« L’enfance du Christ », Dictionnaire de l’adolescence et de la jeunesse, David Le Breton et Daniel Marcelli (éds.), coll. « Quadrige. Dicos Poche », Paris, p.u.f., 2010, p. 214-216.
L’enfance du Christ a, ce dernier siècle, fait surtout l’objet d’études apologétiques et exégétiques, le plus souvent centrées sur la question de sa véracité historique. Pour être importantes, elles ne sont qu’un point de départ pour la vie spirituelle [1] et une réflexion théologique, riche d’une métaphysique, voire d’une pédagogie.
1. À l’écoute de l’Écriture
Les sources sur l’enfance du Christ sont minces : 4 chapitres contenus dans seulement 2 évangiles sur 4 (Matthieu et Luc). Eux-mêmes posent un certain nombre de difficultés (montage théologique midrashique, absence de témoins, incohérence des récits, hétérogénéité avec le reste des Évangiles) qui convergent toutes vers la question centrale de l’historicité.
Pourtant, comment le prologue de Lc (1,1-4) où l’auteur dit s’être renseigné avec grand soin serait-il aussitôt suivi par des narrations haggadiques [2] ? De plus, la source des récits est clairement indiquée en Lc 2,19.51, la mémoire du cœur de Marie, mère de Jésus : « Luc reconnaît à la base du récit qu’il nous transmet les souvenirs conservés par Marie et transmis par elle à la communauté judéo-chrétienne, d’où Luc les reçoit à son tour [3] ». Face aux contrastes entre les récits, on notera que « les convergences l’emportent largement sur les contradictions [4] » et que seule une bienheureuse pluralité de regards peut évoquer l’inépuisable mystère du Christ. Enfin, les cinq péricopes de Mt 1-2 annoncent les cinq grandes instructions de Mt 3-25 et, présentant aux Juifs Jésus comme le nouveau Moïse, font écho au cinq livres du Pentateuque [5]. Ainsi, beaucoup plus qu’un « pré-évangile » (Rudolf Schnackenburg), les récits d’enfance ont la même valeur, à la fois historique et théologique, que les autres parties de l’évangile : « dans la religion judéo-chrétienne fondée sur une histoire du salut, la doctrine est liée à des événements [6] ».
L’épisode dit du recouvrement au temple (Lc 2,41-52) est le seul qui mette en scène un Jésus jeune, voire adolescent. Jusque lors passivement remis entre les mains des autres, il devient ici un sujet qui agit, parle et même semble s’en désolidariser. Comme le terme « milieu » est le 85ème des 170 que comporte le passage, Jésus est au centre. Et ce centre est divin : il a lieu dans le Temple de Jérusalem, maison du Père ; l’affirmation « il me faut être chez mon Père » (Lc 2,49) [7] renvoie au Père céleste et, par le « il faut », à la volonté divine qui le conduit à accomplir les Écritures. L’enfant Jésus se donne ainsi à voir comme l’enfant du Père, le Fils de Dieu.
Pourtant, en ne prévenant pas ses parents, n’a-t-il pas fait une fugue ? Le grec peut exprimer la négation de deux manières : ouk qui appelle une réponse négative et mè une réponse positive. Or, Lc 2,49 comporte un mè. L’interro-négative de Jésus, « Ne savez-vous pas ? », appelle une seule réponse, affirmative : vous saviez que je dois être chez mon Père. Mais si Jésus n’a pas désobéi, Marie n’a pas manqué d’écoute ; seulement, elle ne pouvait pas comprendre. Le texte n’évoque-t-il pas la Passion, comme le reste de Lc 1-2 est un résumé de tout l’Évangile ? Les verbes « chercher-trouver » ne se trouvent qu’ici et au terme, en Lc 22-24 ; pour plus d’un Père de l’Église, les trois jours de recherche évoquent ceux de la mort et de la résurrection, « chez le Père » désignant donc le retour de Jésus au Père [8].
En même temps, il est dit que Jésus « descendit » et était « soumis » à ses parents (Lc 2,51). Cette descente qui prolonge la kénose (cf. Ph 2,7) interdit donc de séparer incarnation et rédemption. Le logion des retrouvailles conjugue aussi humanité et divinité, puisqu’il est ajouté que Jésus « croissait en sagesse et taille et grâce » (Lc 2,52). Face aux élucubrations imaginant le charpentier de Nazareth accomplissant un voyage initiatique aux Indes [9], Rémi Brague répond : « Le contenu de la révélation chrétienne n’est pas une doctrine. C’est une personne ». Or, « à la différence d’une doctrine, une personne n’accède que progressivement à ce qu’elle est, à travers un processus incompressible de croissance [10] ».
Enfin, celui qui a accepté de vivre pleinement l’enfance et d’auto-révéler sa divinité à travers la vérité d’un être humain (cf. He 4,15) et singulièrement de cet âge de la vie, manifeste en retour ce que celui-ci est pour lui : en rappelant la loi qui demande d’honorer ses parents (Mt 19,19) autant de s’en séparer (Mt 19,5) ; et en racontant l’intégration et le dépassement de ce mouvement dans la parabole du départ de l’enfant prodigue loin de la maison paternelle et de son retour (Lc 15,11-32). Mais Jésus dit encore plus par ses gestes que par ses paroles en enveloppant d’un regard d’amour le jeune homme riche (Mc 10,21) et en bénissant des enfants (Lc 18,15-17) que toute la civilisation méditerranéenne méprisait ou ignorait. Les lettres de Paul s’en souviendront qui feront de l’enfance et de la filiation le trait propre du disciple de Jésus (Rm 8,14-17 ; Ga 4,1-11).
2. À l’écoute de la Tradition
L’enfance de Jésus n’a fait l’objet ni de développement théologique systématique chez les Pères et les Docteurs de l’Église, ni de détermination magistérielle [11]. Elle est seulement évoquée à l’occasion de tel débat christologique [12]. Par exemple, ce que l’on appelle, maladroitement la vita Christi de la Summa theologiæ de saint Thomas d’Aquin ne dit rien du recouvrement au Temple et de la vie cachée à Nazareth [13].
Si elle n’a pas été réfléchie, l’enfance de Jésus est, en revanche, amplement méditée dans la tradition spirituelle depuis les origines du christianisme. Les Pères nourrissent une piété envers l’humanité de Jésus et Clément d’Alexandrie propose l’enfant comme modèle de simplicité [14]. Cet art d’aimer Jésus sicut præsens dans ses mystères se centrera sur les gestes de l’enfance de Jésus à partir du xiie siècle. Il trouve une expression inédite (quoiqu’influencée par saint Bernard) chez le moine cistercien anglais Ælred de Rievaulx (1110-1167) [15]. Proposant une lecture historique, allégorique et morale de l’épisode du recouvrement, son De Jesu puero duodenni est « le premier à traiter explicitement un épisode de l’enfance de Jésus » (p. 32). Cette dévotion à l’Enfant Jésus ne prend toutefois son plein essor qu’au xviie siècle, initiée par le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), fondateur de l’Oratoire, puis diffusée par celui-ci et le Carmel [16]. Mais, pour ces auteurs, l’adoration et la prière à Jésus enfant ne sont encore qu’un aspect parmi d’autres de la vie spirituelle. Il faudra attendre la carmélite française sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897) pour que celui dont elle porte le nom devienne la forme même de la vie spirituelle : la voie d’enfance [17]. « Rester petit enfant », c’est « reconnaître son néant, attendre tout du bon Dieu comme un petit enfant attend tout de son père ; c’est ne s’inquiéter de rien [18] ». Dès lors, l’enfance symbolise et effectue l’absolue réceptivité à laquelle tout chrétien est appelé à l’égard du don de Dieu répandu en nos cœurs par l’Esprit (cf. Rm 5,5).
3. Développements théologiques et métaphysiques
Très peu de théologiens se sont penchés sur l’enfance de Jésus et sa conséquence, l’enfance spirituelle comme figure de l’existence chrétienne accomplie. Le bâlois Hans Urs von Balthasar (1905-1988) a consacré à ce thème, implicite dans toute son immense œuvre, son tout dernier ouvrage, posthume. Fondé sur la seule Écriture, « Wenn ihr nicht werdet wie dieses Kind » développe une méditation sur le « mystère trinitaire de l’enfance de Dieu [19] ».
Balthasar s’est inspiré (et a inspiré en retour) deux métaphysiciens allemands de haute lignée, Ferdinand Ulrich et Gustav Siewerth [20]. Après une seconde thèse de philosophie (Heidegger était dans son jury), celui-ci a poursuivi une longue carrière de pédagogue s’inspirant des travaux de Maria Montessori et a élaboré une Metaphysik der Kindheit. Hapax dans l’histoire de la pensée, cet ouvrage difficile se fonde sur trois intuitions : anthropologique, la présence originaire, chez le petit enfant, du cœur ; métaphysique, l’ouverture originaire de l’enfant à l’être ; éducative, l’unité d’amour originaire entre l’enfant et ses parents, singulièrement sa mère. Le cœur constitue la racine de toutes les capacités de l’homme ; sa perception est à la fois intuitive et affective, donc simple [21]. De même qu’elle jaillit du centre de l’homme, de même, elle lui permet de vivre au plus près de l’origine présente en toutes choses, dans une alliance profonde avec l’être. Enfin, elle se déploie dans l’espace de confiance et d’amour que permet l’unité sans confusion entre l’enfant et sa mère. L’enfance est donc réceptivité (pauvreté, dans le langage d’Ulrich) ouverte à toute la richesse du réel, dans la simplicité de perception du cœur. L’enfant devra bien entendu développer ses capacités analytiques et rationnelles ; cependant, celles-ci demeureront connectées avec cette connaissance cordiale pour ne pas perdre leur caractère vivifiant. Secrètement inspirées par l’Évangile, ces métaphysiques de l’enfance en font un état exemplaire de la vie, inspirant et nourrissant les nécessaires maturations ultérieures.
4. Quelques prolongements anthropologiques
Ces différents développements pourraient se prolonger dans une vision trinitaire de l’enfance. 1. L’enfance est réceptivité heureuse du don du père dans l’identité archétypique avec la mère. 2. Contre toute fusion aliénante, cette unité s’opère par la médiation d’un tiers, l’Esprit communion d’amour. 3. Contre tout repli identitaire, elle s’ouvre, toujours par l’Esprit fruit de l’amour, vers une fécondité : le fils devient père. Ainsi, par-delà idéalisation ou aliénation conduisant à l’arrachement par le meurtre symbolique de l’origine, l’enfance, vue au prisme du christianisme, s’avère être non pas seulement un âge de l’existence appelé à passer mais son fondement simple.
Pascal Ide
[1] Cf., par exemple, Lumière et vie. L’enfance du Christ, n° 272 (2006).
[2] Geoffrey Graystone, Virgin of all Virgins: The interpretation of Luke 1,34, Rome, Pontifical Biblical Institute, 1968, p. 60.
[3] Jean Daniélou, Les Évangiles de l’enfance, Paris, Le Seuil, 1967 ; rééd., Paris, DDB, 1993, p. 66.
[4] France Quéré, Jésus enfant, coll. « Jésus et Jésus Christ » n° 55, Paris, Desclée-Bégédis, 1992, p. 22.
[5] André Paul, L’Évangile de l’enfance selon saint Matthieu, coll. « Lire la Bible » n° 17, Paris, Le Cerf, 1968, 21984, p. 172-173.
[6] André Feuillet, Jésus et sa mère d’après les récits lucaniens de l’enfant et d’après saint Jean. Le rôle de la Vierge Marie dans l’histoire du salut et la place de la femme dans l’Église, Paris, Gabalda, 1974, p. 264.
[7] Cf. René Laurentin, Jésus au temple. Mystère de Pâques et foi de Marie en Luc 2,48-50, Paris, Gabalda, 1966, p. 38-72.
[8] Ibid., p. 106-107, 132-133.
[9] Henri de Lubac, La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Paris, Aubier, 1952, p. 205 s.
[10] Rémi Brague, « Du temps perdu ? », Communio. La vie cachée, 29 (2004) n° 1, p. 15-22.
[11] Cf. Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, editio typica, 1997, n. 522-534.
[12] Irénée Noye, « Enfance de Jésus (dévotion à l’) », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 4, 1960, col. 652-682, ici col. 652-656.
[13] Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 30-37.
[14] Cf. Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, I, v et vi, trad. Marguerite Harl, coll. « Sources chrétiennes » n° 70, Paris, Le Cerf, 1960. Cf. Henri-Irénée Marrou, « Introduction », p. 25-26.
[15] Cf. Ælred de Rievaulx, « Quand Jésus eut douze ans », trad. Joseph Dubois, coll. « Sources chrétiennes » n° 60, Paris, Le Cerf, 21987.
[16] Irénée Noye, « Enfance de Jésus (dévotion à l’) », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 4, 1960, col. 665-676.
[17] Cf. Conrad de Meester, Dynamique de la confiance, Paris, Le Cerf, 1995, p. 261-271 ; François de Sainte-Marie et Charles-André Bernard, « Enfance spirituelle », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 4, 1960, col. 682-714.
[18] Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, Carnet Jaune, 6.8.8, Œuvres complètes, éd. Conrad de Meester, Paris, Le Cerf, 1992, p. 1082.
[19] Hans-Urs von Balthasar, Wenn ihr nicht werdet wie dieses Kind, Ostfindern, Schwabenverlag, 1989, réédité coll. « Kriterien » n° 100, Einsiedeln-Freiburg, Johannes, 1998 : Si vous ne devenez comme cet enfant, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, DDB, 1989, p. 75.
[20] Cf. Gustav Siewerth, Metaphysik der Kindheit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 21962 : Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, présentation et trad. par Thierry Avalle, préliminaires d’Emmanuel Tourpe, coll. « Essais de l’École cathédrale », Saint Maur, Parole et silence, 2001 ; Ferdinand Ulrich, Der Mensch als Anfang. Zur Philosophischen Anthropologie der Kindheit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1970.
[21] Cf. Thierry Avalle, L’enfant, maître de simplicité, Saint Maur, Parole et Silence, 2009.