La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain 2/4

Pascal Ide, « La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain », Michel Bressolette et René Mougel (éds.), Jacques Maritain face à la modernité. Enjeux d’une approche philosophique, Colloque de Cerisy, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 271-306.

2) Blessures de l’intelligence en régime pratique

a) Les confusions entre ordre pratique et ordre spéculatif

Maritain a souvent repéré cette périlleuse confusion. Il l’a reprochée à Blondel ou à Luther. Voyons cette critique à l’œuvre dans le cas privilégié de Rousseau [1].

La pensée de Jean-Jacques Rousseau, pour Maritain, naît d’une blessure à l’égard du réel : on le voit, la contagion idéaliste, selon notre auteur, est le grand mal du monde moderne. Rousseau est rien moins qu’un malade mental : « sous la pression de la douleur et de tourments d’ailleurs trop réels, tandis que d’autre part la vieillesse amenait une certaine sédation dudésir, la maladie mentale a achevé son œuvre, Rousseau a rompu non pas tout lien moral avec le monde, mais tout lien psychologique avec le réel ». (Trois réformateurs, OC III, p. 538) Le drâme a été que ce malade était un « malade de génie » (OC III, p. 539).

Mais d’où provient cette maladie ? « Il n’y a chez Jean-Jacques aucune rectification de la volonté. De là ses actions viles et sa veulerie morale ». Par conséquent, ‘ incapable de s’imposer au réel par cet acte suprême de commandement rationnel sans lequel il n’est pas de vertu morale, ce parfait romanesque s’arrête et demeure dans le plan de l’art, de la vertu d’art, qui est complète dès qu’elle juge bien de ce qu’il faut faire. Il juge donc – et il juge bien, quand il ne s’agit pas de se déterminer lui-même hic et nunc, – il juge donc, et ne fait pas. Et là, délivré du souci de l’exécution, il se contente de rêver sa vie, de la construire dans le monde des images et des jugements artistiques » (OC III, p. 534). Autrement dit, la seule solution pour celui qui est trop fragile psychologiquement est de glisser « définitivement dans le rêve » (OC III, p. 538). En effet, sa « fissure psychologique définitive », comme dit Maritain, usant d’un substantif qui fait plus que rimer avec blessure, est « complet laisser-aller à l’automatisme des images » (OC III, p. 535). Sur ce point existe une profonde ressemblance entre Rousseau et Luther : l’affectivité blesse profondément leur vie intellectuelle.

b) Dans l’ordre éthique

La notion de morale adéquatement prise est centrale dans la pensée éthique maritanienne, et sans doute son apport le plus original, en tout cas le plus frappant. Notre propos n’est pas de discuter la pertinence de cette catégorie [2], mais d’en dégager la vitalité qui est la blessure.

1’) Exposé

En effet, la morale a pour objet l’acte humain non pas dans son essence universelle (ce serait la morale en son aspect spéculativement pratique, donc partiel), mais dans sa concrétude. Or, concrètement, l’acte humain est blessé, c’est-à-dire qu’il a besoin des secours de la grâce : la lumière théologique me le dit.

Le moyen terme est donc l’état de nature blessée. Et celle-ci est faiblesse [3]. Pour être plus précis, cette blessure est double. Maritain se fonde en effet toujours sur deux raisons qui sont d’abord privilégiées du point de vue épistémologique : la finalité de l’homme qu’est la vision de Dieu et l’état vulnéré de l’homme (celui-ci, par exemple, empêche l’homme d’aimer efficacement Dieu par-dessus toutes choses sans la grâce) ; or, le premier point relève de la blessure à l’égard de la gloire. Voici une phrase où s’entrelacent les deux raisons : « C’est à raison d’une condition existentielle, je veux dire de l’état actuel de la nature humaine, et de la fin dernière à laquelle elle est ordonnée de fait, que la philosophie morale adéquatement prise est subalternée à la théologie ». (Ibid., § 4, p. 180)

Maritain n’hésite pas à dire et à répéter que sans la grâce, les vertus même humaines, même naturelles, exercées ne sont pas parfaitement vertus. En effet, la perfection de la vertu requiert sa connexion aux autres ; or, seule la charité connecte parfaitement les vertus entre elles, et non la seule prudence. La raison de fond est là encore double. D’autre part, la vertu est moyen, chemin ; or, le chemin présuppose la finalité qui n’est donnée que par la Révélation. D’autre part, l’homme est trop faible pour exercer fidèlement la vertu. Donc, « dans l’état de nature déchue aucune vertu ne peut être dite vertu absolument parlant et de façon pure et simple, à moins d’être jointe à la grâce et à la charité » (cf. Science et sagesse, Deuxième partie, § 2, OC VI, p. 158 à 160).

Et Maritain trouve confirmation de sa thèse chez les théologiens de Salamanque : « De fait il n’y a aucune vertu, ni pour les Théologiens, ni même pour les Philosophes conduits par la vraie raison, qui mérite purement et simplement ce nom, si elle n’est jointe à la charité et informée par elle. Car en fait nous nous trouvons tous dans l’état de nature tombée [ici, c’est moi qui souligne], et il ne peut donc pas y avoir d’autre vertu au sens parfait, même de l’ordre naturel, que celle qui est jointe à la charité ». [4] Or, c’est là conséquence qui intéresse Maritain, le philosophe ne peut savoir que l’homme est en état de nature tombée et qu’il est incapable d’aimer efficacement Dieu par-dessus toutes choses, sans la grâce, qu’à la lumière de la foi et de la théologie.

Inversement, un Aristote n’a pu écrire une morale philosophique « qu’à cause du caractère très peu systématique de sa morale, qui, combien plus prudente que l’épicurienne ou la stoïque, se présente plus comme une série d’esquisses ou de tableaux partiels, parfois très poussés, que comme une science organiquement constituée ». (Science et sagesse, 2ème partie, § 3, OC VI, p. 173 et 174) [5]

2’) Confirmation [6]

Maritain n’a jamais renié cette thèse que l’on trouve encore à la fin de son gros ouvrage sur l’examen historique et critique des grands systèmes de la philosophie morale (Gallimard, 1960). Maritain y propose quelques « brèves remarques » importantes sur l’agir humain et, de là, sur le statut épistémologique de la morale philosophique (La philosophie morale. Examen historique et critique des grands systèmes, in OC XI, p. 237 à 1040).

« Le fait est, croyons-nous, qu’à l’arrière-fond de toutes nos difficultés morales il y a un problème fondamental qui se pose inéluctablement pour chacun […] : le problème de la relation de l’homme à la condition humaine, ou de son attitude devant la condition humaine ». (id., p. 1024) [7]

Or, en quoi consiste cette condition ? N’allons pas trop vite l’identifier à la blessure. Maritain part de plus loin : « Cette condition est celle d’un esprit uni en substance à la chair et engagé dans l’univers de la matière ». Or, « c’est une condition malheureuse ». Pour des raisons ontologiques ? En fait, non : malgré la trop grande densité des expressions de Maritain, il faut comprendre que le statut incarné qui est celui de l’homme n’est subi et misérable, que sa vie n’est vallée de larmes – ce qui est plus qu’une « simple image poétique » (id., p. 1026) –, qu’à cause de la chute originelle : « la religion chrétienne enseigne que l’humanité a été créée, avec la grâce adamique, dans une condition supérieure où elle se trouvait libre du péché, de la douleur, de la servitude et de la mort, et d’où elle est tombée par sa propre faute ». (id., p. 1025)

La morale doit donc prendre en compte le statut blessé de l’homme ; ce que, à en croire le parcours des différents types d’éthique, y compris indiennes, le christianisme semble seul en état de faire. En effet, l’homme ne peut ni refuser la condition humaine, ce qui serait sauter au-dessus de son être (« il est bien vrai que la nature humaine est bonne en son essence », mais il est tout aussi vrai que la souffrance nue, l’horreur, l’angoisse sans consolation, c’est cela le vrai arrière-fond du monde pour nous, si généreuse pourtant que soit la nature, et si admirables les succès remportés par les générations humaines pour rendre, par les progrès de la civilisation, de l’art et de la connaissance, les choses moins hostiles à l’homme et les structures de sa propre vie plus dignes de lui » : p. 1028) ; ni accepter purement et simplement cette condition : « Accepter purement et simplement la condition humaine, c’est donc une disposition morale intrinsèquement contradictoire, quoique plus ou moins ébauchée, de fait, en un grand nombre d’êtres humains, à accepter non seulement la sujétion au Péché comme la sujétion à la Souffrance, qui interdit certaines fautes définies commeinfraction à la conduite générale et aux règles de la société close ». (id., p. 1031) Autrement dit, une éthique pleinement humaine doit donc à la fois confesser la bonté essentielle de l’homme et sa fragilité, son inclination au péché, c’est-à-dire sa condition blessée.

Alors, l’éthique sera « plus vraiment humaine, en ce sens qu’elle connaîtra mieux ce qui est humain, et en ce sens qu’elle prendra soin avec plus de pitié de l’homme et de ses blessures ». (id., p. 1022)

Et cela vaut aussi pour l’éthique chrétienne, car « si la grâce fait participer l’homme à la vie divine et si elle surélève sa nature dans l’orre propre de celle-ci, cependant c’est une nature toujours blessée qui est ainsi surélevée, c’est un homme toujours dévorée de faiblesse qui a part à la vie éternelle et à l’amitié de Dieu ». (id., p. 1036. C’est moi qui souligne)

Cette remarque de Maritain montre bien que l’éthique dont il est question, qu’elle soit philosophique ou non, ne méritera d’être éthique, à la seule condition de prendre en compte la blessure de l’homme. « Ainsi les réponses que le philosophe se donne en pensant à la souffrance des hommes sont valables mais ne suffisent pas. Il est une autre réponse encore, qui ne concerne pas seulement l’histoire terrestre mais aussi et d’abord la vie éternelle. Elle a été donnée dans le Sermon sur la montagne ». (id., p. 1040) [8]

c) Dans l’ordre politique

Là encore, la blessure doit s’entendre dans un double sens.

1’) Certaines pensées politiques blessent la juste notion de politique

En politique, Maritain a deux bêtes noires : Rousseau et Machiavel. Il consacre à ce dernier une pénétrante étude dans Principes d’une politique humaniste [9].

Machiavel a meurtri la conception juste de la politique en la déconnectant de la morale. Si la constatation est, somme toute, banale, le diagnostic étiologique est original. Machiavel a justifié en droit ce qui est une donnée de fait qu’un « hypermoralisme » (selon le mot de Maritain) tout aussi déshumanisant que le machiavélisme qu’il combat, a refusé, à savoir que l’homme, le gouvernant singulièrement, est faible et au fond blessé. Au total, le machiavélisme est la mise en doctrine, l’autojustification des frasques de l’homme blessé.

Ce faisant, en retour, Machiavel a blessé la vision de l’homme :

 

‘ En démasquant l’êre humain [sa blessure], il l’a meurtri dans sa chair et a blessé ses yeux. D’avoir entièrement expulsé l’éthique, la métaphysique et la théologie, du royaume de la science et de la prudence politiques, a été son œuvre propre ; et c’est aussi la plus violente mutilation [registre sémantique de la blessure] qu’on ait infligée à l’intellect pratique de l’homme et à l’organisme de la sagesse pratique ». (p. 310)

 

Au fond, Machiavel souffre de pessimisme, car il est convaincu que les hommes « sont mauvais », selon une citation du Prince (p. 311). Ignorant la bonté de l’homme, faisant de « ceux-ci des bêtes guidées par la convoitise et par la crainte » (Ibid.), il a érigé le fait en droit et réduit l’homme à sa blessure et son péché. Toute la doctrine de Machiavel sort de là et s’éclaire à partir de là.

Voilà pourquoi Maritain, retournant à l’un de ses thèmes favoris, avoue finalement que si la politique est blessée de la blessure de l’homme, la grâce est nécessaire pour la guérir. En effet, le machiavélisme se nourrit d’une illusion constamment renaissante, celle de la réussite (p. 324s). Or, cela tient à ce qu’à l’instar de tout mal, il est un parasite qui se nourrit des forces vives du bien : « il repose sur le pouvoir du mal » (p. 352) ; aussi, tôt ou tard, ce bien s’épuisera et la vanité perverse de la politique de Machiavel apparaîtra ; en conséquence, seule l’épreuve du temps peut manifester la logique déshumanisante du machiavélisme ; or, l’homme ne sait pas vivre d’espérance et de long terme sans penser qu’une providence dirige les événements au-delà d’une vie humaine. D’où le remède : « Je ne pense pas qu’en politique les hommes puissent échapper à la tentation du machiavélisme s’ils ne croient pas à l’existence d’un gouvernement suprême et proprement divin de l’univers et de l’histoire […]. Une morale politique purement naturelle ne suffit pas à nous fournir les moyens de mettre en pratique ses propres règles. La conscience morale ne suffit pas, si elle n’est pas en même temps une conscience religieuse ». Pourquoi ? Maritain généralise : « dans le contexte existentiel de la vie de l’humanité, la politique, parce qu’elle appartent par son essence même au royaume de l’éthique, exige en conséquence d’être aidée et confortée – afin de ne pas dévier et afin d’atteindre un point suffisamment parfait de maturation – par tout ce que l’homme reçoit, dans sa vie sociale elle-même, de la foi religieuse et de la parole de Dieu qui opère au-dedans de lui ». (p. 334 et 335)

2’) Le fond de la critique maritanienne en politique

Le fond de l’intuition maritanienne est que la morale et la politique adéquatement prises requièrent la grâce. Or, le moyen terme de cette démonstration est la blessure de l’homme, autrement dit son incapacité à accomplir seul le bien dans l’état de faiblesse où le péché originel l’a laissé.

a’) Nature et source de la démocratie moderne

Rappelons cursivement l’idée de Maritain [10]. Il faut d’abord préciser que « le mot démocratie, dans l’usage des peuples modernes, a un sens beaucoup plus large que dans les traités classiques de science du gouvernement. Il désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des ‘régimes’ ou des ‘formes de gouvbernement’ que la traditition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire pour compatibles avec la dignité humaine. Un régime monarchique peut ainsi être démocratique, s’il s’accorde à cet état d’esprit et aux principes de cette philosophie. Cependant, dès l’instant que les circonstances historiques s’y prêtent, le dynamisme de la pensée démocratique va de lui-même, comme vers sa forme de réalisation la plus naturelle, vers la forme de gouvernement du même nom » (Christianisme et démocratie, OC VII, p. 719 ; cf. p. 743). En quoi consiste donc la démocratie dans le sens moderne ? « L’âme de la démocratie » est « la loi de l’amour fraternel et la dignité spirituelle de la personne humaine » (id., p. 721).

Aussi, l’essence de la démocratie est chrétienne, car son âme l’est. « Dans son principe essentiel cette forme et cet idéal de vie commune qu’on appelle démocratie vient de l’inspiration évangélique et ne peut subsister sans elle » (id., p. 714). D’ailleurs, l’apparition de la démocratie est postérieure au christianisme. Ce que nous disons ne signifie pas que « la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate », mais « que la démocratie est liée au christianisme, et que la poussée démocratique a surgi dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique ». (id., p. 721-722) C’est donc que le christianisme est ferment de vie sociale et politique. Maritain énumère tous les acquits que l’esprit humain doit à l’inspiration évangélique : l’orientation de l’histoire vers un terme ; la dignité de l’esprit humain ; la dignité du peuple ; la soumission du domaine de César à celui de Dieu, etc. (id., p. 727 à 734) [11]

b’) Fondement ultime de la démocratie : la blessure de l’homme

Avançons d’un dernier pas. On peut se poser la question : pourquoi l’homme ne peut-il aimer l’autre homme comme un frère, sans le recours à la révélation chrétienne ? « pour avoir foi en la liberté et en la fraternité, il faut une inspiration héroïque et une croyance héroïque qui fortifient et vivifient la raison, et que nul autre que Jésus de Nazareth n’a incitées dans le monde ». (id., p. 737) Pourquoi ?

Encore et toujours à cause de la condition blessée de l’homme. « Considérons avec cela l’immense fardeau d’animalité, d’égoïsme et de barbarie latente que les hommes traînent eu eux, et qui rend la vie sociale terriblement éloignée encore d’atteindre ses fins les plus vraies et les plus hautes ». En effet, « la part de l’instinct et des forces irrationnelles est encore plus grande dans l’existence collective que dans l’existence individuelle » (id., p. 737). L’homme est donc habité par un « instinct de domination, d’exploitation ou d’égoïsme anarchique » ; or, seule la grâce, « les énergies évangéliques […] apprivoisent l’irrationnel à la raison, et s’incorporent au dynamisme vital des tendances et des instincts de la nature pour former et fixer dans les profondeurs de l’inconscient les réflexes, les coutumes et les vertus sans lesquelles l’intelligence dirigeant l’action oscille à tout vent et l’égoïsme ravageur prévaut dans l’homme ». (id., p. 738) Maritain parle aussi de « faiblesse humaine » (id., p. 739). Celle-ci est démultipliée par le phénomène de collectivisation qui favorise la passion et la surdétermination de l’appétit de pouvoir.

Bref, on peut connaître les principes de morale naturelle, civique et politique sans la foi, mais on ne peut en vivre sans elle. Sans se cacher que l’obscurcissement de la raison intervenant, il est très aisé de les oublier : « Si on ne pratique pas ses maximes, on finit par maximer ses pratiques », disait Montaigne.

Nous faisons journellement l’expérience d’un pharisaïsme élargi à la dimension de toute une époque et de tout un monde : notre idéal (éthique, humain, veux-je dire) est de moins en moins à la hauteur de nos réalisations. Plus nous proclamons les droits de l’homme, plus nous les bafouons. Précisons : plus nous nous indignons de leur irrespect au loin, plus nous les oublions au plus près ; l’étranger est notre frère, mais notre voisin est un ennemi. La démocratie sans sève chrétienne est de « l’idéalisme » (id., p. 741).

D’ailleurs, pour Maritain, l’Amérique symbolise la démocratie réelle et vivante par opposition à la démocratie bafouée, malade de notre vieille Europe.

Confirmation vient de ce que notre démocratie est aujourd’hui menacée, profondément : certes, à cause du refus de la foi chrétienne, mais précisément, parce que « la philosophie rationaliste » vient certifier « aux hommes que la seule bonté de la nature et de la raison suffirait à l’avènement de la grande promesse de justice et de paix ». (id., p. 725)

3’) La guérison du politique

Tant que la condition blessée de l’anthropos n’est pas reconnue, il est impossible qu’advienne un véritable humanisme et une véritable politique intégrale. La question essentielle est là. Il faut appliquer ce que nous avons dit de « la morale adéquatement prise » à la politique. Je ne sais pas si Maritain parle de politique adéquatement prise, mais l’expression ne paraît pas jurer avec sa philosophie générale. Il s’explique en effet sur la notion de cité chrétienne qu’il souhaiterait voir instaurée (et non pas restaurée, il a un trop grand sens de l’histoire). D’abord, « la vraie cité chrétienne au sens absolu du mot, c’est l’Église, ce n’est aucune cité temporelle ». Il parle ici de la cité chrétienne au sens relatif, temporel, du terme. Il entend par là « une cité temporelle intrinsèquement vivifiée et imprégnée par le christianisme ». Pour bien le saisir, il faut faire appel à ce qui fut dit en morale : « de même qu’il y a selon nous une philosophie pratique, une ‘éthique adéquatement prise’ qui est subalternée à la théologie, et qui à ce titre comporte dans sa spécification même une imprégnation chrétienne [et Maritain renvoie à son ouvrage Science et sagesse], de même l’ordre politique, du fait qu’il ressortit intrinsèquement à l’éthique, peut et doit aussi, tout en restant dans son ordre propre, comporter dans sa spécification proprement politique une imprégnation chrétienne ». (Humanisme intégral, ch. 5, § 1, OC VI, note 4, p. 481) Il explique d’ailleurs dans son Avant-Propos que son propos présupposera connus les « explications » et les « approfondissements doctrinaux » de ses précédents ouvrages, notamment Science et sagesse, etc.

C’est ainsi qu’ « être un homme purement et simplement bon et vertueux, constitué fermement dans un état de rectitude morale, cela suppose en fait les dons de la grâce et de la charité » (Ibid., p. 482).

d) La blessure dans l’ordre poïétique ?

Nous en reparlerons en traitant des différentes causes de blessure, dans le § sur la blessure d’amour. Mais attardons-nous un instant à la si belle réponse à Jean Cocteau.

« La beauté boite ». Reprenant l’expression à Jean Cocteau, à propos d’une réflexion célèbre de Baudelaire (le poème qui émeut est le témoignage d’ »une nature exilée dans l’imparfait et qui voudrait s’emparer immédiatemetn, sur cette terre même, d’un paradis révélé »), Maritain l’explicite, avec son habituelle rigueur philosophique. On pourrait dire que ce boîtement est dû à une double cause, intrinsèque et extrinsèque. La première est liée à la nature même de l’art, mais à sa nature intégrale, ou adéquatement prise, au sens où Maritain emploie ces épithètes pour rappeler que l’on ne saurait séparer l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce [12]. La poésie « suppose une faiblesse sacrée ». En ce sens, la beauté boîte, comme « Jacob boitait après sa lutte avec l’ange », ou comme le contemplatif dont parle S. Thomas, car, « ayant connu la suavité de Dieu il reste faible du côté qui s’appuie sur le monde ». En ce sens, la blessure de l’artiste est très proche de la blessure d’amour ; elle est le propre de celui qui n’est pas du monde, tout en demeurant, languissant, en ce monde. Ce boitement est aussi blessure, car elle est pauvreté consentie : elle sait que le royaume est au milieu d’elle, et « elle laisse tout pour son absolu », y compris la libre initiative, car le poète doit se faire « héroïquement docile », d’un abandon qui rappelle « la passivité vigilante et libre des âmes agies par l’Esprit de Dieu ». Mais là n’est pas le sommet de la blessure. Car le renoncement vient de ce que l’artiste est « au service d’un bien qui n’est pas le Bien ». (Réponse à Jean Cocteau, OC III, p. 711)

La seconde raison est extrinsèque à l’art, et ici la blessure partage avec le boitement, les notes de faiblesse et souffrance. Selon une différence classique dans la philosophie thomiste des vertus (intellectuelles) réglant les domaines du faire et de l’agir (art et prudence), l’art recherche le bien de l’œuvre, et non pas directement celle de l’homme. Mais il n’est pas indifférent à l’art que l’homme soit moralement rectifié, de sorte que l’artiste doit poursuivre cette humanisation en vue d’une destination qui est autre et dont il ne cueille pas per se les fruits.

« S’il y a pour l’artiste tout un organisme de vertus spirituelles, ce sont vertus secundum quid, sous un certain rapport, réelles pourtant […]. Condition tragique en vérité. Il connaît la dureté de la vie de l’esprit, il n’en goûte pas la paix cachée, que rien de créé ne peut donner. Son vouloir et toutes ses forces de désir, il doit les rectifier sans miséricorde, mais pour une fin qui n’est pas sa fin ». (Ibid., p. 711)

Pascal Ide

[1] Là encore, peu importe la vérité de l’analyse de détail ; à ce sujet, il serait intéressant de la confronter avec ce que dit Alexis Philonenko qui voit dans le rousseauisme un thème qui lui est cher : une « philosophie du malheur » (Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur. I. Le traité du mal. II. L’espoir et l’existence. III. Apothéose du désespoir, Paris, Vrin, 1984). L’essentiel est l’orientation du diagnostic de Maritain.

[2] Pour fonder le statut de cette philosophie adéquatement prise, Maritain se fonde sur plusieurs distinctions qu’il ne nous appartient pas de développer : d’abord (Science et sagesse, 2ème partie, § 4, OC VI, p. 183 à 194) celle de la ratio formalis objecti ut res et de la ratio formalis sub qua (cf. De la philosophie chrétienne, OC V, p. 285 à 288) ; puis celle de la cause principale seconde et de la cause instrumentale et ministérielle, qui peuvent toutes deux êtres subalternées (Science et sagesse, 2ème partie, § 4, OC VI, p. 198 à 204). « Dans la philosophie morale adéquatemetn prise la raison philosophique garde l’initiative du mouvement, elle agit comme cause principale, – subalternée à la théologie et en cela surélevée, mais principale, – non comme cause instrumentale ou ministérielle mue par la foi ; la foi est nécessaire comme condition à la constitution de la philosophie morale adéquatement prise, elle ne joue pas de rôle formel dans l’éduction des conclusions de celle-ci ». (Ibid., p. 203) Voire Maritain distinguerait entre le formel et le participatif (distinction empruntée à Jean de Saint-Thomas) (Ibid., p. 204). Par ailleurs, « le philosophe des mœurs use ainsi d’une vérité théologique il n’en use pas en théologien, et comme sachant cette vérité, mais comme la recevant de confiance ». (Ibid., p. 207) Catégorie originale : la lumière est reçue non pas avec certitude, ce qui supposerait la foi et mélangerait les niveaux, mais avec confiance.

[3] Science et sagesse, Deuxième partie, ch. 1, OC VI, p. 157 ; Maritain y cite le grand texte de ST, Ia-IIae, q. 109, a. 2.

[4] Salmanticenses, VI, tract. 2, disp. 4, dub. 2, n° 27 ; cité p. 160 et 161.

[5] La vraie raison me semble pour une part à chercher ailleurs Aristote a rédigé un traité plus construit que Maritain veut bien le dire, mais son intelligence fut obscurci sur un certain nombre de points la possibilité de la contemplation, la place de l’esclave, etc. De plus, Maritain remarque que « les Grecs n’ont pas travaillé sur la nature pure ». (Ibid., p. 174)

[6] à la fin de son ouvrage consacré aux Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale (1951), Maritain distingue la morale qui « est située dans l’ordre des moyens à la fin ultime, et est axée sur la raison et la loi naturelle » – et la supra-morale, d’ordre surnaturel, à laquelle « la morale est suspendue », comme à sa fin « de fait, et dans les conditions existentielles de la vie humaine, la morale est suspendue à une fin supra-morale, qui est d’ordre théologal (la vision de Dieu) et implique un plan supérieur de vei éthique qui dépend des vertus théologales entraînant à leur suite le vertus morales infuses et les vertus naturelles ». (OC IX, p. 938 et 939)

[7] Cette question est décisive, puisqu’elle décide de la multiplicité des quatre prises de position éthique passées en revue p. 1026 à 1040.

[8] Prenons garde. Cela ne signifie pas que Maritain refuse à la philosophie morale un statut propre. Il se plaignait dans la Préface de ce que « la philosophie morale n’a pas encore été formellement dégagée pour elle-même de la théologie morale dans l’enseignement traditionnel de la philosophie thomiste » ; on a le plus souvent affaire à « une théologie dégermée qui se donne pour une philosophie ». (id., p. 238 et 239)

[9] « La fin du machiavélisme », OC VIII, p. 307 à 358 ; cf. aussi L’homme et l’Etat, OC IX, p. 544s qui résume les thèses essentielles sur le sujet.

[10] Notons en passant que la lecture maritanienne de la démocratie consonne profondément avec la conception hégélienne. Ce que Maritain qui n’a qu’une connaissance superficielle de Hegel, ne paraît pas soupçonner un instant.

[11] A ce sujet, Maritain cite un important discours du Vice-Président des Etats-Unis, M. Henry A. Wallace « L’idée de liberté dérive de la Bible et de son extraordinaire insistance sur la dignité de la personne. La démocratie est la seule expression politique véritable du christianisme ». (The Price of Free World Victory, discours prononcé le 8 mai 1942 à la Free Word Assocation, cité p. 736).

[12] De plus, Maritain estime qu’il existe une analogie (de proportionnalité) stricte entre la poésie et l’ordre de la grâce. Il note par exemple que « la poésie est à l’art comme la grâce à la vie morale. Elle est donc une image de la divine grâce ». (Réponse à Jean Cocteau, OC III, p. 708)

27.6.2019
 

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