Jean-Paul II, Le Père riche en miséricorde. Introduction à la lecture de l’encyclique 5/5

Chapitre 7

La miséricorde de Dieu dans la mission de l’Église

Le chapitre 6 a porté un jugement « diagnostique » sur le monde ; il a aussi vu que la justice y portait partiellement remède. Mais le seul « traitement » vraiment adapté est la miséricorde. Or, seule l’Église peut nous donner la miséricorde : l’Église nous donne le Christ ; et la mission de celui-ci, selon ce que nous a montré toute la première partie (les chapitres 1 à 5), est de révéler la miséricorde du Père. Voilà pourquoi il reste à voir comment l’Église donne la miséricorde de Dieu, du Père au monde.

0) Introduction générale aux chapitres 7 et 8

Cette introduction fait l’objet d’un § unique et non numéroté.

a) Objet (début du §)

L’Église a mission de témoigner de la miséricorde de Dieu.

En effet, l’Église garde les paroles de Marie. Or, le Magnificat chante la miséricorde de Dieu. Aussi le rôle de l’Église est « de rendre témoignage à la miséricorde de Dieu ».

Il est intéressant de voir que Jean-Paul II prend Marie comme point de départ. Elle est vraiment « première Église », selon le titre d’un beau petit ouvrage de J. Ratzinger et de H.U. von Balthasar.

b) Plan (fin du § à partir de « L’Église doit rendre… »)

Une fois n’est pas coutume, c’est même la seule fois dans cette encyclique, Jean-Paul II annonce son plan (du moins est-ce presque explicite !). L’Église rend ce témoignage selon trois manières différentes, complémentaires et logiquement ordonnées :

  1. Elle professe la miséricorde de Dieu et la proclame, comme une vérité de salut.
  2. Elle la met en œuvre.
  3. Elle prie, elle fait appel à la miséricorde divine.

Il n’est pas impossible de trouver un ordre entre ces trois manières de se comporter par rapport à la miséricorde de Dieu. Le premier type d’agencement peut être pris des trois vertus théologales : la foi professe la miséricorde, la charité l’exerce, l’espérance la prie. Le second, de la genèse de toute action (cœur, parole, action) : la miséricorde proclamée est sur les lèvres, celle qui est exercée se trouve dans les actions, et la miséricorde priée est dans le cœur. Combinant les deux ordres : on va de l’intérieur (de la foi du cœur) à l’intérieur (la prière) par l’extériorité de la miséricorde exercée. Enfin, cet ordre recouvre les trois munera (les trois fonctions que peut et doit exercer tout baptisé) dont le concile Vatican II a fait un usage si constant : prophétique (professer la miséricorde), pastoral (mettre en œuvre la miséricorde), sacerdotal (prier la miséricorde).

Un tableau synoptique résume ces différentes correspondances :

 

Actes de l’Église Professer et proclamer la miséricorde de Dieu Mettre en œuvre la miséricorde de Dieu Faire appel à la miséricorde de Dieu
Encyclique Dives in misericordia Dives in misericordia, n. 13 Dives in misericordia, n. 14 Dives in misericordia, n. 15
Charges ou munera Mission prophétique Mission pastorale Mission sacerdotale
Vertus théologales Foi Charité Espérance

1) L’Église professe la miséricorde de Dieu (n. 13)

Le point de vue de Jean-Paul II est désormais plus pratique dans ces deux derniers chapitres. Aussi utiliserons-nous volontiers l’articulation fin-moyens, ce qui répond aux deux questions : Pourquoi ? (autrement dit : la nécessité ou la fin) Comment ? (les moyens)

a) L’Église en général doit professer la miséricorde divine (§ 1 à 7)

1’) Fin : professer la miséricorde (§ 1 et 2)

A l’instar de Marie, le témoignage que l’Église rend de la miséricorde est double : en paroles (à titre de proclamation) et en actions (ce que Jean-Paul II appelle « vivre »).

a’) Témoignage en paroles (§ 1)

La thèse est énoncée dans la première phrase : « L’Église doit […] proclamer la miséricorde divine dans toute sa vérité ». Suit la preuve :

1’’) Première preuve (deuxième phrase)

C’est déjà ce qu’a montré toute l’encyclique dont le thèse central est la miséricorde de Dieu ; or, c’est un document du Magistère de l’Église.

2’’) Deuxième preuve (§ 1, suite)

C’est ce que montre la pratique quotidienne de l’Église dans la liturgie et la piété populaire.

Notez l’appel de Jean-Paul II à cet argument capital du « sens authentique de la foi », ce que l’on appelle en théologie le sensus fidei. On oublie souvent que la foi, don de Dieu, donne au fidèle comme une connaturalité avec ce qui est cru, un sens de son objet.

3’’) Troisième preuve (à partir de « Des théologiens… »)

La théologie le confirme, puisqu’elle voit dans la miséricorde le plus grand attribut (ou perfection) de Dieu. Jean-Paul II note avec prudence : « Des théologiens affirment… », ce qui signifie qu’il s’agit là d’une opinion et non pas d’une certitude de foi. Il reste que les témoignages convergent en faveur de cette idée. Pourquoi ?

Détaillons un peu la pensée ramassée du Saint-Père.

En premier lieu, il parle des attributs ou perfections de Dieu. De quoi s’agit-il? Un attribut divin est une qualité (ce que l’on peut « attribuer »), un aspect du mystère de Dieu. Ces attributs sont multiples : la sagesse, la bonté, la puissance, l’infinité, la providence, etc. Vous constatez donc que si ce terme du langage théologique ne se trouve pas dans l’Écriture, sa réalité y est constamment présente, puisque la Bible parle toujours de Dieu comme sage, bon, puissant, etc… Mais il existe notamment une différence capitale entre un attribut divin et une qualité humaine : l’homme est doué de sagesse ou est sage, mais Dieu est Sagesse ; l’homme a de l’amour (pour telle personne), Dieu est amour (I Jean 4, v. 8 et 16). On ne peut dire que l’homme soit sagesse ou amour. Cela signifie que les attributs en Dieu, même s’ils sont multiples, s’identifient à Dieu, à son être. Car Dieu est parfaitement simple, sans composition ou division interne (comme l’enseigne le Concile Vatican I).

Or, en second lieu, Jean-Paul II nous invite à distinguer deux sortes d’attribut : d’une part, ceux qui disent l’essence de Dieu, sa divinité ; d’autre part, ceux qui nous sont relatifs. Les premiers regardent Dieu en lui-même et les seconds Dieu dans sa relation vivante à l’homme. Dans le premier cas, aucun attribut ne dit Dieu, car il faudrait pour cela voir l’essence de Dieu, ce qui est réservé à la vision béatifique, face à face (cf. I Cor 13, v. 12 ; I Jean 3, v. 2) qui survient après la mort. Aussi Jean-Paul II parle d’ »inscrutable essence de Dieu ». Néanmoins, classiquement, la théologie (par exemple celle de S. Thomas) dit que le nom de perfection qui s’approche le plus de l’essence divine est celui d’Etre. C’est le nom même que Dieu s’est donné en Exode 3, v. 14 (dans la version grecque de la Septante ou latine de la Vulgate) : « Je suis celui qui est ».

Mais il n’en est pas de même dans l’ordre des attributs qui mettent l’homme en relation avec Dieu. Ici, c’est la miséricorde qui est le premier attribut et donne donc à l’homme de « voir le Père », non pas en soi mais de la manière qui est le plus adaptée. Et Jean-Paul II se contente de rappeler la parabole de l’enfant prodigue pour le montrer : le fils ne redécouvre son père avec le plus haut degré de vérité pour lui que par sa miséricorde.

Pour utiliser une analogie un peu simpliste, on pourrait de même distinguer deux sortes de qualités chez un père ou une mère : d’une part, sa qualité la plus profonde pourrait être sa très brillante intelligence ou un profond esprit d’adoration et de charité divine ; mais ce n’est pas par elle qu’il (ou elle) est en relation avec son dernier-né, c’est plutôt par son don de soi très concret. mais il va de soi que la connaissance de ce don ne suffira pas pour que le nouveau-né connaisse son parent totalement en lui-même. Inversement, l’enfant serait incapable de rentrer en contact avec son père au cours d’une de ses conférences.

Peut-être l’exemple serait-il plus éclairant si on parlait d’un commerçant ou d’un professeur.

b’) Témoignage en action (§ 2)

L’Église ne fait pas que professer la miséricorde, elle en vit. Ici, Jean-Paul II veut parler de l’expérience, de la connaissance intérieure de la miséricorde. Et ce dernier type de savoir fonde la confession extérieure dont il était question au § 1. Or, Jean-Paul II donne de cette expérience la condition (subjective), le lieu ou la source (objective, extérieure) générale et la source particulière, enfin la nature.

Cette expérience a la foi vive (c’est à dire vivante, pétrie de charité, ou opérant par elle, selon le mot de Gal 5, v. 6) pour condition.

Sa source générale est l’enseignement et la vie du Christ, particulière son cœur dont Jean-Paul II n’hésite pas à dire qu’il est le « point central en un certain sens et en même temps le plus accessible […] de la révélation de l’amour miséricordieux ». Notez que Jean-Paul II use des deux critères utilisés pour distinguer les attributs divins : le Cœur du Christ est à la fois premier en soi et par rapport à l’homme, à la connaissance qu’il prend de la miséricorde. Mais ce point n’est pas développé [1].

L’expérience de la miséricorde est donc, en son essence, la contemplation, dans la foi, du mystère du Christ, en particulier de son cœur.

2’) Moyens (§ 3 à 7)

Telle étant la fin, quels sont les moyens qui permettent la mise en œuvre de cette profession de la miséricorde ?

o’) Intention (§ 3, première phrase)

Jean-Paul II va désormais traiter des routes empruntées par l’Église pour conduire les hommes aux sources de la miséricorde et ainsi la confesser. Il aurait été aussi possible d’étudier ce point dans le numéro suivant consacré à la mise en œuvre de la miséricorde, mais le sacrement est cette particularité de demander à l’homme la seule initiative de le recevoir.

Le pape évoque « la méditation constante de la Parole de Dieu ». Mais n’y reviendra pas.

a’) Les sacrements (§ 3 à 5)

L’Église professe (dans la double dimension : à la fois professe et expérimente) la miséricorde de Dieu par la participation aux deux sacrements de l’Eucharistie et de la pénitence. Il a déjà médité sur ces deux sacrements (exclusivement) dans sa première encyclique. Il est vrai que ce sont les deux sacrements de la « route » du chrétien.

1’’) L’Eucharistie (§ 3, à partir de « L’Eucharistie… »)

En effet, la liturgie eucharistique annonce la mort du Rédempteur et proclame sa résurrection. Mais la mort et la résurrection du Christ ont pour but de nous unir à lui, et l’union est un effet de l’amour. Donc l’Eucharistie nous révèle, nous donne d’expérimenter l’amour inépuisable du Christ.

2’’) La Pénitence (§ 3, à partir de « C’est le sacrement… » au § 5)

Il est aussi une des routes par lesquelles nous parvient la miséricorde ; et ce d’une double manière (et ces deux aspects sont les deux faces d’une même réalité).

D’abord on y découvre la miséricorde pour soi (§ 3, fin). En effet, la Pénitence donne d’expérimenter que l’amour qui pardonne est plus fort que le péché. Or, la miséricorde, nous l’avons vu avant (n. 8, § 2, par exemple), est un amour plus fort que la mort.

Ensuite, on y découvre la miséricorde qu’est Dieu (§ 4). En effet, ce sacrement vient du péché de l’homme. Or, on a vu que la miséricorde est par définition fidélité de l’amour. Le sacrement de la Pénitence montre que Dieu ne peut « ne peut se révéler autrement que comme miséricorde » et révèle ainsi son être.

Jean-Paul en tire une conséquence (§ 5) : En effet, Dieu est infini et ses attributs de même ; or, la miséricorde fait partie de ces attributs. Mais le pardon jaillit de la miséricorde et s’exprime dans le sacrement de la réconciliation. Donc ce pardon a une intensité, une promptitude infinies qui sont le signe même de la miséricorde infinie de Dieu.

b’) La conversion (§ 6 et 7)

L’Église annonce, professe la miséricorde dans la conversion. Or, celle-ci peut être envisagée de deux manières, comme un acte ou comme un état (ou habitus, disposition permanente) :

1’’) La conversion comme acte (§ 6)

Elle manifeste la miséricorde, puisqu’elle est l’œuvre de l’amour patient et doux, et plus de l’amour infiniment fidèle du Père qui n’a jamais renié son alliance. Or, nous avons vu que la miséricorde est par essence charité patiente et fidélité (n. 6, § 3).

C’est pour cela que toute histoire de conversion est une illustration de la parabole de l’enfant prodigue qui est l’exemple même de la manifestation de la miséricorde patiente et fidèle (cf. n. 5 et 6).

2’’) La conversion comme état (§ 7)

Ici, la relation s’inverse : La connaissance de la miséricorde invite à une conversion constante. En effet, voir Dieu comme miséricorde est « voir » son amour fidèle et créateur du bien. Dès lors, il s’agit de la miséricorde vécue et non pas seulement proclamée.

En conséquence (§ 7, à partir de « Ils vivent… ») : cet état de conversion est le fond même du cheminement de l’homme sur terre, car la conversion n’es pas qu’une parole professée, mais est vécue en permanence.

Vivre la miséricorde fait partie de l’essence de la mission de l’Église. C’est là une intuition forte de Jean-Paul II que l’on retrouvera dans toute la seconde partie de son encyclique sur la Mère du Rédempteur. L’un des sens premier de la désignation de l’Église comme peuple de Dieu est qu’elle est une réalité pérégrinante ; or, toute marche a un but, et cette finalité est ici la conversion permanente.

b) L’Église contemporaine en particulier doit professer la miséricorde divine (§ 8)

Ce qui est vrai de l’Église en général l’est singulièrement de l’Église actuelle. En effet, notre Église a pour première tâche d’appliquer l’enseignement de Vatican II. Et elle ne pourra le faire que par la miséricorde. Pourquoi ? Jean-Paul II donne comme exemple la première tâche à accomplir qui est l’œcuménisme ; or, seul l’amour peut réaliser l’unité, puisque le Christ nous montre qu’il l’a lui-même demandée dans l’amour, en priant.

2) L’Église s’efforce de mettre en œuvre la miséricorde (n. 14, § 1 à 12)

Nous voici arrivés au numéro le plus long de toute l’encyclique.

a) Exposé général (§ 1 à 6)

Cet exposé relève de l’ordre des finalités.

1’) Nécessité (§ 1)

L’Église doit exercer la miséricorde.

a’) Thèse (première phrase, début)

L’homme ne doit pas seulement recevoir la miséricorde, il doit aussi l’exercer. Il lui faut passer du réceptif à l’oblatif. « l’homme non seulement reçoit et expérimente la miséricorde de Dieu, mais aussi qu’il est appelé à « faire miséricorde » aux autres ».

b’) Preuve (§ 1, milieu)

C’est le Christ même qui nous l’a dit dans sa cinquième miséricorde qui est une parole décidément centrale pour cette encyclique. Or, les béatitudes sont toutes un chemin de conversion.

2’) Nature (§ 2)

En quoi consiste cet exercice de l’amour miséricordieux ?

a’) Description de ses différentes caractéristiques (§ 2)

1’’) Premier élément : l’état permanent

D’abord, là encore, comme pour la conversion (n. 13, § 6 et 7), cette mise en œuvre est un état permanent plus qu’un acte. En effet, la miséricorde est une force créatrice, et la création n’est pas ponctuelle, mais constante (si la force créatrice de Dieu n’était actuellement à l’œuvre, nous cesserions d’exister instantanément) ; la force unifiante et élevante de la miséricorde doit donc constamment être mise en œuvre.

2’’) Deuxième élément : la symétrie

Ensuite, l’amour miséricordieux est bilatéral (à partir de « L’amour… ») :

Cette idée capitale sera reprise plus loin : Jean-Paul II y tient de manière particulière. Il en offre une preuve inductive à partir des quatre cas les moins évidents où l’œuvre de miséricorde semble bien unilatérale ; or, même alors, « celui qui donne en tire toujours avantage », dans l’acte de miséricorde même. Le Saint-Père ne détaille pas, car c’est assez évident. Mais il ne faudrait pas en tirer la fausse conclusion que tout acte est toujours entaché d’égoïsme, de retour sur soi. En effet, l’égoïsme implique un retour volontaire sur soi en vue de son propre bien. Or, ici Jean-Paul II veut seulement dire que, sans qu’on le veuille ni ne le cherche, tout acte de miséricorde est toujours gratifiant : ne serait-ce que parce que, accompli par charité, il nous configure davantage au Christ (comme nous allons le dire au § 3), il parfait l’image de Dieu en nous, il est le fruit de la présence de l’Esprit-Saint agissant en nous, il édifie l’Église, il est méritoire de la vie éternelle, etc… Le pape a plus loin une réflexion éclairante à ce sujet : « celui qui donne devient plus généreux lorsqu’il se sent payé en retour par celui qui accepte son don ». (§ 5)

En outre, ajoute Jean-Paul II, celui qui donne reçoit la miséricorde tôt ou tard à d’autres occasions.

Il n’est pas facile de recevoir la miséricorde, surtout de plus pauvre que soi, et même si l’on est habitué. Dominique Lapierre rapporte un bel exemple dans La cité de la joie. Le prêtre Paul Lambert est reçu chez des lépreux qu’il connaît bien et découvre soudain qu’il est viscéralement incapable d’accepter leur marque d’amitié, sous prétexte qu’ils sont pauvres et démunis de tout. Or, justement ces plus que pauvres de la Cité de la joie ignorent l’égoïsme et le repli sur soi.

 

« Plusieurs lépreux se précipitèrent pour s’installer à côté de lui. C’est alors que Lambert comprit qu’on l’invitait à déjeuner. ‘Je croyais avoir tout accepté de la misère et voilà que je ressentais une répulsion incoercible à l’idée de m’asseoir à la table de mes frères les plus meurtris, avouera-t-il. Quel échec ! Quel manque d’amour ! Quel chemin à parcourir !’ [2] ».

 

Et avant, cet aveu lorsqu’il rencontre la foule d’éclopés, d’aveugles, d’unijambistes venus voir quel était l’étranger qui avait osé pénétrer dans leur tanière. « Ils souriaient, dira Paul Lambert, et leurs sourires n’étaient ni forcés ni implorants. Ils avaient des sourires d’hommes, des regards d’homme, une dignité d’homme [3] ».

b’) Le Christ est modèle et inspiration la plus haute pour la miséricorde (§ 3)

1’’) Thèse (première phrase)

Le Christ est modèle et inspiration la plus haute pour la miséricorde. Autrement dit, la mise en œuvre de la miséricorde nous configure au Christ crucifié.

2’’) Preuve (seconde phrase)

En effet, le Christ nous a dit qu’il recevait toute miséricorde comme lui étant témoignée : c’est tout le sens du grand discours sur le jugement dernier en Mat, ch. 25 : « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites ». Or le grand obstacle à la miséricorde est l’orgueil.

(à continuer)

3’’) Conséquence : confirmation de la bilatéralité de la miséricorde (à partir de la troisième phrase)

Jean-Paul II affirme avec force qu’un acte unilatéral de miséricorde n’est pas encore un acte authentique de miséricorde. En effet, le Christ qui est notre modèle a le premier expérimenté la miséricorde pour lui-même et l’a reçue non pas passivement mais l’a accueillie, acceptée, comme nous l’avons vu avant. Plus profondément, cet accueil est lui-même fruit d’un acte de charité, de miséricorde de sa part. Or, le Christ est présent en chacun de ceux à qui nous faisons miséricorde. Donc, notre miséricorde est véritable acte d’amour seulement si « nous sommes profondément convaincus que nous la recevons en même temps de ceux qui l’acceptent de nous ».

Ce paradoxe seul nous fait entrer au cœur de l’exercice de la miséricorde : si nous ne sommes pas intimement convaincus que la miséricorde de celui qui va l’accueillir nous a précédés, nous n’exercerons jamais une véritable miséricorde ! La miséricorde nous dépasse donc toujours. Et c’est pour cela qu’elle n’est jamais condescendante: car nous sommes toujours sous une autre miséricorde qui, au minimum accepte notre acte généreux. Et pourquoi ?

Permettez-nous de creuser ce qui demeure implicite et caché dans cette si belle intuition de Jean-Paul II. Son développement part du modèle du Christ ; nous le compléterons par une analyse anthropologique. La miséricorde est un respect infini de la personne à qui on donne ; or, la liberté est une des caractéristiques les plus profondes de l’homme. Mais s’ouvrir à l’autre est mouvement de la liberté, d’accueil et acte de miséricorde. L’expérience nous le montre : nous ne sommes pas toujours à même de recevoir la miséricorde offerte ; il y faut un consentement, une ouverture. Et celui que la vie a trop blessé a de ce fait tant de mal à accepter l’amour proposé. En fait il ne l’acceptera que s’il voit dans l’autre quelqu’un qui attend sa liberté, est infiniment respectueux du mystère de sa personne et lui est soumis : au sens propre, sous-mis, donc en rien supérieur.

Tel est l’enseignement magnifique du Christ que résume bien deux mots fulgurants. Le premier est de l’abbé Huvelin s’adressant à Charles de Foucauld venant se confesser : « Le Christ a tellement pris la dernière place qu’elle ne lui sera jamais ravie ». L’autre est de S. Vincent de Paul et nous livre comme l’essence de la miséricorde et que le développement de Jean-Paul II permet de comprendre de l’intérieur : « La seule excuse que nous avons de faire la charité est la charité avec laquelle nous la faisons ».

c’) Conséquence : conception erronée de la miséricorde (§ 4)

1’’) Exposé (§ 4, début)

Jean-Paul II a déjà parlé de cette conception habituelle et fausse de la miséricorde (n. 6, § 4) qui voit en elle une relation « d’inégalité entre celui qui l’offre et celui qui la reçoit ». Or, le Saint-Père prolonge ici sa réflexion en montrant que cette inégalité, cette mise à distances vient de ce que l’on envisage la miséricorde comme un acte unilatéral : il y a d’un côté celui qui donne et de l’autre celui qui est gratifié. Mais c’est là une erreur majeure, ainsi que le § 3 l’a montré.

2’’) Conséquence de cette conception erronée

Elle concerne les relations de la justice et de la miséricorde dans les relations humaines (§ 4, à partir de « De là… » et § 5) :

a’’) Énoncé de la critique (§ 4, milieu)

De cette vision fausse de la miséricorde a découlé une éviction de celle-ci dans les questions de relations humaines. Puisque le seul pendant à miséricorde est la justice, la conception qui prévaut actuellement est donc que l’unique fondement des rapports humains est la justice et non pas la miséricorde. Or, en vérité, « la miséricorde authentique est […] la source la plus profonde de la justice ». (souligné dans le texte)

b’’) Preuve (§ 4, à partir de « Si cette… » et § 5)

Jean-Paul II a déjà traité avant des relations entre justice et miséricorde (notamment n. 5, § 6). Il va apporter ici des précisions décisives qui vont achever de brosser le tableau de ces relations complexes entre justice et miséricorde. Synthétisons-les.

  1. justice et miséricorde ont leur spécificité et sont irréductibles l’une à l’autre. Aucune des deux n’est appelée à absorber l’autre (nous en aurons un exemple net quand il sera question du pardon qui est un acte de la miséricorde mais qui n’exclut en rien la justice : n. 14, § 10).

Mais la miséricorde déborde la justice des deux côtés, pourrait-on dire : elle la précède et la dépasse.

  1. La miséricorde dépasse la justice : c’est facile à concevoir et c’est ce qui fut montré au n. 5, § 6 : la miséricorde est ici la surabondance de la justice, le dépassement de sa norme stricte. C’est donné une heure alors qu’il ne nous est demandé qu’une demie-heure. « La charité va à la personne elle-même, la justice porte sur les droits de cette personne, dit Jean-Marie Aubert, en une formule suggestive [4] ».
  2. La miséricorde précède et fonde la justice. C’est ce que Jean-Paul II va ici montrer, et cela à partir de deux raisons, la seconde précisant la première :
  3. La justice a pour objet les relations intéressant les biens matériels ; alors que la miséricorde a directement affaire aux personnes (fin du § 4).
  4. Miséricorde et justice cherchent à rétablir l’égalité entre les hommes, mais alors que la justice le recherche dans le domaine des biens objectifs (par exemple, donner 10 francs pour un kilo d’olivettes), la miséricorde redonne aux hommes à leur dignité première, propre, les « égalise » à leur être, leur valeur d’origine. Or, la personne demeure le fondement, l’origine et la fin des relations d’objet (je n’achète pas des tomates pour les payer, mais pour les consommer ou les donner sans compter que parfois je les achète à une personne). Donc, la justice a bien pour fondement la miséricorde (§ 5, deux premières phrases).
  5. Suit une précision importante : l’égalité de la miséricorde n’efface pas les différences : cette égalité n’est pas uniformité (fin du § 5).

b) Application aux relations en Église (§ 6 à 12)

1’) Le but (§ 6 et 7)

L’Église doit introduire la miséricorde dans le cadre de notre civlisation, telle est ce que Jean-Paul II veut montrer et le but à atteindre. Jusqu’à maintenant nous en sommes restés à des considérations plus théoriques.

a’) Principe (§ 6 et 7, début)

La civilisation a besoin de relations fondées sur la miséricorde. Pour deux raisons qui correspondent à deux extensions différentes.

1’’) Extension personnelle (§ 6)

Les relations humaines ont besoin de miséricorde autant et plus que de justice. En effet, nous avons vu que la miséricorde intègre deux aspects, l’un plus paternel et l’autre plus maternel.

Le premier aspect est essentiel. En effet, les rapports mutuels entre les hommes demandent un grand respect mutuel, un esprit de fraternité réciproque. Or, nous l’avons vu, la justice ne s’intéresse pas à ces aspects humains, alors que c’est le cas de l’amour miséricordieux.

Le second aspect ne l’est pas moins. La miséricorde comporte aussi une face plus maternelle de tendresse et de sensibilité du cœur. Or, les relations entre proches (à savoir, les relations familiales et amicales) en ont un besoin particulier.

2’’) Extension civilisationnelle (§7, début)

À un niveau plus large, il faut introduire la miséricorde dans la civilisation. C’est la grande intuition de Paul VI et si chère au cœur de Jean-Paul II de « la civilisation de l’amour ». Civilisation englobe alors tous les domaines de la vie en commun : économique, sociopolitique et culturel. Or, chacun de ces domaines ne peut se contenter de la seule justice surtout réduite à sa caricature qu’est la loi du talion. Voilà pourquoi la seule civilisation envisageable doit être aussi imprégnée d’amour, de miséricorde. Et comme notre époque est obnubilée par la justice seule, la mise en place de la civilisation de l’amour implique une transformation de l’essence et de l’esprit de notre civilisation.

b’) Application à l’Église (§ 7, à partir de « Il est certain… »)

En effet, Vatican II a monté et répété que la mission de l’Église actuelle est de « rendre le monde plus humain ». Par ailleurs, nous venons de montrer que le monde des hommes a besoin d’amour miséricordieux autant que de justice. Aussi l’Église veut à son tour la promotion de la civilisation de l’amour.

2’) Moyen : le pardon (§ 8 à 12)

Le moyen par excellence développé par l’Église pour mettre en œuvre la miséricorde est le pardon. L’apparition de ce nouveau mot es significative : le pardon est désormais au centre des analyses.

a’) Principe (§ 8)

Le monde des hommes ne pourra devenir plus humain que par le pardon.

En effet, le pardon est identiquement un acte d’amour surmontant le péché. Or, on a vu que la miséricorde se définit, et Jean-Paul II aime reprendre régulièrement cette expression, comme « l’amour plus fort que le péché » (cf. n. 8). Or, nous venons de voir en détail que les relations humaines devaient se construire sur la miséricorde.

De plus, le pardon s’adresse à la personne et s’élève au-dessus des relations fondées sur la revendication de ce qui est dû. Or, ne pas ternir copte des personnes favorise l’égoïsme et l’oppression du plus faible qui est incapable de se défendre.

Notez un autre élément ajouté par Jean-Paul II : il parle d’égoïsme « qui sommeille dans l’homme ». Cela ne signifie pas que l’homme soit habité de péché sans qu’il le veuille (nous ne parlons pas ici du péché originel) : il est en effet de l’essence du péché d’être voulu, responsable. Mais cet égoïsme correspond plutôt à une pente de notre nature blessée depuis le péché originel. On le constate partout ; d’ailleurs que cela soit une pente « naturelle », l’attitude spontanément égoïste des enfants le montre assez. Cela ne doit cependant pas nous effrayer : car c’est toute l’œuvre de l’éducation est de nous ouvrir à l’autre et d’apprendre à nous donner et plus, nous oublier. Bref, il faut suivre notre pente… mais en la remontant.

b’) Application à ce que doit faire l’Église (§ 9 à 12)

L’Église doit mettre en œuvre le pardon.

1’’) Preuve (§ 9)

a’’) Exposé (§ 9, début)

En effet, nous avons vu que l’Église doit introduire dans le mystère de la miséricorde: c’est là son second rapport à la miséricorde (cf. § 1, au tout début du numéro). Par là l’Église introduit à la vie nouvelle du Christ : cette vie s’oppose aux forces de péché ; et c’est la miséricorde qui est l’amour plus fort que le péché. Or, le pardon est justement dynamisme de miséricorde : nous venons de le voir (§ 8).

Et c’est ce que confirment l’enseignement du Christ et la cinquième demande du Notre Père, prière que nous récitons plusieurs fois par jour (au minimum trois fois pour celui qui dit l’Office, le bréviaire et participe à la messe).

b’’) Conséquence (§ 9, à partir de « Il est vraiment… »)

Combien le pardon transforme les relations humaines. Nous l’avons déjà vu dans le § précédent ; mais, selon sa méthode habituelle, Jean-Paul II revient sur les thèmes qui lui sont chers et les éclaire d’une nouvelle manière. Ici il va le manifester par un certain nombre de signes forts : le pardon est une triple école de solidarité, d’humilité et de bonne volonté, trois qualités indispensables à développer dans toute vie en commun et par là dans toute éducation. Attardons-nous seulement sur le premier point : le pardon tisse des liens mutuels (nous sommes débiteurs les uns des autres), et cela d’autant plus que nous avons vu que un acte de miséricorde est toujours bilatéral (et en effet, nous constatons bien qu’il faut une démarche autant du côté de celui qui donne le pardon que du côté de celui qui l’accueille et qui pourrait se fermer par culpabilité ou orgueil) ;

Donc si l’Église promeut tant le pardon à la suite du Christ, combien elle souhaite transformer le tissu des relations humaines.

2’’) Difficulté (§ 10 et 11)

Elle porte sur les relations du pardon à la miséricorde ; cela permettra par la même occasion de préciser la nature du pardon.

a’’) Exposé (§ 10, première phrase)

On pourrait croire que le pardon s’oppose à la justice, notamment à la suite de la parole du Christ qui demande de pardonner toujours. En effet, cela ne semble laisser aucune place à l’expression de la justice.

b’’) Solution (§ 10, fin)

Jean-Paul II affirme très clairement que l’exigence « de pardon n’annule pas les exigences objectives de la justice ». (souligné dans le texte)

Certes nous l’avons vu de manière générale : miséricorde et justice ne sont pas exclusives l’un des l’autre mais sont toutes les deux aussi indispensables dans les relations humaines (il faudrait lire à ce sujet le beau commentaire que donne S. Thomas, dans la Somme de théologie, Ia, q. 21, a. 3 de la parole du psaume : « Amour et vérité se rencontrent ».)

Mais une raison particulière et adaptée est nécessaire. En un mot, la justice est la finalité du pardon. En effet, le pardon a pour « condition » (ce mot employé par Jean-Paul II doit être pris au sens non de moyen, ce qui serait contradictoire, mais de but) la réparation, le dédommagement du mal causé. Or, c’est là l’œuvre de la justice. Par exemple, la maman qui pardonne à son enfant le vol qu’il vient de commettre n’efface pas la faute, mais l’invite avec exigence à rendre et ainsi réparer le tort commis ; ce qui serait contraire à la justice serait de passer l’éponge en ne demandant pas que ce qui a été volé soit restitué. Bref, la relation entre pardon et justice n’est donc pas d’opposition mais d’ordre, notamment de condition à conséquence.

Mais pourquoi la justice ne suffirait-elle pas à la réparation, si le tort est objectif ? C’est le § suivant qui va suggérer la réponse (en nous aidant de ce qui fut développé avant).

c’’) Réponse à la question posée par la relation du pardon et de la justice (§ 11)

Le pardon est l’expression la plus simple et la plus complète de la miséricorde. Or, la miséricorde s’adresse à la personne et se réjouit de sa dignité (affirmée ou retrouvée), tandis que la justice s’arrête à l’objectivité de l’action commise sans s’intéresser au visage de celui qui l’a commise. Donc, face au péché, quel est le rôle comparé de la justice et de la miséricorde, c’est à dire du pardon ? La justice compense au niveau objectif, mais ne s’adresse pas à la personne, alors que le pardon rétablit l’autre dans sa digité antérieure. C’est tout le témoignage de la parabole de l’enfant prodigue qui ne peut pas ne pas remonter en mémoire. Voilà pourquoi Jean-Paul II parle de la justice comme d’une trêve pour signifier le caractère partiel de l’effet de la miséricorde.

Reprenons l’exemple ci-dessus. Si la maman s’en tenait aux seules exigences de la justice, l’enfant presque sûrement se croirait rejeté, refusé en son humanité. Car la mise en lumière de son péché s’accompagne d’une culpabilité intense et de l’impression légitime qu’il ne mérite plus la confiance de sa mère.

Nous retrouvons comme par hasard le processus analysé dans la parabole de l’enfant prodigue. Et en effet, toute histoire de péché pardonné reproduit cette parabole. Encore une fois, parce que la justice s’arrête à l’acte objectif qu’elle juge et condamne alors que la miséricorde va à la personne qu’elle sauve et dont elle rappelle la dignité. Et c’est d’ailleurs au nom de la promotion de cette dignité qu’elle peut alors exiger que l’homme répare le tort commis : car il est de la dignité de la personne d’être cause responsable de ses actes. Un amour qui ne punit pas le péché est donc déshumanisant.

Les applications d’une telle perspective sont multiples et riches. Combien notre justice qui condamne sans prendre en compte les personnes est blessante et c’est pour cela que les délinquants, les prisonniers sont tellement blessés par notre système judiciaire et au-delà par la société qui se contente d’appliquer la loi et de juger, sans accueillir dans la miséricorde.

3’’) Confirmation et conclusion (§ 12)

La mission de l’Église est d’assurer l’authenticité du pardon. En effet, la source du pardon est la miséricorde même du Père. Or, l’Église est gardienne et révélatrice de la miséricorde.

3) Conclusion (n. 14, § 13)

a) La fin (deux première phrases)

La mission de l’Église est de puiser à la miséricorde. Le fondement de l’apostolat de l’Église est de « puiser aux sources du Sauveur ». Or, ce passage d’Isaïe est classiquement attribué au cœur de Jésus au point que c’est cette expression même qui a donné son titre à l’encyclique de Pie XII sur le Sacré-Cœur (1956 : « Haurietis aquas », ce qui signifie : « vous puiserez des eaux… »). Mais Jean-Paul II a dit auparavant (n. 13, § 2) que le cœur du Christ est le « point central » et le plus accessible de la révélation de la miséricorde du Père.

Donc, « puiser aux sources du Sauveur », c’est identiquement puiser à la miséricorde. Mais puiser a deux sens, c’est un mouvement à double composante : d’une part, recevoir l’eau d’un autre qui est source ; d’autre part, prendre de l’eau pour une destination qui est ici pas seulement pour soi mais pour les autres. En puisant l’Église sait qu’elle est à la fois miséricordiée et miséricordieuse. L’Église n’est pas source, elle est vasque ; et c’est lorsqu’elle déborde, qu’elle peut donner ce qu’elle a reçu. Nous retrouvons donc les deux dimensions de la relation de l’Église à la miséricorde vu au chapitre 7 : la miséricorde reçue et donnée.

b) Le moyen : la pauvreté (§ 13, fin)

Le moyen, la condition pour puiser à la miséricorde est la pauvreté. En effet, la miséricorde est amour gratuit, par opposition à la justice qui est l’amour dû. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement ». Or, posséder des droits, des assurances enrichit. Aussi une relation fondée sur la seule gratuité appauvrit. Par ailleurs, la belle parole de Matthieu montre que cette pauvreté vaut autant pour la réception que pour le don de la miséricorde qui en sont comme le côté pile et le côté face. C’est donc que la pauvreté est la condition de la miséricorde.

 

 

Chapitre 8

Prière de l’Église de notre temps

Ce dernier chapitre comporte un numéro unique. Ils traitent de la troisième relation que l’Église entretient avec la miséricorde : c’est une relation non plus de connaissance et d’action, mais de prière. L’Église fait appel, dans la prière, à la miséricorde. Et on peut le mettre à part, car la prière pour la miséricorde intègre, mais sous un autre point de vue, les deux relations à la miséricorde vues dans le chapitre 7.

1) Nécessité de la prière (§ 1 et 2)

Il est nécessaire que l’Église fasse appel à la miséricorde.

a) Preuve générale (§ 1, début)

L’Église doit faire appel à la miséricorde. Les deux premières phrases du § font mémoire des deux autres relations de l’Église à la miséricorde, renvoyant respectivement aux n. 13 et 14.

L’Église a le droit et le devoir (le devoir incluant le droit, la capacité, comme l’acte suppose la puissance) de faire appel à la miséricorde de Dieu ; or c’est identiquement prier. Et la raison de ce devoir est double : par rapport à Dieu et par rapport aux hommes.

b) Preuve particulière (§ 1, à partir de « Plus la conscience… » et § 2)

L’Église d’aujourd’hui doit particulièrement faire appel à la miséricorde.

1’) Première raison (§ 1, fin)

La conscience contemporaine se sécularise ; or, la notion de miséricorde est religieuse, judéo-chrétienne, plus précisément. Donc notre époque perd le sens du mystère de la miséricorde. Or, la prière est un appel, un cri, selon le mot que l’épître aux Hébreux attribue à la prière du Christ ; et toute demande est fonction d’un manque. Aussi plus notre monde s’éloigne de la miséricorde, plus l’Église doit-elle implorer Dieu. Pour cela la prière, les « ‘grands cris’ doivent caractériser l’Église de notre temps ».

Nous l’avions déjà vu au sujet des relations humaines.

2’) Seconde raison (§ 2)

L’homme d’aujourd’hui n’a pas seulement oublié le mot de miséricorde, il vi dans une profonde angoisse, comme on l’a montré au n. 11 ; et le seul remède est la miséricorde (cf. n. 12). Mais l’homme angoissé soit n’a plus le courage de parler de miséricorde, soit (cf. § 1) a oublié son existence. Voilà pourquoi l’Église doit prier la miséricorde de Dieu pour l’homme de notre temps. Aussi l’Église prie-t-elle pour tous les hommes et non pour elle seule.

2) Nature de la prière pour la miséricorde (§ 3 et 4)

Le développement est clair et simple. Nous serons donc plus succinct.

a) Objet (§ 3)

Cette prière doit être une une prière d’amour, un cri vers la miséricorde divine, riche de tout ce que nous avons pu dire dans cette encyclique sur la miséricorde qui n’est rien d’autre que la richesse même de l’Écriture et de la Tradition.

Jean-Paul II retient quelques traits de cette richesse. Notamment, nous nous rappelons (n. 4, § 9) que l’amour de miséricorde comporte deux aspects : l’un plus maternel (rahamim ) et l’autre plus paternel (hesed ).

b) Cause (§ 4)

Nous avons noté au § 1 de ce numéro que la prière pour la miséricorde est un devoir à un double titre. En effet, la supplication de l’Église pour la miséricorde est causé à la fois par son amour de Dieu et son amour des hommes.

3) Difficulté (§ 5, début)

La prière de l’Église pose un problème ou une difficulté.

a) Problème (première phrase)

Nous avons dit que l’Église devait prier la miséricorde divine « au nom de tous les hommes de notre temps ». Or, le contemporain non-croyant pourrait se demander au nom de quoi l’Église et le pape en particulier se permet de prier pour elle : n’est-ce pas confondre les domaines ?

b) Réponse (deuxième et troisième phrases)

Jean-Paul II rappelle une des intuitions fondamentales de sa première encyclique : le mystère du Christ révèle la vocation de l’homme. Voilà ce qui fonde non pas le droit mais la conviction poussant le Saint-Père à parler à tout homme. Et il y a plus qu’une simple conviction intellectuelle, il y a là un « amour envers l’homme ». Jean-Paul II prie pour l’homme d’aujourd’hui car il l’a pris en compassion, en miséricorde au sens noble défini par l’encyclique.

Et l’allusion à Redemptor hominis fait inclusion avec le début de l’encyclique qui en parlait aussi pour situer le propos.

4) Conclusion (§ 5, à partir de « Il me conduit… » et § 6)

Le Saint-Père achève son propos par une prière et un souhait qui est presqu’une exhortation.

a) Prière terminale (§ 5)

Comment Jean-Paul II ne pouvait-il pas appliquer ce qu’il vient de dire et terminer en priant : d’une part, le Christ (avant-dernière phrase), d’autre part, Marie (dernière phrase).

b) Exhortation (§ 6)

Ses trois phrases s’organisent sur celle du centre, comme l’indique l’ordonnancement logique (donné plus bas) et comme nous le signifie le « en effet » de la deuxième phrase.

L’Église a pour raison d’être de révéler le mystère du Père riche en miséricorde (second phrase).

D’où deux conséquences sous forme d’une double invitation adressée à l’Église : d’une part, en négatif, à ne pas se replier sur elle-même (première phrase) et d’autre part, en positif, malgré les difficultés de notre époque (Jean-Paul II en note trois) à être de plus en plus proche de ce mystère caché de la miséricorde révélée en Jésus-Christ (troisième phrase).

Les derniers termes de l’encyclique sont donc un adroit concentré de ses thèmes centraux : la miséricorde du Père, sa révélation en Jésus, sa médiation par l’Église, sa proposition au monde qui en a tant besoin.

 

 

Conclusion

Synthétisons ce que Jean-Paul II dit de la miséricorde du Père. Par souci de clarté nous l’exprimerons sous forme de thèses. Et c’est seulement leur ensemble qui permettra d’avoir une vision un peu synoptique sur cette réalité complexe qu’est la miséricorde. L’exposé sera succinct et nous renverrons le cas échéant à ce qui fut développé chemin faisant dans l’étude analytique. Nous nous poserons deux questions : qu’est-il dit de la miséricorde ? qu’est-il dit de la miséricorde du Père ?

Par souci de pédagogie, je formulerai les propositions principales sous forme de thèses.

1) La miséricorde

a) La miséricorde est un amour d’une fidélité absolue

Une telle affirmation peut paraître banale. Il sera donc bon de l’exposer par comparaison avec d’autres formes d’amour pour en comprendre toute la radicalité et la spécificité, avant d’en voir le fondement.

1’) Exposé comparatif
a’) Première approche

Il n’est pas question de parcourir les formes principales d’amour, ce serait bien trop long. Pour simplifier, nous distinguerons trois sortes d’amour (et pour cela, nous nous aiderons d’une distinction d’Aristote (4) : l’amour utilitaire (captatif), l’amour d’amitié (oblatif), l’amour de miséricorde. Dans les trois cas, l’ amour est fondé sur le bien de l’autre, sur le bien qu’est l’autre.

– en premier lieu, l’amour captatif. Ici le bien de l’autre est ramené à moi, à l’utilité que je peux en avoir. L’autre est aimé pour ce qu’il m’apporte.

– en second lieu, l’amour oblatif (ce qu’Aristote appelle l’amour honnête, l’amour fondé sur la vertu). L’autre est aimé pour lui. Cet amour est donc un amour de don. Mais qu’est-ce qui est aimé dans l’autre ? C’est le bien qui est en lui et qui justement le rend aimable (le fait mériter d’être aimé). Mais qu’advient-il lorsque ce bien vient à manquer ou n’est plus visible ? C’est particulièrement le cas lorsqu’un des amis faute, trahit l’amitié. Il perd son droit à être aimé de l’autre. Il ne mérite plus d’être aimé. A plus forte raison, celui qui n’est pas aimable, par exemple l’homme pervers, « mauvais » ne peut raisonnablement susciter l’amitié.

– C’est justement là où intervient l’amour de miséricorde. Comme nous l’avons vu, il n’y a de miséricorde que parce qu’il y a souffrance, mal (et c’est ce que dit le mot de miséricorde : cœur face à la misère). L’amour miséricordieux est un amour qui, au delà du mal, rejoint le bien qui est dans l’être aimé. Si la miséricorde atteint l’homme par delà le mal, est un amour plus fort que le mal, cela vaut en particulier pour ce mal qu’est le péché. C’est pour cela que la forme la plus parfaite, la plus complète de la miséricorde est le pardon (n. 14, § 8 à 12).

Or, qu’est-ce qui peut pousser à un tel amour si le bien vient à manquer ? Cela paraît à la limite du contradictoire, puisque seul le bien est aimable. Cette question nous invite à l’élucidation ultime : c’est parce que l’amour était là au point de départ, lorsque le bien était présent, pas encore perdu. L’amour de miséricorde est donc un amour absolument fidèle et plein d’espérance pour le bien qui est dans l’autre. Mais comment était-il là au point de départ et pourquoi la miséricorde y demeure fidèle ? En fait, à l’origine, il y avait l’amour créateur de Dieu fondé sur la dignité de l’homme et son appel à la vie divine. Aussi l’amour miséricordieux est-il d’abord l’amour créateur de Dieu indéfectiblement fidèle à son premier dessein et qu’aucun mal ne peut détourner.

Voilà pourquoi la miséricorde ne peut qu’être un amour de fidélité au bien qui était là au point de départ et qui peut toujours se retrouver, n’est jamais définitivement perdu.

b’) Seconde approche

On comprend aussi pourquoi cette forme d’amour est encore plus radicale que les deux premières. On pourrait se représenter sous une autre forme la relation entre les trois types d’amour selon la profondeur du bien sur lequel ils se fondent. Du plus superficiel au plus radical :

– l’amour utilitaire, captatif se fonde sur un bien utile qui est dans l’autre, en général passager. Quand cesse ce bien, disparaît l’amour, même s’il existe d’autres qualités bonnes en soi, mais qui ne m’apportent rien. Par exemple, si je recherche dans la présence de la sécurité, quand je suis assez mûr pour avoir confiance en moi, l’autre ne m’intéresse plus, même si par ailleurs il possède de réelles qualités par exemple de don de lui, d’ordre intellectuel, etc…

– l’amour oblatif se fonde sur la présence de qualités objectives. Si elles viennent à disparaître, il est heureusement possible de pardonner. Mais il faut que demeure encore possible le retour de la qualité aimée. Et l’amour ne se fonde que sur le passé (voilà comment était l’autre) et sur le futur (l’autre va changer).

– l’amour de miséricorde se fonde sur un bien plus radical que les qualités que l’homme peut acquérir et de ce fait perdre. C’est le bien de la dignité humaine (et celui de fils de Dieu). Or, ce bien est indéfectible : il est lié à notre être de créature et au dessein de Dieu sur l’homme, à notre vocation, notre destinée. Et si le bien, la dignité de créature ne disparaît pas, par contre celui de fils le peut. Seul l’amour indéfectible peut nous en préserver.

Il faut que le regard discerne le bien de la personne, son être de créature. Mais cela n’est possible qu’avec la foi, même si de droit la seule raison peut y accéder. Il est d’ailleurs très significatif qu’aucun philosophe païen n’ait parlé positivement de la miséricorde de même qu’ils n’ont eu la notion explicite de la personne et de l’être (comme acte d’existence). Pour Platon [5], Aristote [6], comme pour les stoïciens, la compassion et la miséricorde sont une souffrance morale, une maladie de l’âme et une faiblesse humaine. Et même s’il est parfois nécessaire de se pencher sur l’indigent, la miséricorde est alors conçue comme dans la perspective inégalitaire si blessante qu’a fustigée Jean-Paul II. D’ailleurs, déjà S. Paul considérait comme un péché du monde païen que d’ignorer la miséricorde (Romains 1, v. 31) et S. Jean lui fait écho (I Jean 3, v. 17).

Les trois concepts d’être, personne et de miséricorde sont liés. Ce n’est pas le lieu de développer. Une philosophie comme celle de Jacques Maritain toute centrée sur l’intuition de l’être et de la personne serait très précieuse à cet égard [7].

2’) Fondement

C’est le témoignage du mystère pascal qui est l’assurance de la fidélité de l’amour du Père. En effet, par son péché, l’homme avait été atteint par le double mal le plus radical, celui du péché et de la mort. Or, la croix est victoire sur le péché et la résurrection victoire anticipée sur la mort. Mais le mystère pascal naît du dessein d’amour du Père, a le cœur du Père pour origine. C’est donc que son amour miséricordieux est par essence amour fidèle plus fort que tout mal. On ne peut donc saisir ce qu’es la miséricorde (et le prix de la dignité de l’homme) que par une fréquentation assidue du mystère pascal.

b) La miséricorde s’exprime par une émotion de pitié et de joie

Nous retrouvons ici le second aspect, plus maternel, de la miséricorde : la dimension affective. Elle n’est pas première, puisqu’elle découle de l’essence de la miséricorde qui est amour toujours fidèle au bien radical de la personne, mais elle n’est pas secondaire.

En effet, la miséricorde naît du cœur présent à la souffrance d’autrui. Une double émotion naît donc : lorsque le bien d’autrui est absent, celui qui fait miséricorde a pitié ; mais lorsqu’autrui réintègre son bien, advient la joie, proportionnelle à la valeur du bien perdu. Ces deux affects sont comme le cachet de toute miséricorde, en particulier la joie, car Jean-Paul II y insiste particulièrement.

Et c’est cette double émotion (mais principalement la joie) que nous retrouvons chez le père dans la parabole de l’enfant prodigue : son témoignage est nécessaire pour compléter celui de la croix, car sans lui nous ne saurions pas quelle émotion habite toute miséricorde. Dieu est donc joyeux, du fait de sa miséricorde [8].

Il serait donc erroné de s’imaginer que l’exercice de l’amour miséricordieux soit froid et insensible : déjà en Dieu, il implique une joie immense, quoique celle-ci n’existe en Dieu que spirituellement, sans manifestation matérielle, sauf à titre métaphorique (comme lorsque l’on parle de la colère de Dieu). A bien plus forte raison, la miséricorde humaine n’est pas plénière sans cette dimension affective maternelle, sans cet engagement de toute l’affectivité sensible et volontaire (car l’homme est corps et âme).

c) La miséricorde est un amour bilatéral

Il est double

1’) Exposé

Nous renvoyons notamment aux développements du n. 8, § 4 et 5, du n. 14, § 3. Nous y avons vu combien ce point est capital et riche d’applications concrètes. Notamment, il interdit que la miséricorde soit une relation de supérieur (qui fait miséricorde) à subordonné (qui reçoit la miséricorde). Cette conception n’est qu’une caricature de la miséricorde, qui n’est malheureusement que trop répandue. Il faudrait relire le merveilleux sermon de Pagnol des Prémontrés.

2’) La cause

Et d’abord anthropologique, car accueillir la miséricorde suppose une ouverture, donc un amour de celui qui fait miséricorde et ainsi fait que celui même qui fait miséricorde est précédé par un amour. Mais c’est l’exemple du Christ qui surtout permet de saisir la nécessité de cette bilatéralité. Ici nous trouvons une idée originale et très porteuse.

En effet, c’est la méditation du Christ en croix quêtant notre compassion qui peut nous faire comprendre combien la miséricorde ne peut être exercée que si d’abord elle est reçue, voulue par qui en bénéficie. Par ailleurs, le disciple n’étant pas plus grand que le maître, si le Christ lui-même a eu besoin de miséricorde, tout homme de même doit l’accueillir avant de la redonner : Marie n’a pu être une telle Mère de miséricorde pour tous les hommes que parce qu’elle a chanté chaque jour de sa vie combien la miséricorde du Seigneur avait été grande pour à elle.

 

« Si Jésus est devenu pour nous ‘un grand-prêtre miséricordieux et fidèle’ (Hébreux 2, v. 17), c’est parce qu’il a partagé notre condition d’homme, avec ses épreuves et ses souffrances ». C’est pour cela que « la miséricorde chrétienne n’est pas une attitude protectrice ou paternaliste. Elle est la conscience du partage de la faiblesse humaine et de toutes les douloureuses limites de notre condition [9] ».

3’) Les conséquences

Là encore, l’histoire le confirme, on ne peut saisir la bilatéralité de la miséricorde de manière définitive qu’en climat chrétien.

Une autre conséquence est la relation qui existe entre la justice et la miséricorde. Là aussi nous renvoyons aux développements du n. 5, § 6 et surtout du n. 14, § 4. A noter que la justice et la miséricorde sont toutes deux des manifestations, des réalisations de l’amour : la justice est l’amour qui se donne selon la « mesure » qui est due. Mais alors que la justice de Dieu est toujours l’expression d’amour, souvent la justice humaine est dénuée d’amour. De plus, la justice divine étant amour, est parfaitement juste, elle remplit exactement la mesure (et la dépassant, elle devient la gratuité de la miséricorde) : l’illustration par excellence est la croix qui « compense » absolument le péché. Rien à voir avec nos compromissions, nos tentations perpétuelles de ne pas rendre selon la mesure exacte (nous « rognons » continuellement : arrivant en retard à la messe, combinant pour payez moins que prévu, etc.)

Concrètement, le fait que le Christ mendie l’amour, la miséricorde de chaque homme est riche d’un grand enseignement. En effet, il est certain que l’homme qui va faire miséricorde au Christ le fera à sa manière, avec sa générosité mais aussi, à l’instar de ses autres amours adressés aux hommes, ses maladresses, ses complaisances, ses retours sur soi volontaires ou conscients. Or, le Christ les accepte comme ils sont, sans reprocher leur imperfection, sans les comparer à l’amour de sa Père qui seul fut parfaitement miséricordieux, non seulement sans égoïsme caché, sans révolte, mais aussi totalement accueillant à sa signification salvifique. Voilà la raison la plus profonde qui doit nous motiver à accepter d’être totalement aimé par autrui : sans lui reprocher parfois sa manière maladroite.

Le Christ en croix guérit tous nos refus de nous laisser aimer et tous ces secrets orgueils qui nous font refuser l’amour de l’autre parce qu’il ne correspond à notre attente. C’est maintenant que nous pouvons pleinement comprendre combien la miséricorde est un acte bilatéral : elle n’est pas qu’un donner, mais aussi un accueil (donc une ouverture, un engagement de liberté et d’amour) du don de l’autre, dans sa générosité et dans sa pauvreté, à l’imitation de ce que le Christ a fait pour chacun de nous.

Écoutons et laissons-nous toucher par cette belle exhortation de Roger Schultz : « Laissez descendre le Christ jusqu’aux profondeurs de nous-mêmes, dans ces régions de notre personne qui ne sont pas encore habitées et qui refusent ou qui sont dans l’impossibilité d’adhérer au Christ. Il pénétrera les régions de l’intelligence et du cœur, il atteindra notre chair jusqu’aux entrailles en sorte que nous aussi nous ayons un jour des entrailles de miséricorde (Col 3, 12) [10] ».

Certaines écoles de psychothérapie américaine (comme la Reality Therapy) estiment que l’homme est habité par deux besoins fondamentaux : celui d’aimer et celui d’être aimé, et que le manque de réalisation des ces deux demandes est la raison la plus profonde de ses troubles psychiques. Si cela est vrai, on comprend la place que la miséricorde est appelé à jouer dans la structuration de la personne, puisque la bilatéralité de la miséricorde correspond à cette double face : active (aimer) et réceptive (être aimé, ou mieux : se laisser aimer).

d) Synthèse

Ces trois notes permettent de voir dans la miséricorde un amour bilatéral, plein de joie ou de pitié, plus fort que le mal, car il est fondé sur la fidélité à la dignité de la personne d’autrui.

Or, classiquement, on définissait la miséricorde comme une tristesse née du spectacle de la souffrance de l’autre aimé (on ne souffre pas d’un mal affligeant quelqu’un que l’on n’aime pas). On voit ainsi que l’ancienne définition est intégrée dans la nouvelle approche de Jean-Paul II, enrichie et prolongée.

2) La miséricorde du Père

a) La miséricorde est le premier attribut du Père

Nous renvoyons au développement du n. 13, § 1. Cela signifie donc que le Père se révèle le plus profondément comme amour et qu’il est amour (alors que l’homme a, éprouve de l’amour, sans jamais pouvoir dire qu’il est amour). En effet, pourquoi le Père est-il si infiniment miséricordieux, toujours fidèle ? Certes la raison est en l’homme et sa dignité ; mais qu’en est-il lorsque celle-ci est perdue par son péché ? Le fondement ultime de cette fidélité ne peut donc être qu’en Dieu et si Dieu ne peut qu’être fidèle, c’est que son être même est amour, miséricorde. On ne peut rien trouver d’autre en lui ; notre être d’homme est mêlé de bien d’autre choses ; si nous « traversons » Dieu de part en part, pourrait-on dire, si nous l’explorons en tous son être, en toutes ses manifestations (ce que l’on appelle théophanie), nous ne pouvons lire que de l’amour. Faites un jour l’expérience de lire une scène d’Évangile en ajoutant à chaque geste, chaque parole du Christ : et Jésus m’aime (cf. Gal 2, v. 20), non pas en général, mais il m’aime, moi, particulièrement. Car rien de ce que fait le Christ n’a d’autre sens que d’exprimer de quel amour son Père et lui nous entourent.

Déjà le Bouddha disait : « La plus grande des vertus est la compassion [11] ». Certes le sens n’est identique à celui que nous donnons, mais sans doute l’Orient notamment bouddhiste aurait à nous enseigner sur cette universelle compassion qui est l’une des « Nobles Vérités » fondamentales.

b) La miséricorde du Père est un amour créateur

Alors que la miséricorde humaine se contente de rejoindre le bien de la dignité de l’homme, la miséricorde divine le recrée. C’est tout ce que nous enseigne la parabole de l’enfant prodigue : dès que l’homme a accepté de recevoir sa dignité perdue et même seulement reconnaît l’avoir perdu, le Père qui seul peut la redonner, rétablit le fils dans son premier état. Bouleversant témoignage qui traverse toute l’encyclique.

Annexes

1) Judas et la miséricorde de Dieu en Jésus

Un des exemples les plus stupéfiants de la miséricorde de Dieu est celle qu’il exerça à l’égard de Judas : « Si Judas s’enfuit dans la nuit (Jn 13, 2-30), c’est que Satan est en lui. Mais Judas emporte dans sa main un terrible mystère, le morceau de pain du Repas du Seigneur (c’est l’opinion de Saint Ephrem, Saint Jean Chrysostome, Saint Ambroise, Saint Augustin, Saint Jérôme). Ainsi l’enfer garde dans son sein une parcelle de lumière, ce qui répond à la parole : ‘La lumière luit dans les ténèbres’. Le geste de Jésus désigne le dernier mystère de l’Église : elle est la main de Jésus offrant sa chair et son sang ; l’appel s’adresse à tous, car tous sont au pouvoir du Prince de ce monde [12] ». En effet, quel amour le Christ manifeste à l’égard de Judas, et déjà envers l’incrédule Pierre (Jean 13, v. 6-11, donc dans la même scène) : car le Christ « est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reconnu » (Jean 1, v. 13). Aussi ce qui change dans cette scène de Jn 13, ce n’est pas les disciples (Judas y compris), mais « la différence tient à Jésus ; il doit aimer davantage ses témoins privilégiés du fait même de leur incompréhension persistante, de la trahison déjà consommée et du reniement lucidement prévu ». Le Christ aime donc ses disciples jusqu’à la fin, comme il est dit au v. 1, mais « fin » signifie « jusqu’à la plénitude, jusqu’à l’achèvement » et non pas jusqu’au terme temporel, la mort. Ainsi Jean nous décrit le Christ seul avec le Père (16, v. 32) : l’amour qu’il communique, il ne le communique pas malgré l’incompréhension, la trahison, l’incroyance et le reniement, mais dans ce péché qu’il transforme en occasion d’amour plus grand. Sans cela l’amour serait-il parfaitement achevé [13] ? ». Aussi « dans cette optique, Judas est l’objet d’une prédilection particulière parce qu’il est plus menacé ». Aussi Jésus lui donne-t-il une bouchée, geste intime signifiant tout l’amour du Christ pour lui. [14]

2) Saint Joseph et le Père, riche en miséricorde

Parlons de ce modèle par excellence du Père miséricordieux que fut pour nous S. Joseph. Mettons-nous à l’écoute de Jean-Jacques Ollier :

 

« L’admirable saint Joseph fut donné à la terre pour exprimer sensiblement les perfections adorables de Dieu le Père. Dans sa seule personne il portait ses beautés, sa pureté, son amour, sa miséricorde et sa compassion. Un seul saint est destiné pour représenter Dieu le Père tandis qu’il faut une infinité de créatures, une multitude de saints pour représenter Jésus-Christ ; car toute l’Église ne travaille qu’à manifester au dehors les vertus et les perfections de son chef adorable et le seul saint Joseph représente le Père éternel ». Le Père « s’étant choisi ce saint pour en faire sur la terre son image, il lui donne avec lui une ressemblance des sa nature invisible et cachée et, à mon sens, ce saint est hors d’état d’être compris des esprits des hommes… » hormis par la foi [15].

Pascal Ide

[1] Pour plus de détail, cf. Jean-Paul II, Homélie de la messe, Paray-le-Monial, 4 octobre 1986. Cf. aussi n. 14, § 13 où on retrouve à titre d’allusion.

[2] Dominique Lapierre, La cité de la joie, Paris, Robert Laffont et France-Loisirs, 1985, p. 262.

[3] Ibid., p. 261.

[4] Abrégé de morale catholique, Paris, Desclée, 1987, p. 201 à 204.

[5] Platon, Lois, L. XI, 926 e et 936 b.

[6] Aristote, Rhétorique, L. II, ch. 8-9 et Aristote, Ethique à Nicomaque, L. II, ch. 4.

[7] Yves Floucat, « La personne et sa destinée dans la philosophie de Jacques Maritain », in Nova et Vetera, 1984/4, p. 298 à 314.

[8] S. Thomas n’hésite pas à parler de joie, bien sûr toute spirituelle, en Dieu. Cf. Somme de Théologie, Ia, q. 20, a. 1, ad 2um.

[9] Augrain, article cité dans l’introduction, c. 286.

[10] Unanimité dans le pluralisme, Taizé, 1966, p. 72.

[11] Cité par Dominique Lapierre en exergue de Plus grands que l’amour, Paris, Robert Laffont, 1990.

[12] Paul Evdokimov, L’amour fou de Dieu, Paris, 1973, p. 104.

[13] Ibid., p. 214.

[14] Nous renvoyons pour le détail à la très belle analyse que propose Yves Simoens, La gloire d’aimer. Structures stylistiques et interprétatives dans le Discours de la Cène (Jn 13-17), coll. « Analecta Biblica » n° 90, Rome, Biblical Institute Press, 1981, p. 200 à 227.

[15] Jean-Jacques Ollier, La journée chrétienne, Roger et Chernoviz, 1906, fin, cité par André Doze, Joseph, ombre du Père, Editions du Lion de Juda, 1989, p. 53. Tout l’ouvrage du Père Doze est une méditation profonde sur le mystère de Joseph et de la Saints Famille, et par delà nous montre concrètement et simplement un chemin de vie chrétienne d’une qualité exceptionnelle.

20.5.2019
 

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