La confusion entre coïncidence et cause comme blessure de l’intelligence

La confusion entre coïncidence et cause est une des blessures les plus fréquentes de l’intelligence théorique [1]. Nous établirons l’existence de cette blessure (1) avant d’en étudier les mécanismes (2) et d’en proposer les remèdes.

1) Quelques faits

a) La fréquence du cancer

Une étude a porté sur la fréquence des cancers du rein selon la localisation aux États-Unis. Et  la répartition s’est faite non pas à partir des 51 États américains, mais, beaucoup plus finement, à partir des 3 141 comtés dans lesquels ces États se subdivisent. Résultat : les comtés où la proportion de cancers est la plus faible sont principalement ruraux, peu peuplés et situés dans les États traditionnellement républicains du Midwest, du Sud et de l’Ouest [2].

Imaginez que, à ce constat, on joigne la question : « qu’en déduisez-vous ? » ou bien : « qu’en pensez-vous ? » Vous rejetez probablement la connexion entre la conviction républicaine et une protection contre le cancer du rein ! En revanche, il est très probable que vous ayez réfléchi à une corrélation entre cette statistique et la vive rurale, au nom du raisonnement implicite suivant : la pollution, les additifs alimentaires, le stress sont des causes favorisantes du cancer ; or, ils sont moins présents à la campagne. Tel fut le raisonnement spontané et distancié (« Il est à la fois facile et tentant de déduire… ») de deux brillants statiticiens, Howard Wainer et Harris Zwerling, à qui Kahneman a posé la question [3].

Pourtant, un autre constat est passionnant : les comtés où le taux de cancers du rein est le plus élevé sont principalement ruraux, peu peuplés et situés dans les États traditionnellement républicains du Midwest, du Sud et de l’Ouest… !! Et si l’on donnait cette information en premier en posant la même question, on répondrait peut-être : l’absence de soin de qualités, un régime alimentaire trop riche, l’abus d’alcool et de tabac favorisent le cancer ; or, la vie pauvre de ces régions s’accompagne de ces caractéristiques.

b) Le sexe des enfants

Soit le sexe de 6 bébés nés l’un après l’autre dans une maternité et que nous désignons par G (garçon) et F (fille). Ces naissances sont des faits aléatoires, c’est-à-dire non corrélés les uns les autres. Or, nous observons trois séquences suivantes possibles :

 

GGGFFF

FFFFFF

GFGGFG

 

Ces séquences présentent-elles la même probabilité ? Là encore, nous faisons appel à notre intelligence statistique intuitive.

La réponse spontanée, donc intuitive est : « Non ». Et la troisième réponse est presque constamment donnée comme étant celle qui semble aléatoire, à l’encontre des deux autres.

Statistiquement, pourtant, ces 3 réponses sont équiprobables. Cette réponse, même validée mathématiquement, demeure contre-intuitive. En effet, pour nous, le hasard est source d’irrégularités. Or, les deux premières séries sont ordonnées, régulières. Elles ne sont donc pas aléatoires et requièrent une explication causale (la cause étant ce qui conjure le hasard).

c) Les impacts de bombe

Pendant la seconde guerre mondiale, Londre fut soumis à des bombardements intensifs et traumatisants par les V-1 et les V-2. Or, quand on regarde la carte de répartition, on constate de manière flagrante que certaines zones furent peu touchées et d’autres beaucoup. Certains n’ont pas manqué de soupçonné que cette répartition n’était pas aléatoire, par exemple que dans les zones peu touchées se dissimulaient des espions allemands [4].

Or, une analyse statistique méticuleuse quadrillant le terrain a montré que la distribution des bombes était véritablement aléatoire.

d) Les paniers gagnants d’affilée au basket

Voilà encore un autre domaine à fort investissement affectif où il n’est pas de bon ton d’appeler hasardeux ce que tout le monde affirme être causé, a fortiori, le fait du « génie » ! Prenons le cas d’un joueur qui marque d’affilée trois ou quatre paniers. L’interprétation classique est d’affirmer qu’il a véritablement un don qui se traduit par la tendance accrue à marquer. La conséquence concrète est d’importance du point de vue tactique : ses équipiers lui feront plus facilement une passe, et la défense adverse lui accordera plus d’attention !

Pourtant, l’analyse de milliers de séquences de tirs oblige à conclure : que ce soit pendant le jeu ou pendant les lancers francs, la main magique n’existe pas dans le basket professionnel [5].

Donc, une nouvelle fois, l’esprit tend spontanément à interpréter comme logique ce qui n’est qu’aléatoire, c’est-à-dire à lui administrer une explication, ici un brutal génie du basket.

S’ajoute un deuxième étonnement : quand il entendit parler de cette étude qui, de ait, ne laissa pas indifférent, l’entraîneur des Boston Celtics, Red Auerbach, réagit vivement : « C’est qui, ce type ? Alors comme ça, il a réalisé une étude. Ça me fait une belle jambe [6] » !

e) Autres exemples

J’ajouterai les fauses lois des séries en cas d’accidents d’avion, de train, de catastrophes naturelles, etc. Dès que trois phénomènes, voire seulement deux, se suivent, il y a toujours quelqu’un pour crier à l’attentat. Outre les raisons qui vont être invoquées, on peut joindre : la tendance complotiste, paranoïaque ; le besoin d’expliquer le mal pour en émousser l’impact. Bref, toujours le stochastique est reconduit au logique.

2) Mécanismes

a) Une première blessure de l’intelligence

Pour Kahneman, l’esprit humain est toujours à la recherche de corrélations causales : c’est là une affinité spontanée du S1. Il n’est satisfait que lorsqu’il a pu expliquer une apparente anomalie, une irrégularité, par une cause. Or, les statistiques mesurent des phénomènes (ou processus) qui sont, par définition, indépendants : par exemple, des lancers de dés ou des tirages de billes. Or, ce qui est indépendant n’est pas corrélé causalement, il rencontre une autre réalité par accident. Donc, les phénomènes aléatoires sont a-causaux, et sans intelligibilité intrinsèque. Donc, le S1 tend à expliquer causalement et par des relations par soi, ce qui n’est que contingent et par accident. « Notre prédilection pour la pensée causale nous expose à de graves erreurs », autrement dit blesse l’intelligence, « quand nous évaluons le caractère aléatoire d’événements bel et bien dus au hasard [7] ».

Appliquons cette règle générale de grande importance à notre exemple. Les lois statistiques montrent que les résultats extrêmes sont beaucoup plus fréquents sur de petits échantillons. Par exemple, soit une grande urne qui contient beaucoup de billes, pour moitié rouges et pour moitié blanches. Une personne, Jack, tire systématiquement des échantillons de 4 billes et une autre, Jill, des échantillons de 7 billes. Combien de fois Jack aura-t-il des échantillons de 4 billes homogènes (4 billes blanches ou rouges) comparativement à Jill (7 billes blanches ou rouges) ? Intuitivement, nous aurions tendance à dire un peu moins de 2 fois. En réalité, un calcul mathématique simple montre que la différence de pourcentages est beaucoup plus grande : en l’occurrence, selon un facteur de 8 (12,5 % pour Jack et 1,56 % pour Jill) ! Or, dans l’énoncé, il est parlé les comtés « peu peuplés » (la seule des trois caractéristiques à laquelle nous n’avons pas prêté attention) ; autrement dit, des comtés correspondant à de faibles échantillons. On doit donc s’attendre à rencontrer beaucoup plus de résultats extrêmes (ou très faibles ou très élevés). Autrement dit, ce que l’on prenait pour une corrélation étiologique est un phénomène stochastique, donc acausal. Frustrant, non ? Circulez, il n’y a rien à voir. Sauf un artefact lié à la taille de l’échantillon ; et la leçon est d’importance : un petit échantillon ne représente pas fidèlement la population dont il est extrait.

b) Les inclinations positives

Là où Kahneman voit un biais, une blessure de l’esprit, je lis aussi une inclination positive. En effet, la blessure est une privation. Or, la privation est le manque d’une détermination, d’une perfection. Par exemple, ainsi que le disait l’article sur la blessure de l’intelligence en général : la cécité est une privation (de vue) pour l’homme, mais non pour la pierre. Il nous faut donc nous interroger sur le processu qui ne peut pleinement advenir à la lumière dans la blessure. Ici, nous en dénombrons deux.

1’) L’inclination à la cause

En effet, de manière générale, l’esprit humain, comme les autres facultés ne sont pas congénitalement mal orientées, mais affaiblies du fait de conflits endopsychiques. Ici, la bonne inclination qui vient blesser notre adéquation à la réalité et primer notre souci de vérité expérimentale me semble être une propension de l’intelligence : la recherche de la cause (à laquelle s’ajoute celle de l’universel). En effet, la cause unifie et l’unité apaise ; de plus, la cause éclaire et la lumière est un bien désirable. Et lorsque l’esprit atteint cause ou universel, il s’actualise ; et tout acte, tout achèvement s’accompagne d’une joie, de « gaudium de veritate » (saint Augustin), ce que Kahneman appelle, non sans mépris, « le sentiment satisfaisant de causalité [8] ».

De fait, comprendre pourquoi il y aurait plus ou moins de cancer du rein dans telle région, tel comté, serait source de joie.

Observez d’ailleurs que si le résultat statistique ci-dessus étonne, il ne donne aucune satisfaction, car il n’y a pas de corrélation causale. Observez aussi que, même après l’explication, vous demeurez insatisfait face à cette conclusion ni éclairante ni intuitive. Il faut, de fait, fournir un effort mental pour voir l’équivalence entre deux formules équivalentes dont seule la première est évidente : les grands échantillons sont plus précis que les petits ; les petits échantillons donnent plus souvent des résultats extrêmes que les grands.

2’) L’inclination à la nouveauté

Une autre raison me semble d’importance : nous sommes faits pour la nouveauté ; de plus, la nature est ce qui se produit le plus souvent ; d’ailleurs, nous nous accoutumons vite aux régularités. Or, la cause introduit de l’événement, du nouveau. Voilà pourquoi nous sommes inclinés à introduire des interprétations causales.

c) Une autre blessure : le choix des petits échantillons

Pourquoi, néanmoins, choisit-on de petits échantillons ? De fait, les psychologues sont souvent tentés de prendre des échantillons si petits que le risque que la confirmation de leur hypothèse échoue n’est pas moins de 50 % [9] ! Or, nous avons en nous une forte aversion au risque. Comment expliquer ce paradoxe ?

L’explication par la paresse ne suffit pas, face au coût de l’échec. Les chercheurs se trompent à cause d’une observation frappante [10]. J’ajoute : ce qui est émotionnellement engageant porte avec soi son évidence, donc pousse à chercher la confirmation et négliger les objections, autant de raisons qui rendent superflus les grands échantillons. Bref, ce genre d’expérimentation crée un biais.

De fait, l’expérience montre que les chercheurs, y compris les spécialistes en statistiques, ne prêtent jamais assez attention à la foi des échantillons et donc négligent d’en prendre de suffisamment grands. Or, nous venons de voir qu’elle invite à des résultats extrêmes et que ceux-ci induisent des biais cognitifs causaux. Donc, cette négligence statistique rend « idiot », selon les mots de Kahneman [11], ce qui est la caractéristique même de l’intelligence blessée !

Or, là encore, derrière la blessure se trouve une inclination positive : notre foi aveuglée dans les petits échantillons tient à notre besoin de cohérence et donc d’unité. Elle est liée à ce que nous avons appelé plus haut « effet de halo ».

d) Conséquences

Ne serait-ce pas pour cela que la psychanalyse marche si bien ? Elle est souvent fondée sur une expérience personnelle.

De manière générale, toute expérience est frappante, émotionnellement percutant. Donc, elle pousse à affaiblir l’intérêt des échantillons. N’en serait-il pas de même dans les auto-convictions des adeptes (des sectes, mais aussi de la méthode Hamer, etc.) ? « Je connais quelqu’un qui a eu un cancer après un choc émotionnel », etc.

Une conséquence d’ordre pratique est d’importance. Il n’est pas rare que l’on investisse beaucoup d’argent, soit pour comprendre un phénomène qui est purement hasardeux, soit pour financer un phénomène qui, prétendument sensé, n’est pourtant qu’aléatoire. Kahneman cite l’exemple de la fondation Gates qui investit pas moins de 1,7 milliard de dollars pour connaître les caractéristiques des écoles affichant le plus haut taux de réussite. Or, l’un des résultats fut : les écoles les plus brillantes sont les plus petites. La conséquence en est que la fondation a investi des sommes substantielles de création de petites écoles.

De fait, ce résultat est intuitif, correspond à une corrélation causale : une école plus petit permet un suivi personnalisé, plus d’encouragements, etc. Pourtant, nous sommes encore là face à un biais statistique. D’abord, les plus mauvaises écoles sont aussi les plus petites. Ensuite, les grands établissements fournissent en général plus de réussite. Nous sommes donc face à une nouvelle application de la loi des petits échantillons : ils conduisent à des résultats plus variables, donc plus extrêmes.

3) Remèdes

a) Respecter la loi des grands échantillons

Le mal du biais lié aux petits échantillons dicte le remède. La règle générale est qu’il faut systématiquement respecter la loi des grands échantillons.

b) Vérifier sur le résultat contraire

Nous avons en effet vu que les petits nombres conduisent aux résultats les plus variables. Donc, face à un petit échantillon, toujours demander ce qu’il en est du résultat opposé.

c) Considérer avec recul les fortes convictions

En négatif, Kahneman et Amos ont prescrit le remède suivant : que les chercheurs considèrent leurs « intuitions statistiques avec la méfiance qui s’impose et remplacent dans la mesure du possible l’impression par le calcul [12] ».

d) Réenchanter le hasard

Le hasard est le mal-aimé de nos vies. Nous avons donc souvent tendance à le sous-estimer, voire à l’annuler. En effet, le hasard est soupçonné d’introduire du malheur, du chaos, voire de contredire la Providence. Et si, tout au contraire, le hasard introduisait du neuf, voire était l’un des instruments privilégiés de Dieu : le par accident est du par rencontre ; or, la rencontre introduit des possibilités nouvelles. Bref, le hasard est la voie royale qui conduit au don. La gratuité du don est l’envers de la contingence.

Une autre aversion au hasard vient de ce qu’il atomise, en tout cas met en crise les représentations monistes ; or, l’heure est aujourd’hui à l’unification New age ou orientalisante, après la massification socialiste.

Pascal Ide

[1] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, chap. 10.

[2] Cf. Andrew Gelman & Deborah Nolan, Teaching Statistics. A Bag of Tricks, New York, Oxford University, 2002.

[3] Cf. Howard Wainer et Harris Zwerling, « Evidence that smaller schools do not improve student achievment », Phi Delta Kappan, 88 (2006), p. 300-303.

[4] Cf. William Feller, Introduction to Probability Theory and Its Applications, New York, Wiley, 1950.

[5] Cf. Thomas Gilovich, Robert Vallone & Amos Tversky, « The hot hand in basketball. On the misperception of random Sequences », Cognitive Psychology, 17 (1985), p. 295-314.

[6] Cité par Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 180.

[7] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 177.

[8] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 169.

[9] Cf. Jacob Cohen, « The statistcal power of abnormal-social psychological research. A review », Journal of Abnormal and Social Psychology, 65 (1962), p. 145-153.

[10] Cf. Jacob Cohen, « The statistcal power… ».

[11] Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2, p. 173 et 174.

[12] Cf. Amos Tversky & Daniel Kahneman, « Belief in the law of small numbers », Psychological Bulletin, 76 (1971), p. 105-110.

23.10.2019
 

Les commentaires sont fermés.