De même que la Bible appelle « Cantique des cantiques » ce sublime chant d’amour qu’est le cantique par excellence, de même pourrait-on affirmer que l’Écriture – Ancien et Nouveau Testament –, en particulier l’Évangile, est le scénario des scénarios de film. Il les contient tous, il les accomplit tous, de manière inégalée [1].
Cherchez-vous un film à suspense, un thriller, un drame, une épopée, un film d’anticipation, une romance, une fable ? Vous trouvez tout cela, et mieux que cela, réparti dans les 72 livres bibliques et concentré dans les quatre Évangiles. Osons ajouter un sous-genre, aussi peu recommandable qu’à succès : le film d’horreur, ainsi que l’a montré le grand film de Mel Gibson, La Passion – la complaisance gore en moins. C’est peut-être le genre de la comédie qui est le moins bien représenté, tant l’histoire sainte est dramatique. Encore que, si l’on en croit Didier Decoin, le Dieu qui riait est loin d’être absent de telle ou telle page, par exemple de l’Évangile [2]. Peut-on imaginer Jésus en train de dire à ce savant respecté et reconnu qu’est Nicodème : « Comment, tu es maître en Israël et tu ne sais pas cela ? » (Jn 3,10), sans sourire avec indulgence ?
Si nous n’avons pas conscience de cette profuse variété de genres littéraires, c’est qu’en fait, soit nous ne fréquentons guère cette bibliothèque, soit nous l’avons oublié. Attardons-nous sur l’exemple du film à suspense. L’exemple canonique permettant de comprendre ce qui distingue la surprise et le suspense est offert dans l’entretien d’Alfred Hitchcock avec François Truffaut :
« F.T. : Je voudrais vous demander de préciser maintenant la différenciation qu’il faut faire entre suspense et surprise.
« A.H. : La différence entre le suspense et la surprise est très simple, et j’en parle très souvent. Pourtant il y a fréquemment une confusion, dans les films, entre ces deux notions. Nous sommes en train de parler, il y a peut-être une bombe sous cette table et notre conversation est très ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout d’un coup : boum, explosion. Le public est surpris, mais avant qu’il ne l’ait été, on lui a montré une scène absolument ordinaire, dénuée d’intérêt. Maintenant, examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait, probablement parce qu’il a vu l’anarchiste la déposer. Le public sait que la bombe explosera à une heure et il sait qu’il est une heure moins le quart – il y a une horloge dans le décor – ; la même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène. Il a envie de dire aux personnages qui sont sur l’écran : ‘Vous ne devriez pas raconter des choses si banales, il y a une bombe sous la table, et elle va bientôt exploser’. Dans le premier cas, on a offert au public quinze secondes de surprise au moment de l’explosion. Dans le deuxième cas, nous lui offrons quinze minutes de suspense [3] ».
L’enseignement du catéchisme me l’a montré : lorsque le public ne connaît pas la fin d’une scène, lorsque le raconteur devient conteur, presque tous les épisodes deviennent l’occasion d’un suspense parfois insoutenable. Je me souviens, un mercredi matin, avoir raconté l’histoire de l’appel du jeune Samuel (1 Sm 3, 3-10) [4] aux enfants de la classe de CE2 dont j’étais responsable.
La lampe de Dieu n’était pas encore éteinte. Samuel était couché dans le temple du Seigneur, où se trouvait l’arche de Dieu.
Le Seigneur appela Samuel, qui répondit : « Me voici ! »
Il courut vers le prêtre Éli, et il dit : « Tu m’as appelé, me voici. » Éli répondit : « Je n’ai pas appelé. Retourne te coucher. » L’enfant alla se coucher.
De nouveau, le Seigneur appela Samuel. Et Samuel se leva. Il alla auprès d’Éli, et il dit : « Tu m’as appelé, me voici. » Éli répondit : « Je n’ai pas appelé, mon fils. Retourne te coucher. »
Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur, et la parole du Seigneur ne lui avait pas encore été révélée. De nouveau, le Seigneur appela Samuel. Celui-ci se leva. Il alla auprès d’Éli, et il dit : « Tu m’as appelé, me voici. » Alors Éli comprit que c’était le Seigneur qui appelait l’enfant, et il lui dit : « Va te recoucher, et s’il t’appelle, tu diras : “Parle, Seigneur, ton serviteur écoute.” » Samuel alla se recoucher à sa place habituelle.
Le Seigneur vint, il se tenait là et il appela comme les autres fois : « Samuel ! Samuel ! » Et Samuel répondit : « Parle, ton serviteur écoute. »
Éli va-t-il comprendre ? Samuel va-t-il pouvoir rencontrer Dieu ? Dieu va-t-il enfin pouvoir parler à Samuel ? Quel suspense ! Un silence à couper au cutter ! Les enfants étaient subjugués. Et au terme, une des têtes blondes de lancer : « Une autre ! »
Faites l’essai de lire une scène de l’Évangile à une personne qui ne la connaît aucunement et demandez-lui de deviner quelle sera la fin de telle parabole, quelle sera la réplique de Jésus à cet apôtre ou à l’un de ses contradicteurs. Jamais, ô grand jamais, la personne ne peut deviner. Le Dieu qui fait « toutes choses nouvelles » (Ap 21,5) est le plus inventif des scénaristes et le plus rigoureux des metteurs en scène.
Dans le dernier chapitre de son admirable livre, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Maritain affirmait que la Divine comédie était la plus grande œuvre jamais écrite, montrant notamment qu’elle cumulait, dans ses trois parties, les trois principaux genres littéraires : le roman (Enfer), le drame (Purgatoire), le chant (Paradis) [5]. Infiniment plus élevée au-dessus de l’opus magnum du Dante – que, à l’instar de tant d’autres chefs d’œuvres (comme Moby Dick [6]), il a d’ailleurs en partie inspiré –, l’Évangile est décidément La plus grande histoire jamais contée [7]…
Pascal Ide
[1] Analogiquement, la Bible anticipe et accomplit le genre du roman réaliste. Cf. étude sur le site : « L’origine biblique du roman réaliste ».
[2] Cf. Didier Decoin, Jésus, le Dieu qui riait, Paris, Stock-Fayard, 1999. Cf. aussi, par exemple, Brunor, L’Évangile à l’encre sympathique, coll. « Cerf Jeunesse », Paris, Le Cerf, 2001.
[3] François Truffaut, Le cinéma selon Hitchcock, Paris, Robert Laffont, 1966, Paris, Seghers, 1975, p. 81. Hitchcock tire aussi un exemple de la vie courante : « Un personnage part de chez lui, monte dans un taxi et file vers la gare pour prendre le train. C’est une scène normale à l’intérieur d’un film moyen. Maintenant, si avant de monter dans un taxi, cet homme regarde sa montre et dit : ‘Mon Dieu, c’est épouvantable, je n’attraperai jamais mon train’, son trajet devient une pure scène de suspense car chaque feu rouge, chaque croisement, chaque agent de la circulation, chaque panneau indicateur, chaque coup de frein, chaque manipulation du levier de vitesses vont intensifier la valeur émotionnelle de la scène » (Ibid., p. 16).
[4] L’histoire est lue par Pauline Méreuze, sur le site consulté le 13 septembre 2019 : https://marche.retraitedanslaville.org/lappel-de-dieu-agrave-samuel
[5] « L’essence du Chant apparaît partout, mais surtout dans le Paradis, et partout celle du Drame mais surtout peut-être dans le Purgatoire, l’essence du Roman apparaît partout, mais n’est-ce pas surtout dans l’Enfer ? » (Jacques Maritain, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie, Paris, DDB, 1966, p. 372).
[6] Cf. Jean-Pierre Sonnet, « Moby Dick et la Bible : naviguer sur l’abîme », Nouvelle revue théologique, 141 (2019) n° 1, p. 6-21.
[7] The Greatest Story Ever Told, film américain réalisé par George Stevens, 1965, qui est adaptation cinématographique de la vie de Jésus Christ.