La blessure intérieure dans l’oeuvre de Jacques Maritain 4/4

Pascal Ide, « La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain », Michel Bressolette et René Mougel (éds.), Jacques Maritain face à la modernité. Enjeux d’une approche philosophique, Colloque de Cerisy, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 271-306.

B) Nature de la blessure

Il est désormais clair que le thème de la blessure est central dans la pensée maritanienne. Mais nous ne sommes qu’à pied d’œuvre. A partir de là, Maritain a-t-il dit quelle était la nature et les causes de la blessure ?

1) Flou sur la blessure intérieure

De prime abord, il semble que Maritain donne un sens vague, sinon métaphorique à la blessure. Il en fait, comme beaucoup, un synonyme de faiblesse. Par exemple : « si la grâce fait participer l’homme à la vie divine et si elle surélève sa nature dans l’ordre propre de celle-ci, cependant c’est une nature toujours blessée qui est ainsi surélevée, c’est un homme toujours dévorée de faiblesse qui a part à la vie éternelle et à l’amitié de Dieu ». (id., p. 1036. C’est moi qui souligne)

Ailleurs, Maritain identifie la blessure à une souffrance. Traitant de la formule de l’acte de contrition et du terme déplaît qui y figure, il remarque : « ce mot de déplaît est un mot ambigu », car il « peut signifier aussi une chose qui me déplaît positivement, et qui dès lors m’atteint et me blesse en quelque façon » ; or, ce second sens est « métaphorique, à coup sûr » (« Réflexions sur le savoir théologique », Approches sans entraves, Op. cit., p. 310). « Je pense que dans la formule de l’acte de contrition mieux vaudrait recourir à une expression franchement métaphorique, en disant par exemple ‘parce que le péché blesse au cœur votre amour’ (p. 311). Il élargit son propos à la question délicate de la souffrance de Dieu (ce n’est pas le lieu de discuter ce point), pour constater encore une fois : « En parlant ainsi du Père céleste offensé, ce n’est pas à quelque geste irrévérencieux au passage du Roi […], c’est à une trahison de l’amour qui ‘blesse au cœur’ (je parle métaphoriquement) l’Amour subsistant » (p. 311). Et la métaphore est redoublée, et à cause du signifié formel de blessure et à cause du sujet qu’est Dieu. [1]

Parlant de l’art au XVIIè siècle, Maritain note : « La question qu’est-ce que l’art est désormais une blessure à son flanc ». (Situation de la poésie, OC VI, p. 843) Nouvel emploi métaphorique. Maritain parle aussi parfois d’obscurcissement (les « poisons qui obscurcissent aujourd’hui le regard »), d’empoisonnement de la vie intellectuelle (cf. par exemple « Coopération philosophique », in Raison et raisons, OC IX, p. 298 ou 300).

Cela ne fait guère avancer la question, car c’est substituer une métaphore à une autre. Le dictionnaire lui-même n’offre que des définitions nominales de la blessure intérieure.

En outre, dans les premières œuvres, la notion de blessure n’est pas dégagée pour elle-même. Maritain préfère parler de « péché contre la lumière » (mot cher à Blondel et qu’il lui emprunte : OC III, p. 94). Est-il plus prêt à accuser qu’à excuser ? En tout cas, « à cause de l’état de faiblesse dans lequel l’a laissée le péché originel et qui est venu s’ajouter à sa faiblesse native, l’intelligence a be­soin de la grâce pour accomplir l’œuvre qui, de soi, ne relève que de sa seule lumière ». [2] On le voit, Maritain ne distingue pas le volontaire pécheur de l’involontaire blessé. Il parle de « péchés intellectuels ».

2) La blessure intérieure comme privation

On ne peut en rester là. Il semble possible de dégager un sens précis de la blessure, notamment à partir d’un travail tardif de Maritain. Pour cela, partons d’un problème très délicat :

a) Aporie

D’une part, Maritain en est profondément convaincu avec le Docteur angélique, la nature humaine est bonne. Voici un texte parmi mille : « La grâce parfait la nature et ne le détruit pas. Il est essentiel à l’homme d’aspirer à la vérité, et il a la capacité d’atteindre à la vérité par ses propres forces, – fût-ce en trébuchant et zigzaguant sur la route, une route qui va sans fin, – dans les choses qui dépendent de l’expérience des sens ou auxquelles celle-ci nous donne indirectement accès ». (Paysan de la Garonne, OC XII, p. 794) En creux, cela signifie que la nature est bonne.

D’autre part, la nature humaine est faible. En effet, elle est blessée ; or, la blessure se caractérise principalement comme une faiblesse : « Pour saint Thomas, l’homme sans la charité, dans l’état présent de notre nature, est un infirme, et la notion d’infirmité est précisément opposée à celle de vertu au sens parfait », qui est force, virilité (au sens étymologique du terme). (Science et sagesse, Deuxième partie, § 1, OC VI, p. 157. Souligné dans le texte)

Maritain paraît même parfois pessimiste. Il affirme par exemple dans L’homme et l’Etat : « Il est fort difficile pour l’animal raisonnable de soumettre sa propre existence à la mesure de la raison. Cela est fort difficile dans nos vies individuelles. Cela est terriblement, presque insurmontablement difficile dans la vie du corps politique. En ce qui concerne l’organisation rationnelle de la vie collective et politique, nous en sommes encore à un âge préhistorique ». (L’homme et l’Etat, OC IX, p. 543)

Dans une communication au Congrès des P.E.N. Clubs, Buenos Aires, le 10 septembre 1936, Maritain traite du conflit de l’intelligence et de la vie. Il note qu’en droit, la raison devrait être, selon l’expression de S. Thomas, « la règle et la mesure des actes humains ». « Mais, de fait, nous constatons que la raison échoue le plus souvent ». La cause est double et, si l’on nous permet de systématiser, la première cause est statique et la seconde dynamique. Tout d’abord, il y a une entropie « qui attire constammet l’histoire humaine vers l’irrationnel ou l’infrarationnel. Mais il y a aussi, je me hâte de le dire, une autre loi qui agit en sens inverse, et selon laquelle le travail d’un petit nombre […] remonte le degré d’énergie, la qualité d’énergie de l’histoire en rechargeant de spiritualité ».

Un second motif est que « la conscience et la raison sont trop faibles », et voilà le terme qui attire notre attention, « pour ne pas troubler d’abord ce qu’elles essaient de règler ; l’extension croissante du champ de la conscience et de la raison amène donc périodiquement des chutes et des désastres ». Mais plus optimiste, il ajoute : « mais l’histoire avance quand même de chute en chute, et la raison elle-même est capable de réparer ses fautes ». (« L’intelligence et la vie », in Questions de conscience, OC VI, p. 799 et 800)

Des passages comme ceux-ci, où Maritain ne distingue pas explicitement les niveaux, questionnent sur son optimisme. Les deux raisons semblent relever de la nature blessée : c’est l’argument statistique (« le petit nombre », et « le moins souvent ») qui le fait soupçonner. Mais c’est le petit nombre qui me fait qualifier cette prise de position de pessimiste.

b) Détermination

1’) Principe

Maritain le dit en quelques endroits : « …du mal comme tel, de la privation qui blesse l’acte [3] ».

Nous le disions au point de départ, la référence majeure où Maritain l’affirme demeure l’article : « Réflexions sur la nature blessée » [4] qui fut un exposé fait à Kolbsheim, le 21 juillet 1967, avant de paraître d’abord dans la Revue Thomiste en 1968, puis dans le recueil posthume Approches sans entrave.

Le cadre dans lequel Maritain souhaite situer son approche est significatif. Cet article fut joint à trois autres sous le titre commun : « Pour une épistémologie existentielle ». Or, on l’a vu, Maritain traite d’épistémologie existentielle lorsqu’il l’oppose à la science considérée dans son essence, hors les conditions d’exercice du sujet. Bref, un tel type d’épistémologie se différencie de celle d’un Saint Thomas comme le sujet à l’objet, l’existence à l’essence, l’exercice à la spécification. Or, souvent, Maritain a fait appel à cette distinction pour rappeler que la condition actuelle de l’homme est blessée. Il ne saurait déroger à la règle. Qu’on lise l’introduction au second article regoupé sous le titre rappelé ci-dessus : « Réflexions sur le savoir théologique » (suite à un séminaire fait avec quelques Petits frères de Jésus, les 11 et 12 juillet 1968). Il note que cette étude « des conditions existentielles qui se tiennent ex parte subjecti operantis, du côté du sujet humain théologisant » est « complémentaire [de l’étude] de l’aspect de suprême noblesse et grandeur qu’elle tient de son objet, et de sa proper valeur – qu’il importe de maintenir à tout prix – de science » (Approches sans entrave, p. 293).

En quoi consiste donc la blessure ? Maritain part de quelques textes fondateurs décisifs de S. Thomas (p. 253 à 256), notamment un article de la Somme de théologie [5]. Le Docteur angélique distingue trois sens à l’expression bonum naturæ et détermine comment ce bien peut être altéré par le péché ; Maritain change l’ordre d’exposé pour les besoins du sien :

– Le premier bien de la nature est celui de la justice originelle : ce bien a été totalement ôté par le péché.

– Le deuxième bien de la nature est constitué par les principes mêmes de la nature, c’est-à-dire les facultés. Il remarque que ce bien ne peut être ni enlevé ni diminué : « La nature humaine elle-même et ses puissances prises dans leur constitution essentielle ne sont pas diminuées ou affaiblies intrinsèquement par la perte de la grâce, qui est un don surnaturel, elles n’ont pas été diminuées ou affaiblies par la perte de la justice originelle », qui est un don préternaturel. Il demeure, continue Maritain, que cette non-diminution de l’inclination au bien dans son état radical « ne signifie rien de très brillant ».

– Enfin, le troisième bien de la nature est « l’ordination naturelle à la vertu ». Remarquons déjà le caractère très existentiel, dynamique de l’expression : S. Thomas ne parle pas en termes d’essence des facultés, mais de leur condition actuelle d’exercice. Or, cette inclination se trouve, non pas ôtée, mais « affaiblie », autrement dit diminuée [6]. Mais il faut préciser, et c’est là où nous touchons l’essence de la blessure. En effet, cet affaiblissement ne risque-t-il pas d’affecter la nature même de la faculté ?

« Si cette inclination est ainsi diminuée et affaiblie, ce n’est pas en raison de quelque faiblesse ou diminution d’origine interne », car elle « proviendrait de la nature elle-même, laquelle est restée intacte », mais « c’est en raison d’un obstacle ou d’un empêchement ». Et de reprendre l’expression de S. Thomas : « per appositionem impedimenti [7]« et son exemple. Le désordre vient non pas du sujet, mais de l’objet, c’est-à-dire de ce qu’une puissance agit sur une autre et « deordinat ipsam [8]« , c’est-à-dire « la fait dévier de son ordre ou la destitue de son ordre propre ». (p. 255)

Bref, la blessure est une destitution, un manque qui destitue une faculté de son inclination naturelle vers son objet. Ce qui signifie trois choses – et c’est moi qui insiste – :

– d’abord, la blessure est par essence une privation ;

– ensuite la blessure engendre une faiblesse qui se caractérise par une diminution de la tendance au bien ;

– enfin, la blessure, cette diminution de cette tendance n’affecte en rien la bonté de notre nature. Et la seule manière d’expliquer cela est de faire intervenir la catégorie d’impédiment ; Maritain parle de « la gêne ou de l’empêchement qu’une puissance sur laquelle une autre agit souffre de celle-ci ». (p. 255 et 256)

De ce point de vue, incohérente et en tout cas, au minimum imprécise, est donc la note de Maritain : « Une telle faiblesse ou diminution peut affecter peu à peu la puissance intrinsèquement, mais son origine est l’empêchement dû au déréglage des puissances ». (note 21, p. 255) Y a-t-il, là encore, une trace d’un certain pessimisme (cf. le « pas brillant ») ?

2’) Application à la blessure de l’intelligence

Appliquons ces conclusions générales à l’intelligence et surtout tâchons d’en trouver confirmation. Maritain commence par parler de l’ « impuissance » de la raison, de la « raison frappée d’hébétude », ou, « plus exactement, [de] cette entrave subie par elle » (p. 250). Il note que S. Thomas « prend soin d’ajouter : surtout dans l’ordre pratique ou des actes à accomplir », ce qui signifie que la blessure touche plus l’esprit dans son régime éthique, politique que son régime spéculatif.

La blessure consiste donc en « un dérèglage en conséquence duquel la raison spéculative est plus ou moins inhibée par les autres puissances de l’âme dans son élan vers le vrai… » Pour l’auteur du Paysan de la Garonne, la blessure de l’intelligence est une « inhibition exercée par une puissance à l’égard de l’autre ».

Maritain note ensuite les causes extra-intellectuelles ou plutôt extra-cognitives de la blessure. Nous ne nous attarderons pas puisque c’est ce que nous avons détaillé ci-dessus : « …un philosophe qui se livre corps et âme soit à la drogue, soit à la souveraine crainte d’être mal vu, n’est pas un vrai philosophe ». Il y a aussi le cas « des pressions exercées sur l’intelligence par l’affectivité et les puissances obscures qui hantent la volonté et qui empêchent bien des philosophes d’être des grands philosophes (et Maritain parle du cas d’ « un ego rendu d’autant plus dominateur qu’il est plus empêtré de complexes inconscients » et qui « cherche à compenser ses frustrations par et dans le système de concepts qu’il élabore »).

Il passe enfin en revue les causes immédiates de blessure de l’intelligence. Il distingue en premier lieu quatre qualités de l’intelligence, analogues aux quatre vertus cardinales (ce qui est discutable pour le principe mais aboutit à un résultat suggestif). Mais le plus intéressant est l’analyse que fait Maritain du processus vulnérant. Quel est ici l’impédiment, la faculté qui va blesser l’esprit ? L’imagination, et précisément « l’imagination prise comme ‘folle du logis’, cette imagination à laquelle Malebranche en voulait tant, et dont les égarements ont, à vrai dire, à l’égard de la philosophie, un rôle tout accidentel ». En effet, nous avons vu que le péché originel avait désolidarisé les différentes puissances de l’âme et notamment avait dissous la soumission des facultés sensibles à l’égard de l’esprit, sans cependant en rien altérer la bonté, l’intégrité de leur dynamisme. Or, quel est le labeur de l’imagination ? L’intellect, « par l’opération abstractive, tire ses idées des images, dont il a ainsi […] besoin comme d’une simple matière à illuminer par l’intellect agent, pour faire sortir d’elle les intelligibles qu’elle contient en puissance. Ce processus absolument essentiel ne subit en lui-même aucune altération ni diminution. Mais maintenant il est en quelque sorte parasité du dehors ». Notez combien cette explication sauvegarde la bonté ontologique de la faculté et laisse intouché son dynamisme. Comment s’opère alors la blessure ? « Parce que les phantasmes, tout en restant matière de l’opération abstractive, gardent en même temps, pour leur propre compte, anarchiquement, une énergie vitale indépendante dans le processus en question, en raison de laquelle l’imagination les attache à l’intentio intellecta, à l’idée qui a été abstraite d’eux, comme une doublure qui la renforce et la durcit en bas, une sorte d’écran sur lequel se dessine l’intelligible perçu par l’intelligence, et sur la luminosité sensible duquel l’intelligence, tout en fixant son regard sur son objet propre (intelligible), s’arrête aussi, restant par là convertie encore vers le phantasme, et donc inconsciemment soumise à la pression vitale de l’imagination ». En un mot, « comment désigner cet impact ? C’est ici que le mots me manquent. Tout ce que je trouve à vous proposer, c’est le mot impact solidifiant l’idée par l’image, ou encore : impact notionalisant l’exercice de l’intelligence ». (p. 259 et 260)

Le passage valait d’être cité en entier (les soulignements sont de l’auteur). Un bon disciple de Maritain le résume ainsi : « Le philosophe discernera dans l’intelligence en quête de la sagesse une blessure profonde dont témoigne sa propension au notionalisme due à la pression vitale exercée sur elle par l’imagination et qui fait obstacle à sa saisie de l’être en toute sa profondeur métaphysique ». [9]

3’) Application à la blessure de l’intelligence métaphysique

Maritain tente enfin d’expliquer pourquoi l’intelligence blessée n’a pu non pas de jure, mais de facto avoir d’intuition adéquate de l’être et comment seule la grâce, tant subjective qu’objective, a pu y faire accèder l’intelligence. « Dans l’état de nature déchue l’intelligence philosophique, quand avec tout son équipement purement conceptuel elle est à l’œuvre à elle seule – je veux dire […] sans aide ou secours venant de plus haut pour la guérir de cette blessure […] –, a une inclination naturelle au notionalisme, à un notionalisme admettant lui-même les degrés les plus divers, mais faisant obstacle de soi à l’intuition intellectuelle de l’être ». Or, « celle-ci n’est pas sommet de la sagesse philosophique, mais c’est la condition indispensable pour y atteindre ; et c’est elle que la blessure de notre nature fait plus ou moins manquer ». (Approches sans entraves, p. 260) En effet, l’histoire montre que le plus profond métaphysicien parmi les penseurs païens, Aristote, n’a pas joui d’une intuition claire de l’être comme actus essendi.

Maritain se demande ailleurs pourquoi l’intuition de l’être est difficile. Il répond qu’ »il est difficile de parvenir au point de purification intellectuelle où cet acte s’accomplit en nous ; où nous sommes devenus assez disponibles, assez vacants, pour entendre ce que toutes choses murmurent et pour écouter, au lieu de fabriquer des réponses ». (Sept leçons sur l’être, p. 56)

Le diagnostic de Marie-Dominique Philippe rejoint l’analyse de l’auteur des Degrés du savoir : il accuse aussi l’imagination de blesser l’intelligence. D’où vient que l’homme a oublié cette expérience première du jugement d’existence, demande-t-il ? « Comment l’homme reste-t-il si superficiel ? » Réponse : « N’est-ce pas à cause du conditionnement de sa vie d’homme et, d’une manière plus précise, du conditionnement de la vie de son esprit, de son intelligence ? » La raison en est la blessure de l’intelligence (pour user d’un vocabulaire qui n’est pas le sien). En effet, « celle-ci s’éveille à partir des sensations, de l’imagination ». De ce fait, elle « a toujours beaucoup de peine à être vraiment elle-même. Très souvent elle demeure paresseusement dans le prolongement des premières connaissances sensibles imaginatives ». [10]

4’) Confirmation : la blessure de l’intelligence par l’imagination

Dans son essai sur « Signe et symbole », Maritain tente, notamment à la suite des travaux de Lucien Lévy-Brühl, de mieux cerner non pas la nature des fonctions logiques de l’intelligence du primitif, mais son état ou ses conditions d’existence de celle-ci (cf. Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle (1939), Préface, OC VII, p. 55). Maritain distingue deux régimes de l’intelligence humaine :

Le premier, que l’on rencontre chez l’homme civilisé, est un régime psychique évolué placé sous le signe du logos, et donc dominé par le signe dit logique, c’est-à-dire par l’intelligence.

Le second, que l’on rencontre préférentiellement chez l’homme primitif, mais non pas exclusivement (il est aussi le fait de l’enfant ou du Songe), est un régime intellectuel où « l’imagination » est « prise comme régulatrice suprême ou dominante de toute la vie psychique ou de toute la vie de culture ». Autrement dit, dans ce « statut fonctionnel », « la dernière instance appartient à l’imagination » ; aussi l »‘intelligence est là, certes, mais non libérée » (OC VII, p. 119) ; autrement dit, elle est blessée dans l’exercice plénier qui est le sien. Confirmation en est fournie dans les qualificatifs métaphoriques d’élection que donne Maritain à ces deux états : « solaire » ou « lumineux » pour le premier ; « crépusculaire » ou « nocturne » pour le second (OC VII, p. 120 et 121) ; or, le crépuscule est ce qui est privé de lumière ; or, la blessure est dans le registre du manque, ainsi que nous le verrons mieux plus bas. De ce point de vue et tout à l’inverse, Maritain s’oppose donc de manière anticipée aux théories actuelles, notamment d’un Lévi-Strauss qui, au crible réducteur du structuralisme, équiparent pensée sauvage et pensée civilisée. [11]

Maritain développe et manifeste cette thèse à partir de multiples illustrations qui manifestent combien l’imagination empêche l’intelligence d’accèder à une pleine compréhension conceptuelle. D’où par exemple l’importance fameuse accordée à la notion de participation par les primitifs (p. 130 et 131).

Notez cependant qu’il serait profondément erroné de nier l’exercice et plus encore l’existence d’une intelligence chez le primitif : « l’intelligence est là » (p. 129) ; l’imagination est toute « intelligenciée », selon une épithète aimée de Maritain. Seulement, l’intelligence est encore en enfance, enveloppée, mais elle est présente, avec l’intégralité de ses virtualités qui ne se sont pas manifestées. A l’instar de la blessure du notionalisme, le régime sauvage de l’intelligence n’affecte pas la puissance intellectuelle : dans les deux cas, le traumatisme est extrinsèque à la puissance, il l’affecte par apposition externe, et non par une faiblesse interne.

Pascal Ide

[1] De plus, il arrive que Maritain joue sur la double signification, positive et négative de la blessure, par exemple à propos de l’artiste, où il dit de toute homme qu’il « est une créature inévitablement stigmatisée, ou il porte les plaies du vieil Adam, ou celles du crucifié ». (Réponse à Jean Cocteau, OC III, p. 712)

[2] Yves Floucat, Pour une philosophie chrétienne. Eléments d’un débat fon­damen­tal, coll. « Croire et savoir », Paris, Téqui, 1981, p. 159 ; cf. aussi p. 142.

[3] « Saint Thomas d’Aquin et le problème du mal », in De Bergson à Saint Thomas d’Aquin, notamment OC VIII, p. 151, note 12. Maritain reprendra et développera cette question du mal en sa relation avec Dieu dans Dieu et la permission du mal, OC XII, p. 13 à 123.

[4] Approches sans entraves, notamment les p. 256-264.

[5] ST, Ia-IIae, q. 85, a. 1. Cf. aussi ST, Ia-IIae, q. 109, a. 1s et Ia-IIae, q. 85, a. 1 à 3. S. Thomas nous y donne « des lumières très précieuses », remarque Maritain, mais « à titre de principes généraux guidant la recherche » (il renvoie aussi au polycopié, « l’excellent Cours de théologie morale du Père Labourdette » ; mais, après consultation, je peux affirmer qu’à l’instar du commentaire succinct de Cajetan, Labourdette confirme les développements de S. Thomas sans réellement les approfondir).

[6] On en trouve une confirmation au tout début de l’encyclique de Jean-Paul II sur les fondements de la morale : « même la capacité de connaître la vérité se trouve alors obscurcie et sa volonté de s’y soumettre, affaiblie ». (Lettre encyclique Veritatis splendor, 6 août 1993, n. 1)

[7] ST, Ia-IIae, q. 85, a. 2, ad 1um.

[8] ST, Ia-IIae, q. 85, a. 1, ad 4um.

[9] Yves Floucat, Métaphysique et religion. Vers une sagesse chrétienne intégrale, Coll. « Croire et savoir », Paris, Téqui, 1990, p. 121. On se rappelle le conseil des philosophes grecs « Les Grecs, nos maîtres en sagesse, déconseillaient l’enseignement de la métaphysique aux jeunes gens dont l’esprit encombré d’images joue avec les idées plutôt qu’ils ne les assimile. Platon assurait même que leur enseigner trop tôt les en rendait incapables ». (Etienne Gilson, Constantes philosophiques de l’être, Paris, Vrin, 1983, p. 51)

[10] Marie-Dominique Philippe, Lettre à un ami. Itinéraire philosophique, Paris, Téqui, 1976, p. 163 et 164. Cf. aussi la remarque profonde d’Etienne Gilson, Le thomisme, Paris, Vrin, 51948, p. 67.

[11] De ce point de vue et tout à l’inverse, Maritain s’oppose donc de manière anticipée aux théories actuelles, notamment d’un Claude Lévi-Strauss qui, au crible réducteur du structuralisme, équiparent pensée sauvage et pensée civilisée (cf. par exemple La pensée sauvage, « Agora », Paris, Plon, 1962, par exemple chap. 1, p. 11 à 49).

11.7.2019
 

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