité, le suicide est soit investi subjectivement (cf. plus haut), soit étudié objectivement. C’est ainsi qu’il devient l’objet d’une approche scientifique.
La plus célèbre est l’étude, publiée en 1897, d’un des pères fondateurs de la sociologie, Émile Durkheim [24], de sorte que le suicide devient comme la métaphore de notre culture occidentale [25]. Mais celui-ci n’est lui-même que le point d’aboutissement ou plutôt une étape sur une longue route qui commence avec une monographie scientifique italienne éditée en 1761 [26]. Mais le travail de Durkheim présente une singularité.
Pascal Ide
[1] Alfred de Vigny, Chatterton, Préface, puis Acte II, scène 5, « Le Quaker », Poésies. Chatterton, Paris, Hachette, 1950, p. 205 et 235.
[2] Johann Fichte, Die Bestimmung des Menschen, III, 4, Ausgewählte Werke, éd. F. Medicus, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1962, 6 vol., tome 3, p. 413.
[3]Elias, Prolegomena Philosophiae, 5, éd. Adolfus Busse, Commentaria in Aristotelem Graeca, Berlin, Reimer, 1882-1909, XVIII-1, p. 13, 25-27.
[4]Cf. Abba Longin, Apophtegmes des Pères du désert, 5, PG 65, 257 b.
[5] Arthur Schopenhauer, Paralipomena, chap. 13, § 157-160, Werke, éd. E. von Lohneysen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchsellschaft, 1982, 5 vol., tome 5, p. 361-367.
[6] Thomas Carlyle, Sartor Resartus. On Heroes and Hero-Worship, 1836, II, 7, éd. W.H. Hudson, London, Dent, 1973, p. 122 et 126.
[7] Friedrich Theodor Vischer, « Ein Traum. Mitgeteilt von Robert Scharff », Briefwechsel zwischen Eduard Mörike und Friedrich Theodor Vischer, éd. R. Vischer, München, Beck, 1926, p. 259-303.
[8] Eduard von Hartmann, Philosophie des Unbewussten. C. Metaphysik des Unbewussten, chap. 13, 3e stade de l’illusion, Leipzig, Haccke, 111904, tome 3, p. 373.
[9] Ernest Renan, L’avenir de la science, 1, dans Œuvres complètes, éd. Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, p. 734 ; 8, p. 848 ; 17, p. 988 ; 19, p. 1056.
[10] Joseph Conrad, Nostromo. A Tale of the Seaboard, 1904, III, 10, éd. Martin Seymour-Smith, coll. « Classics », London, Penguin, 1988, p. 412-416.
[11]Cf. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, dans Essais, éd. Louis Quillot et Roger Faucon, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1965, surtout p. 99.
[12] Félix Le Dantec, L’athéisme, Paris, Alcan, 1907, p. 101 et 106.
[13] Robert Hugh Benson, Lord of the World, II, iv, 1, South Bend (Indiana), Sant Augustine’s Press, 2001, p. 260.
[14] J.H. Rosny aîné, La mort de la Terre, prépublié en 8 parties dans Les Annales politiques et littéraires, du n°1405 (29 mai 1910) au n°1412 (17 juillet 1910), rééd. Paris, Denoël, 1958.
[15]Cf. Irina Paperno, Suicide as a Cultural Institution in Dostoievsky’s Russia, Ithaca, Cornell University Press, 1997, p. 123-161.
[16] Fedor Dostoïevski, Journal d’un écrivain, octobre 1876, trad. Gustave Aucouturier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1972, p. 725-728.
[17]Cf. Irina Paperno, Suicide as a Cultural Institution in Dostoievsky’s Russia, p. 174.
[18] Fedor Dostoïevski, « Le songe d’un homme ridicule », chap. 4, Nouvelles et récits russes classiques, trad. Katia Fache et al., Paris, Pocket, 1995, p. 62 ; Journal d’un écrivain, décembre 1876, p. 811-815.
[19] Vladimir Soloviev, Crise de la philosophie occidentale, trad. Maxime Herman, Paris, Aubier, 1947, p. 305 et 308.
[20]Cf. Roger Shattuck, The Banquet Years. The Origins of the Avant Garde in France. 1885 to World War I, New York, Vintage Books, 1968, p. 216-217 ; Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports avec le totalitarisme et les tables tournantes. Contribution à une histoire de l’insensé, Paris, Mille et Nuits, 2003, p. 155.
[21] Jean-Paul Sartre, La nausée, dans Œuvres romanesques, éd. Michel Contat et Michel Rybalka, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1981, p. 187.
[22] Cités dans Christian Godin, La fin de l’humanité, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 159.
[23] Kate Copin, The Awakening, 1899, vi, xxxix et x, Complete Novels and Stories, éd. S.M. Gilbert, New York, The Library of America, 2002, p. 654-655, puis p. 535 et 552.
[24]Cf. Émile Durkheim, Le suicide. Étude de sociologie, Paris, p.u.f., 1897, rééd. coll. « Quadrige Grands textes », 2007.
[25] John Carroll, The Wreck of Western Culture. Humanism Revisited, Wilmington, Delaware, ISI Books, 2008, p. 181.
[26] Agatopisto Cromaziano, Istoria critica e filosofia del suicidio, ragionata da A.C., Lucques, Giuntini, 1761.