Les lecteurs du site sont sans doute habitués à lire que, selon moi, le don est une valse. Il est rythmé par trois temps : recevoir, s’approprier, donner. Par exemple, la parole de l’autre qui est un don, demande d’abord que nous l’écoutions (recevoir), puis que nous la gardions (s’approprier) et enfin que nous y répondions (donner). Ici, ces trois moments du don sont revisités à la lumière de la symbolique spatiale.
Habiter notre espace intérieur
Pascal Ide, « 2. Habiter notre espace intérieur », Feu et lumière, 241 (juillet-août 2005), p. 54-57.
La dernière fois, nous avons vu que tout homme éprouve le besoin de se sentir enveloppé d’amour. Mais celui qui ne nourrirait que ce besoin courrait le risque de vivre à la superficie de lui-même, voire de n’exister qu’à travers l’autre. Il oublierait sa profondeur. De plus, il ne vivrait que par l’autre ; il ne vivrait pas par lui-même et perdrait son autonomie. La loi d’enveloppement appelle donc, comme son complément une seconde grande loi que je formulerai ainsi, en première approximation : l’homme a besoin d’habiter son espace intérieur.
Dire que l’être humain a besoin d’habiter son espace intérieur, c’est d’abord affirmer qu’il a besoin d’être lui-même : autrement dit, être libre. Or, la liberté s’exprime volontiers en termes topographiques. Dire : « J’ai besoin d’espace », c’est dire : « J’ai besoin de liberté ». Entendre « je vous donne de l’espace » est ressenti comme libérant. Inversement, toute limitation de notre autonomie est éprouvée comme enfermante, oppressante, suffoquante, tous adjectifs évoquant une limitation spatiale.
Cet espace intérieur s’ébauche dans la nature. Plus nous montons dans l’échelle des vivants, plus l’intériorité grandit. Un seul exemple. Comment, dénué de pompe, l’arbre fait-il monter la sève des racines jusqu’aux feuilles du sommet ? Grâce à un processus biochimique appelé l’osmose, elle-même liée à l’évaporation due au soleil. Tout au contraire, l’animal possède son propre système autonome de circulation du sang : le cœur. Celui-ci a, au sens le plus rigoureux de l’expression, intériorisé le soleil : le cœur est un soleil intérieur.
Cette intériorisation corporelle devient psychique avec l’homme : être conscient de soi-même, être la source de ses actions, être capable de s’approprier ses souvenirs, requiert que l’homme puisse se retirer en lui, qu’un espace soit creusé en lui. L’animal vit dans le monde ; le monde vit en l’homme.
Enfin, l’entrée dans la vie spirituelle se caractérise par un élargissement intérieur : « Notre cœur s’est grand ouvert, écrivait saint Paul aux Corinthiens. Vous n’êtes pas à l’étroit chez nous ; c’est dans vos cœurs que vous êtes à l’étroit » (2 Co 6,12). Un prêtre commentait : « Je suis toujours étonné de voir que nous nous octroyons une place d’un demi-mètre carré, alors que Dieu a préparé pour nous des hectares et des hectares de prairie verdoyante. »
L’espace intérieur constitue d’abord un « chez soi ». Et cette maison n’appartient qu’à nous. Même l’ami le plus intime n’en connaîtra jamais que le seuil. Certes, nous pouvons lui faire des confidences que nous n’avons jamais exprimées à qui que ce soit. Il demeure que ces confidences doivent passer par des mots qui sortent de notre bouche, viennent frapper l’oreille de l’ami et forment un sens dans l’esprit de notre ami. Celui-ci n’a donc pas accès immédiatement à ce que nous ressentons et pensons. Nous demeurons toujours extérieurs les uns aux autres. Les anges (les bons comme les mauvais) eux-mêmes ignorent les pensées de notre cœur et si nos anges gardiens y ont accès et ainsi nous aident, c’est que Dieu les leur fait connaître. Notre espace intérieur est, comme espace intérieur, inaccessible, inviolable, mystérieux. Le Concile Vatican II en parle comme d’un « sanctuaire ».
Cet espace ressemble à une maison aussi parce qu’il est composé de multiples pièces. Et ces pièces sont plus ou moins intimes. La Bible fait volontiers appel à cette distinction entre l’intérieur et l’extérieur : pour elle le visage (extérieur) exprime les pensées du cœur (intérieur), la main (extérieur) réalise le dessein du cœur (intérieur). On explique parfois cette différence de profondeur entre les couches de notre être à partir de nos facultés : si nous vivons à partir de notre corps, nos sensations ou de nos sentiments, nous sommes plus à la superficie de notre être ; si nous vivons à partir de notre intelligence ou de notre volonté, nous habitons plus profondément en nous-même.
Cette répartition n’est toutefois pas suffisante. Elle sépare trop le corps de l’âme et ne correspond pas à l’expérience. Partons d’un exemple : descendre le sac poubelle. Première manière, la plus habituelle, d’agir : « Il faut que je descende la poubelle ». Nous exprimons un impératif, sans le connecter avec nous-mêmes, avec ce que nous ressentons, pensons, désirons ; l’acte, forcé, est presque extérieur à la personne. On entend déjà le soupir de la victime ! C’est dire l’efficacité de ce premier niveau de motivation. Seconde possibilité : « Je choisis de descendre la poubelle » ; or, qui dit choix, dit liberté. Ici, la source de l’acte est véritablement intérieure. Il demeure qu’à la longue, ce type de motivation dégénère en volontarisme subi, car le reste de la personne ne suit pas. D’où une troisième possibilité : « J’ai besoin ou cela me ferait plaisir d’avoir une cuisine qui ait une bonne odeur ». Ici, l’acte jaillit véritablement de notre profondeur, il est nôtre. En faisant appel à nos besoins, à nos aspirations profondes, nous faisons surgir notre acte du plus intime de nous-même de sorte que notre être s’unifie à partir de ce centre.
Or, en passant de la première motivation à la troisième, nous descendons progressivement dans notre corps : de la tête, nous accédons à notre cœur et enfin à notre ventre, à nos entrailles. Plus encore, la personne qui agit à partir de ces besoins fait l’expérience qu’elle accueille et qu’elle agit à partir du centre de gravité de son corps. Autrement dit, l’expérience de la plus grande autonomie est aussi celle de la plus grande incarnation. C’est comme si nous éprouvions l’harmonie entre notre âme et notre corps.
Comme le centre de gravité est aussi notre point d’équilibre, exprimer nos besoins fondamentaux nous donne une grande stabilité. Plus nous devons affronter des événements stressants, plus il est important de nous connecter à nous-mêmes, de partir des besoins fondamentaux que la situation risque de frustrer.
Si ce centre vital permet de connecter avec ses besoins, pour reconnecter avec l’autre et notamment lui donner de l’amour, il est nécessaire de « remonter » dans son cœur (c’est ce qu’exprimera la troisième loi). De même, connecter avec ses pensées requiert aussi d’habiter sa tête. Ainsi la vie circule en nous quand nous habitons les différentes pièces de notre maison.
La seconde loi peut donc se formuler plus précisément : l’homme a besoin d’habiter son centre (le cœur au sens biblique). A condition que nous comprenions que notre centre est diversifié – centre vital (besoins), centre cordial (amour de l’autre), centre mental (pensées) – et hiérarchisé – partir du centre vital pour connecter avec soi, avant de connecter avec l’autre.
Mais une objection ne manquera pas de pointer : si Dieu n’est pas au centre, il n’est nulle part. Ne risque-t-on pas d’idolâtrer le moi et d’ainsi évacuer Dieu ?
Saint Augustin répond dans une phrase aussi profonde que mystérieuse : « Dieu est plus intime à moi-même que moi-même », ajoutant, pour éviter tout risque de panthéisme (c’est-à-dire de confusion avec Dieu) : « et supérieur au sommet de mon âme ». Autrement dit : Dieu est au centre de notre centre sans en rien se confondre avec lui. Nous en reparlerons avec la troisième loi.
Voici enfin quatre conseils :
- Découvrons notre espace intérieur. Cela est particulièrement vrai des tempéraments plus extravertis qui puisent leur énergie à l’extérieur d’eux-mêmes. Tel l’enfant prodigue, nous sommes appelés à quitter l’extérieur pour entrer en nous-mêmes (cf. Lc 15,17). Si la prière est si difficile à tant de personnes, c’est d’abord parce qu’elles ont perdu l’habitude de vivre dans l’intériorité et le silence. Notre civilisation est centri-fuge, littéralement : elle nous fait fuir notre centre.
- Découvrons progressivement les différentes pièces de notre maison et non seulement quelques-unes. Le commandement « Aime Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit » (Lc 10,27 ; cf. Dt 6,5), saint Thomas d’Aquin le commente en disant que, pour aimer, nous devons faire appel à toutes nos capacités, intelligence (esprit), volonté (cœur), affectivité (âme) et combativité (force) .
- Vivons centrés en nous-mêmes. Apprenons – ce qui demande du temps – à recevoir la réalité, l’autre (sa parole, sa présence) au plus intime de nous-mêmes et à se donner (agir, parler, penser) à partir de notre cœur, de nos besoins fondamentaux (une approche comme la communication non-violente peut aider à les nommer), là où se conjuguent notre intelligence et notre volonté dans la continuité de la mémoire.
- Plus encore, vivons centré sur Dieu. Lorsque Jésus dit à Zachée : « C’est aujourd’hui que je viens demeurer chez toi » (Lc 19,5), il exprime à tout homme qu’il désire demeurer en son centre intime. Voire, si on en croit saint Augustin, Dieu est depuis toujours déjà présent au cœur de notre cœur, alors que nous le cherchons à l’extérieur. La vie spirituelle consiste donc à descendre de plus en plus profondément dans notre château intérieur, selon l’image filée par sainte Thérèse d’Avila.
Pascal Ide