La Terre comme unité dynamique 3/3

C) Interprétation philosophique

1) En épistémologie (philosophie des sciences)

Au plan épistémologique on peut considérer la science d’un point de vue statique, structural ou d’un point de vue historique, génétique. Du premier point de vue, le discours scientifique se compose de trois éléments, progressivement complexes : faits, lois, théories. Du second point de vue, l’histoire de la science montre qu’elle se développe selon un mouvement particulier et sous la motion de causes complexes. Passons rapidement en revue ces cinq éléments.

a) Les faits

Toute science commence d’abord par la collecte, patiente, parfois héroïque, des faits. Ce fut par exemple le cas des géologues qui ont rassemblé des descriptions de fonds océaniques et qui ont ainsi permis d’avoir une carte géologique de la planète le plus précise et complète possible, en surface. De même, ce fut le travail des sismologues qui permit peut à peu d’avoir une description de plus en plus précise de l’intérieur du globe. L’ensemble de ces monographies, pour fastidieuse qu’elle soit, est l’indispensable fond sur lequel lois et théories peuvent se constituer.

Ce fait est certes qualitatif, mais sa mise en ordre fut quantifiée le plus possible.

Parlant de l’article d’Isaaks, Oliver et Sykes, Allègre montre qu’il est le fruit du lent et patient labeur de fourmi des observateurs et mesureurs qui ont enfin trouvé ici « leur récompense ». En effet, « le travail systématique d’accumulation des observations naturelles, sans but théorique défini, trouve dans la tectonique des plaques une justification a posteriori [1] ».

b) Les lois

Par exemple le patient labeur d’établissement du code minéralogique dont il a été question ci-dessus relève de la loi. En effet, une loi unit, rapproche deux faits, deux concepts scientifiques ; or, ce code a permis d’établir, roche par roche, la corrélation existant entre sa composition chimique et les conditions de son apparition (pression et température). Autre exemple qui fut aussi détaillé ci-dessus : après la seconde guerre mondiale, il fut décidé de dresser systématiquement une carte du champ magnétique terrestre dans les océans. Voilà pour le temps des faits. Puis, la comparaison des anomalies magnétiques permit d’observer des régularités : les graphismes montraient ce que l’on a appelé depuis une structure en peau de zèbre, où les bandes magnétiques négatives et positives alternent régulièrement. Voilà pour le temps des lois. L’explication de ce fait demandera que l’on attende le troisième temps : celui de la théorie.

Comme toutes lois, les lois géologiques sont obtenues par induction, par généralisation et sont bien entendu soumises à critiques, à exceptions.

c) Les théories

La tectonique des plaques, soupçonnée par Wegener et démontrée notamment par les travaux de Morgan, préparés par quantités d’autres, est une véritable théorie scientifique. En effet, une théorie scientifique répond à trois critères : elle est unificatrice, explicative, prédictive. Or, tel est le cas de la théorie de la tectonique des plaques :

1’) La théorie est unificative

Déjà, la tectonique des plaques a unifié des disciplines disparates, sans nier le bien-fondé de la spécialisation. Par exemple, la théorie dériviste « fournit un cadre unifié à toutes les observatios océanographiques : magnétisme, morphologie, séismicité, flux de chaleur, répartition des sédiments [2] ». Par ailleurs, des phénomènes hétérogènes trouvent ici une explication fondée sur quelques principes généraux et très unifiés, solidaires. Enfin, Allègre insiste beaucoup sur ce point : cette théorie envisage la Terre comme un tout, comme un système dont chaque partie est nécessaire à la compréhension du tout. Peu à peu, les géologues ont compris qu’ils ne pouvaient pas se passer non seulement des conaissances des autres spécialités, mais aussi, au plan objectif, que la compréhension d’une donnée intérieure (relative à la profondeur) était nécessaire pour comprendre une donnée relative à la surface de la Terre, et vice versa. « La notion de globalité, que nous n’avions vue que sous l’angle de l’extension géographique, doit s’étendre aussi en profondeur [3] ».

2’) La théorie est explicative

À la fonction de décloisonnement des sciences trop longtemps autonomisées se joint une fonction d’explication causale. La tectonique des plaques, « cette cinématique des plaques rigides a-t-elle l’ambition de devenir la clef explicative de tous les phénomènes géologiques te géophysiques ayant lieu à la surface du globe [4] ».

N’est explicatif que ce qui tente de rendre compte de la réalité, puisque la vérité est adéquation aux faits. Or, la tectonique des plaques, comme toute théorie, ne peut avancer qu’en se confrontant aux faits qui, en retour, la confortent. Ainsi, les cartographies magnétiques des océans ont paru anarchiques et contredire la théorie du sea floor spreading que faute de mesures précises qui, une fois obtenues, ont permis de fonder l’existence de failles transformantes, celles-ci validant la théorie dériviste.

3’) La théorie est prédictive

Cette vision nouvelle

 

« fournit  […] des réponses concrètes à toute une série de questions que l’hommee se pose depuis qu’il observe sa planète. Pourquoi y a-t-il des volcans actifs en Islande, au Japon ou en Indonésie, et pas en Yougoslavie ou en Sibérie ? Pourquoi la Californie, la Yougoslavie, le Japon, l’Indonésie sont-ils ravagés par des séismes alors que l’Afrique centrale ou du sud en est exempte ? Pourquoi y a-t-il du pétrole à la fois au Vénézuela et dans le golfe de Guinée ? Pourquoi la Cordillière des Andes est-elle située au bord d’un continent alors que l’Himalaya se dresse au centre même de l’Asie ? Pourquoi existe-t-il dans l’océan ces grandes fosses de plus de 10 kilomètres (Porto Rico ou Kouriles) dans lesquelles on plonge en bathyscaphe ? Pourquoi les couches sédimentaires déposées au Brésil ressemblent-elles à s’y méprendre à celles déposées en Angola [5] ? »

 

Prenons un seul exemple : on observe que l’âge des sédiments au contact avec les basaltes croît régulièrement lorsqu’on s’éloigne de la dorsale. Or, c’est ce qu’explique la théorie d’une création de matière à partir des dorsales et d’un tapis roulant océanique.

d) Le mouvement heuristique

On l’a dit plus haut, la découverte de la théorie dériviste s’est faite en plusieurs temps. Le bel ordre : faits, lois, théories, respectant l’ordre des trois opérations de l’esprit, est en fait plus pédagogique qu’heuristique. L’expérience concrète, confirmée par les travaux des épistémologues, montre plutôt une sorte de va-et-vient constant entre hypothèses et vérifications. Précisément, précédant faits et lois, souvent nous trouvons des hypothèses qui, plus tard, si elles sont établies, deviendront des théories.

De plus, nous avons découvert que le temps de collecte des faits est décisif pour l’établissement durable d’une théorie, mais il n’est pas sans risque qu’Allègre a soigneusement souligné :

 

« Cette tendance à l’hyperspécialisation était d’ailleurs probablement nécessaire, tant les problèmes à résoudre s’avéraient difficiles, divers et importants, mais elle fait perdre de vue l’idée que l’objet central d’étude était la Terre entière, et que les divers aspects que nous venons d’évoquer avaient une logique sous-jacente. Cet état d’esprit, entretenant l’idée qu’il n’y a rien de commun entre un géophysicien et un paléontologue, entre un géochimiste et un géologue structural, va finalement constituer la barrière psychologique la plus malaisée à franchir lorsque les thèses mobilistes vont ressusciter […]. Trop occupée à résoudre ses problèmes propres, chaque discipline n’avait pas le temps de chercher quelque vision globale [6] ».

e) Les causes : grandeur et misère de la science

Lorsqu’on entre dans le détail des découvertes, on s’étonne de la part de contingence, mais aussi de mesquineries, de péchés mêmes présidant à l’élaboration de la science. La récente histoire de la découverte du rétrovirus (HIV 1 et 2) responsable du sida l’a tristement montré [7]. La géologie ne fait pas exception. Cela peut être une invitation à la prière. Plus de sainteté chez les chercheurs accélérerait indéniablement lse découvertes d’importance. La vie d’un Pasteur en est l’exemplaire l’illustration. [8]

Tel fut, par exemple, le cas de l’erreur commise par la communauté scientifique sur le canadien Morley dont on a vu qu’avec deux Anglais, Vine et Matthews, il a proposé une remarquable confirmation de la théorie du tapis roulant élaborée par Harry H. Hess. Or, dans tous les ouvrages classiques, on parle des découvertes de Vine et Matthews et non pas de Morley. À quoi cela tient-il ? Les journaux scientifiques filtrent les articles grâce à un système de trois lecteurs scientifiques ; or, la nature qui agit le plus souvent agit bien, de sorte qu’il il est rare que les trois lecteurs se trompent simultanément ; ce système fonctionne donc le plus souvent très bien et permet de garder les bons articles de sorte que l’acceptation d’un article par une excellente revue est une garantie du niveau de l’article. Or, Morley soumit son mémoire début 1963 à l’illustrissime revue anglaise Nature. Les lecteurs qualifiés le refusent. Morley s’adresse alors au Journal of Geophysical Research, autre revue de très haut niveau, qui refuse aussi. Par contre, Fred Vine et Drumond Mathews soumettent leur article à la même revue Nature vers la mi-juin 1963 qui accepte ausitôt et le publie fin 1963 ; alors, l’article de Morley est accepté mais ne paraîtra qu’en 1964, faisant croire que Vine et Mathews ont l’antériorité de la découverte.

Pourquoi une telle injustice ? Sans doute pour les mêmes raisons générales déjà épinglées qui ont tant retardé l’acceptation de la théorie plaquiste. Lors du refus de l’article de Morley, l’opinion était encore majoritairement opposée à l’explication dériviste de la peau de zèbre. Mais pourquoi l’article de Vine et Mathews est-il si vite accepté. Cela relève de la réception « miraculeuse [9] », commente Allègre, qui se contente de noter l’incohérence, d’autant que l’on n’en est pas encore au triomphe de la tectonique des plaques qui demandera encore quelques années pour être acceptée.

N’oublions pas enfin que, dans sa thèse soutenue à Strasbourg mais préparée à Lamont (au début farouchement opposée à l’explication du sea-floor spreading), Xavier Le Pichon lui-même conclura à la fausseté de la théorie du tapis-roulant !

2) En philosophie de la nature

a) Topique

L’on peut distinguer trois conceptions de la Terre :

1’) Conception mécaniste

La conception majoritaire est mécaniste. Bien que fondée sur une vision systémique, l’unité terrestre est interprétée à partir des mécanismes élémentaires.

2’) Conception moniste
a’) Présentation fictionnelle

Sous forme ludique, on la trouve présente dans une nouvelle de Conan Doyle, plus connu pour être l’auteur de Sherlock Holmes [10]. Son héros, le professeur, truculent, arrogant et caractériel, George Edward Chalenger compare la terre à un oursin, puisque tous deux ont la même forme. Mais « une créature vivante a besoin de se nourrir. Où le monde pourrait-il satisfaire son gros ventre ? » Réponse : « La terre broute circulairement dans les champs de l’espace ; pendant qu’elle se déplace, l’éther passe continuellement à travers son écorce et pourvoit à sa vitalité ». Puis, poursuivant son analogie avec l’oursin : celui-ci ne se rendrait nullement compte que de minuscules animalcules vivent à sa surface. La terre pas plus. Aussi, dit le mégalomane Challenger [11], « je me propose de faire savoir à la terre qu’il existe au moins une personne, George Adward Challenger, qui sollicite son attention… qui, en vérité, insiste pour retenir son attention ». Comment cela ? l’animal, « sous sa croûte protectrice, est tout nerfs et sensibilité ». Il suffit donc de percer l’écorce terrestre. Précisément, Challenger a fait un trou de 13 200 mètres. [12]

Lorsque l’on arrive, la surface du derme terrestre mis à nu n’est pas homogène, mais varie « constamment de forme et de taille » ; elle évoque « de la peau d’animal [13] ». L’aiguillon perce le derme, précisément, un des ganglions nerveux :

 

« nos oreilles s’emplirent du plus horrible hurlement qui eût jamais été entendu. Personne, parmi des centaines qui s’essayèrent à décrire ce cri, n’y réussit tout à fait. C’était un mugissement dans lequel la douleur, la colère, la menace, et toute la majesté outragée de la nature se donnaient libre cours et se mêlaient dans un hurlement sinistre. Il dura une bonne minute : imaginez mille sirènes hurlant ensemble. La foule était paralysée. Le hurlement persistait avec fureur et férocité. […] Aucun son dans l’histoire n’a jamais égalé la plainte de la terre meurtrie [14] ».

 

La terre réagit promptement :

 

« Des entrailles de la terre jaillirent d’abord les cages d’ascenceurs. […] Puis vint le geyser, sous la forme d’un énorme jet d’une mélasse grossière qui avait la consistance du goudron, et qui grimpa jusqu’à six cent mètres. […] Puis le puits se combla et se referma. De même que la nature cicatrise lentement une plaie de bas en haut, de même la terre bouche avec une rapidité extrême les déchirures qui peuvent être faites à sa substance vitale [15] ».

 

Et l’effet concerne toute la terre :

 

« Il est notoire que l’effet de cette expérience a été universellement ressenti. Certes, nulle part en dehors du point précis où elle fut piquée, la planète blessée n’émit un hurlement pareil ! Mais par son comportement général elle se révéla une entité. Elle cria son indignation par toutes ses fissures, par tous ses volcans. Hekla gronda, mugit, et les Islandais redoutèrent un cataclysme. […] Même au Mexique et dans l’Amérique centrale la colère plutonnienne se manifesta [16] ».

 

L’auteur manifeste ainsi l’unité de la terre.

Cela signifie aussi que la Terre est un animal, puisque l’animal est le premier vivant à sortir du silence et à percevoir la douleur.

b’) Présentation rigoureuse

Un auteur écrit dans un mémoire lu à l’Académie, en 1742 : « la terre [a] comme ses entrailles, et ses viscères, ses philtres, ses colatoires. Je dirais même quasi comme son foie, sa rate, ses poumons, et les autres parties destinées à la préparation des sucs alimentaires. Elle a aussi ses os, comme un squelette très régulièrement formé [17] ». Au fond, explique Bachelard, les hommes sont habités par « cette idée vague et puissante, […] celle de la Terre nourricière, de la Terre maternelle, premier et dernier refuge de l’homme abandonné [18] ».

On peut constater, non seulement dans une littérature de type Nouvel Age mais dans le langage courant, une tendance à attribuer le qualificatif vivant ou certaines opérations vitales à des êtres qui sont manifestement inertes : « eau vive », « la vie des étoiles », etc. Ce qui est expression banale, qui ne fait sursauter personne en vient à être doctrine systématisée et argumentée (osons dire : idéologie) chez les partisans de la Deep Ecology.

Cette dernière dérive n’est-elle pas le fruit des inconséquences ou du rédutionnisme post-cartésien qui a identifié le monde minéral et la matière au passif. Là encore, on en trouve une trace sémantique dans l’identification de l’inorganique et de l’inerte ; or, on sait que le terme inerte est négativement connoté. Certes, le cartésianisme réagissait contre un dynamisme scolastique décadent plus verbal qu’expérimental ; certes, la science physique est née avec la mécanique et, au point de départ, la mathématisation ne pouvait ni formaliser le dynamisme inhérent à la matière ni rendre compte de la hiérarchie des systèmes.

Non seulement la Terre est considérée comme vivante, mais elle est spontanément sexuée :

 

« Toute travaille pour la terre, et la terre pour ses enfants, comme mère qu’elle est de toutes choses ; il semble même que l’esprit général du monde aime plus la terre que tout autre élément ; d’autant qu’il descend du plus haut des Cieux où est son siège et son trône royal, parmi ses palais azurés, dorés, émaillés d’une infinité de diamnts et escarboucles pour habiter dans les plus creux cachots, obscurs et humids cavernes de la terre ; et y prendre le corps le plus vil et le plus méprisé de tous les corps qu’il sache produite dans l’Univers, qui est le sel de la plus crasse partie, duquel la Terre a été formée [19] ».

3’) Conception organisée
a’) Exposé l’hypothèse Gaïa

Pour les Grecs, Gaïa était la Terre et avait les attributs d’une déesse mère. C’est dans cette continuité que s’inscrit les développements de James Lovelock, chercheur anglais réputé, F.R.S. (Fellow of the Royal Society) qui sont les initiales les plus convoitées par les scientifiques britanniques.  « Mon père a vu le jour en 1872, au sud de Wantage. C’était un excellent jardinier, qui en outre adorait son métier. C’était aussi un homme bon. Je me souviens qu’il sauvait des guêpes qui étaient tombées dans la tonne d’eau. Il me disait : « Elles ont un rôle à remplir, tu sais », puis il m’expliquait qu’elles contrôlaient le nombre de pucerons sur les pruniers et qu’elles méritaient bien en récompense une partie de la récolte [20] ». Physicien astucieux, Lovelock a inventé, dans sa jeunesse, divers instruments scientifiques pour lesquels il a déposé un brevet. Depuis, avec les confortables revenus qu’il en tire, il s’est installé dans un moulin du xviiie siècle entre le Devon et les Cornouailles où il a fait aménager un laboratoire qui lui permet de simuler les caprices de Gaïa.

L’homme n’a pas la stupidité de dire que la Terre est vivante. James Lovelock, médecin, cybernéticien et biologiste, a émis l’hypothèse selon laquelle la Terre constitue une entité une. Le bras de levier de sa thèse est emprunté à la cybernétique : la Terre est un système auto-régulé qui fonctionne comme une entité une. En effet, chez elle toute modification locale de l’environnement retentit sur la totalité et autorise une permanence du tout : une information d’une partie est apportée à une autre et modifie son comportement. Prenons une expérience célèbre montée par Lovelock pour le manifester, le « monde des marguerites ». Sur une planète, on sème un mélange de marguerites claires et foncées qui ne différent que par leur besoin de lumière : les foncées absorbent davantage de lumière que les claires et en reflètent moins ;  elles retiennent donc plus de chaleur ; or, cela favorise la croissance ; si donc la planète est froide, les marguerites foncées vont s’étendre progressivement des régions tropicales où elles ont vu le jour jusqu’aux régions plus froides qu’elles réchauffent. Or, la lumière augmente progressivement sur la jeune Terre, au début. Il fera donc trop chaud pour les marguerites foncées et les claires se retrouvent favorisées : elles refroidissent leur environnement. Et bientôt, les foncées prendront leur revanche. Les marguerites claires et foncées jouent donc le rôle d’un thermostat et tendent à maintenir constante la température de l’environnement. Elles corrigent spontanément les perturbations fortuitement, et même délibérément introduites. Lovelock a multiplié les expérimentations et établi inductivement ce qui, pour lui, n’était qu’hypothèse, à savoir que la Terre règle automatiquement son environnement, donc les conditions de vie.

Or, la cybernétique a montré que, même constitué de parties différentes, un être à régulation interne, c’est-à-dire un être soumis aux lois cybernétiques, est doué d’une réelle unité. Plus encore, les processus d’autorégulation génèrent une stabilité du tout malgré les fluctuations du milieu. Voilà pourquoi la Terre est une. Il faut une « conversion » de l’intelligence pour le percevoir : cela suppose que l’on passe d’une conception substantialiste à une conception relationniste (et non pas relativiste), ainsi que l’a montré Edgar Morin. De prime abord, ne sont un que les êtres substantiellement un ; mais il est incontestable qu’un comportement cybernétiquement régulé fait collaborer les parties au tout, selon un plan unifié.

b’) Réception. Topique

La communauté scientifique fut mitigée. Certains, comme le biologiste Lynn Margulis, a accueilli l’idée avec enthousiasme et fécondité [21]. Lewis Thomas n’hésitait pas à dire que les idées de Lovelock « pourront peut-être un jour être reconnus comme l’une des discontinuités majeures de la pensée humaine [22] ». Un autre scientifique, le cosmologue Freeman Dyson, adhérant au concept Gaïa, écrivait : « Le respect de Gaïa, c’est le commencement de la sagesse [23] ».

En revanche, d’autres chercheurs furent gênés d’une part par le caractère téléologique de la notion de Gaïa et le langage presque mystique de son créateur (à commencer par le choix régressif de la déesse mythologique Gaïa : cela fait-il sérieux ?). Je refuse la première critique ou plutôt je demande qu’on évalue alors toute la cybernétique qui, fait incontestable, est une preuve en acte de l’impossibilité de résoudre les processus naturels à un emboîtement de causes efficientes. Quant à son style, Lovelock l’a corrigé et tenté de montrer que sa théorie était réellement scientifique.

Mais une autre critique fut émise par les écologistes qui ne critiquent pas tant le concept que ses conséquences : à trop insister sur les vastes possibilités d’auto-régulation de la Terre, ne risque-t-on pas de la croire invulnérable, capable de réagir positivement à toute agression humaine ? De ce fait, de déresponsabiliser l’homme ? En fait, Lovelock s’est révélé un défenseur acharné de l’environnement. C’est lui qui a parlé des trois C mortels qui saccagent la campagne anglaise : cars, cattle, chain saw (voitures, bétail et tronçonneuses).

c’) Evaluation critique propre

L’évaluation du fondement cybernétique demande une étude à part. Notamment, on ne saurait substituer l’unité relationnelle à l’unité substantielle, sans une révolution métaphysique aux effets incontrôlables. En revanche, la cybernétique enrichit indéniablement notre vision du vivant. Il faudra y réfléchir.

La thèse est vraie. Il est capital, et sur le plan spéculatif et plus encore sur le plan pratique de penser l’homme non pas seulement comme maître de la nature, mais d’abord comme participant, c’est-à-dire, étymologiquement, faisant partie, constituant une des parties de la nature et précisément de l’entité Terre. Reconnaissons que la conception cartésienne de la relation entre nature et esprit n’y a guère aidé. L’homme ne peut être un bon gérant de la Terre que s’il accepte d’en être aussi un commensal.

Par ailleurs, l’unité Terre est un universel concret, faisant face à un autre universale concretum qu’est le Soleil auquel les Anciens ont longtemps attribué la seule valeur active.

Lovelock voit dans les réactions négatives éprouvées par les personnes à la destruction de la Terre un signe de son unité. L’argument est affectivement puissant, mais rationnellement controuvé. « Les angoisses que maintes personnes éprouvent à la vue des dunes, des marais salants, des forêts et même des villages qui sont brutalement détruits et supprimés de la surface de la Terre par les bulldozers sont on ne peut plus réelles [24] ».

Un tel argument introduit directement à la Deep Ecology pour qui il n’existe qu’une Pollution : l’homme ! Que vaut-il d’ailleurs devant la totale absence de réaction face aux pollutions peu spectaculaires, au massacre des moustiques, des horties, des serpents ou des araignées ? L’argument oublie le poids du conditionnement culturel et la valeur de l’intelligence.

Les conséquences de la thèse semblent outrepassées celle-ci. C’est toujours l’esprit, l’intelligence qui est mise à mal. D’abord, pour l’auteur, toute régulation cybernétique implique la mise en œuvre d’une intelligence.

 

« L’opération d’hoémostasie, que ce soit dans le cas d’une cellule, d’un animal ou de l’ensemle de la biosphère, se déroule en majeure partie de manière automatique, pourtant il convient d’admettre qu’une forme quelconque d’intelligence est nécessaire même au sein d’un processus automatique pour interpréter de manière correcte l’information recueillie au sujet de l’environnement. […] En fait, tous les systèmes cybernétiques sont intelligents dans la mesure où ils doivent fournir la bonne réponse à au moins une question [25] ».

 

Certes, il existe tout un spectre d’intelligence, qui s’étage des organismes les plus rudimentaires (voire de l’homéostasie d’un four électrique) jusqu’à la pensée consciente. Mais celle-ci n’ajoute guère que « la possibilité additionnelle d’anticipation cognitive [26] ».

Prenons l’exemple de la baleine dont on sait qu’elle est douée du plus gros cerveau sur la terre. L’auteur énonce alors une hypothèse : « Il paraît probable que les cachalots utilisent leur cerveau, peut-être à des niveaux de pensée qui dépassent notre compréhension ». Voilà la première argumentation non-réfutable : « La cause originale de leur développement peut être spécifique, mais, dès qu’ils existent, d’autres possibilités ne manquent pas d’être exploitées ». Et voici la seconde :

 

« En tant qu’espèce collective capable d’emmagasiner et de traiter de l’information, nous avons sans doute dépassé depuis longtemps la baleine. Nous avons cependant tendance à oublier que rares sont ceux d’entre nous qui, sur un plan individuel, sont capables de transformer du minerai de fer en une barre, et plus rares encore sont ceux qui seraient en mesure d’utiliser les barres pour en fabriquer une bicyclette. La baleine, en tant qu’entité individuelle, possède peut-être une capacité de penser à des niveaux de complexité qui dépassent notre compréhension, et il n’est pas impossible que parmi ses inventions mentales se situe la spécification complète d’une bicyclette ; mais en disposant pas des outils, de l’art et de la réserve permanente du « savoir-faire », la baleine ne serait pas libre de transformer de telles pensées en objets concrets [27] ».

 

Ce second argument est tout aussi infalsifiable : l’hypothèse est vraisemblable, stipule-t-il, aussi construit-il sa théorie dessus ; néanmoins elle est invérifiable.

Cette négation de la spécificité de l’intelligence se retrouve dans la disparition de la liberté et de la personne :

 

« Cette nouvelle relation entre l’homme et Gaïa n’est pas encore pleinement établie : nous ne sommes pas encore une espèce vraiment collective, enfermée et domptée, partie intégrante de la biosphère, comme nous le sommes en tant que créatures individuelles. Il se peut que la destinée de l’humanité soit d’être apprivoisée, de sorte que les forces féroces, destructrices et cupides du tribalisme et du nationalisme se fondent en un besoin compulsif d’appartenir à la communauté de toutes les créatures qui constituent Gaïa [28] ».

 

Cette dernière réflexion est passionnante à plusieurs titres. L’auteur, dans la plus pure lignée New Age, préfère la disparition de la liberté au bonheur [29]. Par ailleurs, elle révèle un profond mépris pour la personne unique et irrépétable. Elle montre aussi la tentation d’un modèle sinon panthéiste, du moins pan-animiste. Enfin, pessimiste, elle voit dans la collectivisation de l’homme, le seul remède à la violence, comme l’adjonction d’eau douce qui diminue sans annuler la salinité d’une eau trop salée. Comme si, au contraire, quelques âmes noires et résolues, ne suffisaient pas à pervertir toute une colectivité ; comme si, en revanche, quelques saints ne pouvaient pas

Ce nivellement de la création est en fait une conséquence directe d’une cosmologie strictement relationniste. Elle partage avec la vision quantitative l’incapacité à penser la hiérarchie qualitative ou substantielle des êtres. À cette raison métaphysique s’ajoute une raison anthropologico-éthique : l’identification de l’homme à la violence. Toute suprématie de l’homme conduit à une main-mise tyrannique sur les biens de la nature. Il suffit de relire son histoire pour le voir. Y participe une relecture erronée de la Genèse. Malheureusement, c’est confondre une multiplicité de faits avec une nécessité de nature. Le (très problématique) fréquent n’est pas l’universel.

d’) Remarque finale

Cette idée, originalement mise en scène et compréhensible à l’époque de sir Arthur Conan Doyle, serait aujourd’hui saugrenue. Pourtant, on retrouve aujourd’hui des affirmations très voisines : « La terre, déclare Claude Allègre, apparaît comme une entité vivante, changeante, dont on ne peut comprendre la physiologie qu’en l’étudiant globalement [30] ». Certes, elles ne tirent aucunement à conséquence sur la validité du discours scientifique. Allègre n’est pas suspect de transformer la géologie en une physiologie pétrifiée.

Mais sa confusion est-elle seulement métaphorique ? Notre mise au point n’est-elle que verbale ? Il n’est pas si sûr. En effet, sur quoi repose cette ambiguïté ? Sur l’identification entre vie et mouvement (intérieur, s’entend) : il y a là comme un écho de l’axiome grec vita in motu. Le prouve, au seul plan grammatical, le rapprochement des deux termes « vivante » et « changeante » dont le second semble le doublet et comme le synonyme du premier. Mais, et saint Thomas le montre très bien, l’être inerte est aussi doué d’un mouvement et d’un mouvement dont le principe, pour être partiellement externe, est aussi interne. De manière plus générale et dialectice, les êtres inertes font partie des êtres naturels ; or, la nature est principe intrinsèque de mouvement et de repos. Preuve prochaine :

Répétons-le : Allègre n’ignore rien de la distinction existant entre inerte et animé ; mais il n’est pas certain qu’il soit apte à correctement les différencier du point de vue dynamique. C’est là où un peu de philosophie de la nature n’est peut-être pas inutile pour quitter le plan de la métaphore et accéder au concept…

b) Qu’est-ce que la Terre ?

Après avoir traité de l’objet formel, de la perspective, traitons de l’objet matériel, du contenu.

1’) La Terre comme tout unifié

Allègre développe ce thème dans tout son ouvrage : « La Terre est un système, au sens moderne de la logique des systèmes [31] ». Et plus loin, il souligne le grand acquis de la nouvelle vision apportée par la théorie dériviste : « la Terre est une immense machine à la dynamique complexe, au visage constamment changeant et renouvelé, mais dont on ne comprendra le fonctionnement que si l’on l’étudie globalement. C’es ce qu’on appelle la perception d’une globalité terrestre. Les scientifiques prennent alors conscience qu’ils ne peuvent restreindre leurs recherches à telle ou telle région particulière, sous peine de ne rien comprendre à son évolution, mais qu’ils doivent s’intéresser à la Terre entière [32] ». Ici, le discours scientifique doit épouser la réalité, l’ens rationis se fonder sur l’ens reale : de même que la Terre est une, de même les sciences de la Terre doivent-elles finir par se coordonner et refuser le cloisonnement qui empêche de penser cette totalité.

Or, la pensée cartésienne, notamment la science nous a plus appris à analyser qu’à penser systémiquement. Certes, le quatrième règle du Discours de la méthode est la synthèse. Mais synthèse n’est pas système : la synthèse est un acte de la pensée qui recueille la diversité des étapes de son parcours en une vision synoptique ; le tout est toujours postérieur aux parties. Le système, lui, est une propriété de l’objet contemplé et pas seulement du sujet discourant. D’emblée la pensée systémique regarde la réalité en mettant en connexion ses différentes parties : elle considère le tout avant les parties. Cela manque de précision.

2’) La Terre comme être historique

La Terre est en devenir, s’inscrit dans le temps. Petit à petit, l’étude des sciences de la nature a intégré la dimension historique, ce qui n’a pas été sans révolution intellectuelle. Le dix-neuvième siècle fut le grand siècle où l’histoire fut élevée au statut de « science » et où, par exemple, l’histoire des animaux sort de son état descriptif pour devenir une discipline rigoureuse, gouvernée par des causes. La géologie n’a pas échappé à ce sort, mais un siècle plus tard la grande révolution introduite par Charles Darwin. En tout cas, le détail de cette histoire, notamment les résistances acharnées de cet adversaire irréductible et… immuable du mobilisme que fut Harold Jeffreys (dont la mentalité fut peut-être trop marquée, voire blessée par la mathématisation prématurée des sciences de la Terre) [33] montrent combien le mobilisme, le dérivisme n’est pas connaturel à un esprit marqué par l’immobilité de l’universel ? Doit-on aussi voir là une marque d’un progressif équilibre (plus que victoire) entre l’esprit grec qui est toujours en quête d’essences intemporelles et l’esprit juif qui guette la trace du divin dans les méandres de la contingence ? A cette résistance se joint aussi ce que nous venons de dire sur la difficuté à penser la terre comme un tout.

On objectera volontiers qu’au siècle dernier, le géologue n’ignorait pas le temps. En fait, il y a deux sortes de temps : circulaire et linéaire. Dans la « vision préwegenérienne, le concept du temps était évidemment cyclique, comme l’était la vision du temps des anciennes civilisations, que ce soit celle de l’Egypte, dont le calendrier perpétuel était calibré par le retour annuel de la crue du Nil, ou celui des Chinois Tchéou pour qui le rythme immuable de la période champêtre succédant à la période hivernale devait bientôt se traduire par l’alternance du Yin et du Yang, représentation temporelle cyclique et dualiste du Tao ». En regard, « à partir de Wegener, le temps géologique devient vectoriel, unidirectionnel [34] ». Les cycles géologiques se répètent, mais ne se ressemblent jamais : la théorie de la tectonique des plaques nous apprend que tout, sur Terre, est renouvellement permanent.

3’) La Terre comme être contingent

Tout proche de cette question d’une fixité est celle de la contingence de la Terre. De prime abord, eu égard au sens commun, la Terre semble fixe et nécessaire : non seulement l’homme ne la vit pas comme mobile (animée d’un double mouvement de rotation journalienne sur elle-même et de translation annuelle autour du soleil) mais comme stable, mais, se fondant sur cette stabilité qui fait la profonde vérité phénoménologique du système géocentrique, ptoléméen, ainsi que sur sa pérennité (la Terre me précède de beaucoup et me succédera aussi de beaucoup), l’homme a confiance dans ce globe qui est, pour lui, la représentation et le symbole efficace du stable, du déterminé et donc du nécessaire.

Or, cette image commune est, depuis peu mis à mal. Elle procède d’un double déplacement, pour autant qu’on puisse en juger. Tout d’abord, la Terre est vue comme une unité, une globalité. Ce n’est probabement pas un hasard si la révolution dans les sciences de la Terre que nous avons essayé de décrire est contemporaine de la conquête spatiale dont l’un des résultats fut la vision de la « petite planète bleue » : les premiers astronautes américains à mettre le pied sur la lune, Armstrong et Aldrin, furent saisis par ce « lever de Terre ». Or, cette vision unitaire acutisa la prise de conscience de sa fragilité, de ce que les existentialistes et les phénomélogues appellent dans leur jargon, la facticité. La vision parcellaire et partielle laisse la place à une vision unifiée, mais la vision frappé au sceau de la nécessité voire de l’éternité laisse aussi la place à une autre vision, marquée par la vulnérabilité. Certes, l’écologie est la manifestation privilégiée, spéculative et pratique, et parfois même agressive de cette salutaire prise de conscience ; mais, là encore, je pense qu’un autre phénomène a contribué à cette lucidité : la bombe atomique. [35]

4’) La distinction première en philosophie de la nature

À observer la Terre, la connaissance commune distingue spontanément océans et continents. C’est la division première que d’ailleurs confirme la création relatée au chapitre 1 de la Genèse. Une fois distingués lumière et ténèbres (le premier jour), eau d’en bas et eaux d’en haut (le second jour), il demeure à séparer les eaux et la terre ferme (le troisième jour). Or, si les deux premières distinctions intéressent encore la cosmologie et l’astronomie, la dernière concerne la géologie, les Sciences de la Terre.

Toutefois, l’on peut légitimement s’interroger sur le caractère pertinent de cette distinction : est-elle seulement de bon sens (avec tout le risque qu’elle soit une approximation grossière sur la structure réelle de la Terre) ou est-elle aussi de sens commun (au sens épistémologique défini précis) ? En effet, son objet est tout de même relativement particulier, donc soumis à la probabilité, à la contingence : analogiquement, il en est de cette distinction comme de la quadripartition des éléments en terre, eau, air et feu dont la chimie moderne nous a appris qu’elle n’était pas une différence de nature entre éléments essentiellement divers, mais une diversité d’états entre substances chimiques de même nature : solide, liquide, gazeux et magma : ici, la différence de bon sens n’est pas de sens commun et se trouve contredite par la science chimique. Or, il se trouve que les différentes disciplines géologiques n’ont cessé de confirmer cette prime distinction entre océans et continents : la propagation des ondes sismiques est différente dans le sous-sol des continents et des océans ; de même la discontinuité de Mohovicic se situe à une profondeur diférente : l’épaisseur de la croûte varie donc. Cette différence physique se double d’une différence chimique, donc essentielle : ainsi que nous l’avons vu, la composition des continents est acide et faite de cette roche claire qu’est le granit (SIAL), celle des océans est basique et faite de cette roche sombre qu’est le basalte (SIAM). « Ainsi apparaît, comme souvent en science, cette vérité nue, écvident aux yeux du profane, mais qui apparaît à l’expert comme une découverte : les océans et les continents sot géologiquement différents ». Et Allègre de préciser quelques lignes plus loin : « ce contraste oécan-continent est probablement la donnée la plus importante des sciences de la Terre [36] ».

La distinction océan-continent dépasse la distinction de bon sens seulement solide-liquide et peut être dite de sens commun comme révélatrice d’une distinction première et décisive. Mais encore faut-il bien l’interpréter, comme une distinction concernant non pas le plan chimique, donc microscopique, de l’élément, mais le plan géologique, donc macroscopique, de la structure globale de la Terre.

Demeure une question de philosophie de la nature : la différence continent-océan est-elle une distinction essentielle ou accidentelle ?

5’) Une distinction au plan métaphysique

Par ailleurs, d’un point de vue métaphysique, la Terre ne constitue-t-elle pas un cas privilégié de la relation de l’intériorité et de l’extériorité ? En effet, explique Claude Allègre, « la tectonique des plaques n’est que la manifestation de surface d’un phénomène plus profond et que, sans la connaissance de cette logique de l’intérieur du globe, la rigueur des règles géométriques de la surface trouve rapidement ses limites [37] ».

Or, pour le penseur suisse Hans Urs von Balthasar, en tout être s’articule un fond indicible et une manifestation qui l’exprime ; mais cette relation à jamais inépuisable fonde le mystère immanent à tout être. De ce point de vue, la Terre, dont les entrailles nous sont à jamais voilées, non seulement pour des raisons techniques, en droit, toujours surmontables, mais pour des raisons ontologiques (le globe est compact et opaque) est comme une manifestation privilégiée du caractère intrinsèquement mystérieux de l’être, même le plus évident qu’est la réalité matérielle. [38]

6’) Un premier moteur terrestre ?

Ce besoin d’avoir un premier moteur fixe a pour une part motivé l’acceptation de la théorie des hotspots.

7’) La Terre vue du don

Une trentaine d’années après cette étude, assurément, aujourd’hui (2019), je considèrerai la Terre sous l’angle du don. Dans une induction scalaire, le couple du Soleil et de la Terre est un analogué particulièrement riche du couple donateur-récepteur. Gustav Siewerth l’évoque dans son étude de la cosmologie philosophique de Hans Andre [39].

D) Conclusion

Pour ce grand humaniste et homme de science, spécialiste en géologie (notamment des Alpes), qu’était Pierre Termier, la géologie ouvre à l’éternité : « Elle nous montre que rien, dans le monde physique qui nous entoure est éternel [40] ». En effet, cette discipline montre que les réalités apparemment les plus stables sont contingentes. L’exemple type en est la montagne, en particulier les Alpes qu’il connaît si bien : « Ces Alpes superbes, que l’érosion ronge sans cesse et qu’aucune ne répare, sont promises à une destruction irrémédiable. Regardées d’un peu près, toutes les montagnes sont des ruines [41] ». Termier en fait une admirable description, même s’il n’insiste que sur le caractère destructeur du temps – ce qui est encore une intuition bien grecque –, le réduisant à l’entropie. La Géologie « nous fait une âme capable de comprendre que tout passe, dans l’Univers, et que l’Univers lui-même est le sujet du temps », sous-entendu de la corruption du temps [42].

Or, ce qui valait à l’échelle élémentaire pour l’orogénèse du temps de Termier vaut davantage encore à notre époque, grâce à la découverte de la théorie plaquiste. Mais, plus encore qu’une leçon de modestie ou d’urgence face à la facticité, la géologie est un appel à l’action de grâce face à l’admirable unité, structurale autant que dynamique de ce puissant et tout à la fois vulnérable Globe terrestre. Comment ne pas s’exprimer avec le psalmiste :

 

« Bénis le Seigneur, ô mon âme ;

Seigneur mon Dieu, tu es si grand !

Tu as donné son assise à la terre :

Qu’elle reste inébranlable au cours des temps » (Ps 103 [104],1.5).

 

Pascal Ide

 

Bibliographie sommaire

– Claude Allègre, L’écume de la Terre, coll. « Le temps des sciences », Paris, Fayard, 1983. Claude Allègre est directeur de l’Institut de Physique du globe de Paris et professeur à Paris (et au MIT). Son très didactique ouvrage (pour débutants et non-spécialistes) est une excellente introduction aux sciences de la Terre, à leur histoire et à leur actuel état, tout en représentant une illustration exemplaire de la démarche scientifique, l’acquisition et de l’évolution d’une science. L’étude détaillée de ce livre présente donc à la fois un matériau capital pour la philosophie de la nature et une introduction par l’exemple à l’épistémologie (ie. la philosophie des sciences). Aussi cet ouvrage servira de fil directeur constant, étant impossible et lassant de le citer à chaque instant, tant ma dette est grande.

Autres ouvrages dans le domaine :

– Collectif, La dérive des continents, Ed. française du Scientific American, Paris, Bellin, 1980. A les mérites et les limites des titres de cette collection : toujours très bien illustré, articles écrits par des personnes compétentes, souvent d’un bon niveau. Ne couvre pas tout.

– Gabriel Gohau, Les sciences de la terre aux xviie et xviiie siècles. Naissance de la géologie, Paris, Albin Michel, 1990.

– Anthony Hallam, Une révolution dans les sciences de la Terre. De la dérive des continents à la tectonique des plaques, coll. « Points Sciences » n° 5, Paris, Seuil, 1976. Excellent ouvrage de vulgarisation.

– James E. Lovelock, La terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, trad. Paul Couturiau et Christel Rollinat, Monaco, Ed. du Rocher, 1986 ; coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1993. Le titre anglais, plus précis est : Gaïa, a New Look at Life on Earth (1979).

– Id., Les âges de Gaïa, (1988), trad. Bernard Sigaud, coll. « Opus Sciences », Paris, Robert Laffont, 1990.

– Jean-Pierre Poirier, Les profondeurs de la Terre, coll. « Cahiers des Sciences de l’Univers » n° 1, Paris, Masson, 1991.

– Seiya Uyeda, The Earth : A New View, San Franciso, Freeman and Cooper, 1982. « Un grand livre écrit par un grand scientifique », commente Allègre (p. 362).

[1] L’écume, p. 149.

[2] L’écume, p. 118.

[3] L’écume, p. 278.

[4] L’écume, p. 150. C’est moi qui souligne.

[5] L’écume, p. 11.

[6] L’écume, p. 88 et 89.

[7] Cf. par exemple ce que Dominique Lapierre raconte de la rivalité entre le chercheur français Luc Montagner et son homologue américain Robert Galot dans Plus grand que l’amour, Paris, Robert Laffont, 1984.

[8] Cf. vie

[9] L’écume, p. 102. Pour l’histoire, cf. p. 101 et 102.

[10] Sir Arthur Conan Doyle, « Quand la terre hurla », 1928, trad. Alex Rey, Les exploits du Pr. Challenger et autres aventures étranges, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1989, p. 269-295.

[11] Il est « bouffi d’orgueil, de contentement de soi » et atteint du « complexe de Jéhovah », dira l’un des journalistes (p. 291) !

[12] Ibid., p. 277 et 278.

[13] Ibid., p. 288.

[14] Ibid., p. 293.

[15] Ibid., p. 294.

[16] Ibid., p. 295.

[17] tome I, p. 73. Cité par Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1938, 81972, p. 177.

[18] Ibid.

[19] Dr. Piere-Jean Fabre, L’abrégé des secrets chimiques, Paris, Pierre Billaine, 1636, p. 80.

[20] James E. Lovelock, La terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, trad. Paul Couturiau et Christel Rollinat, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1993, p. 164.

[21] Cf. son portrait par C. Mann, Science, 252 (1991), p. 378-381.

[22] Cité dans la préface de La terre est un être vivant. Cet auteur original a écrit une série d’essais scientifico-poétiques : The Lives of a Cell, New York, Viking 1974.

[23] James E. Lovelock, From Eros to Gaia, New York, Pantheon, 1992, p. 344 (D’Eros à Gaia. Pour une science à l’échelle humaine, trad., Paris, Seuil, 1995).

[24] James E. Lovelock, La terre est un être vivant, p. 167.

[25] Ibid., p. 169.

[26] Ibid.

[27] Ibid., p. 172.

[28] Ibid., p. 171.

[29] Il continue : « D’aucuns verront dans cette évolution une soumission, mais je crois que les récompenses se manifestent sous la forme d’un sentiment accru de bien-être et de plénitude, engendrées par le fait de savoir que nous sommes une partie dynamique d’une entité beaucoup plus grande, compenseraient largement la perte de la liberté tribale ». (Ibid., p. 171)

[30] L’écume, p. 8.

[31] L’écume, p. 10. Souligné dans le texte.

[32] L’écume, p. 122 et 123.

[33] C’est Jeffreys qui ira jusqu’à « écrire que le marteau utilisé pour les prélèvements de roches est responsable de leur aimantation ». (L’écume, p. 82)

[34] L’écume, p. 348. Allègre attribue faussement cette conception linéaire du temps aux Grecs, alors que ceux-ci, pour faire bref, adhèrent encore à un monde infini, soumis à des cycles répétés. Le temps vectoriel est une invention judéo-chrétienne.

[35] Ce n’est pas un hasard si, contemporain de l’explosion d’Hiroshima, dans l’immédiat après-guerre, un certain nombre de romans de science-fiction ont mis en scène des histoires d’apocalypse donnant une ampleur insoupçonnée au genre guerrier ou plutôt en le métamorphosant de l’intérieur et lui donnant une résonance prophétique, souvent pessimiste et, parfois, une dimension métaphysique. Témoin est le classique de B. R. Bruss, Et la planète sauta…, trad., coll. « Ailleurs et demain/classiques », Paris, Robert Laffont, 1971. Le roman commence à la découverte d’une « pierre tombée du ciel » que l’on va explorer jusqu’à la découverte d’un journal (Le journal de Morar) dont la lecture occupe la seconde partie du roman, et qui raconte l’origine de la météore. Or, il s’avère qu’elle est un fragment d’une planète que l’un des membres, Morar, a fait exploser, utilisant une force inconnue, le dragorek, mais qui rappelle fort, selon l’aveu très clair de l’auteur qui ne cache décidément pas son intention, « la puissance libérée par la désintégration atomique dont nous savons nous-mêmes quels peuvent être les monstrueux effets ». (p. 200) D’où la morale pour ceux qui n’auraient pas encore déchiffré le message : « les dernières années du monde rhaméen » qui a été désintégré, éclairent « d’une façon fulgurante les risques engendrés par nos propres découvertes ». Or, les rhaméens ne possédaient sur l’homme que son avance technique, sinon « ne retrouve-t-on pas en lui les mêmes données fondamentales, les mêmes passions, le même appétit de dominer et de savoir qu’en nous-mêmes ? » (p. 200 et 201) J’oubliais : Rhama est une mémoire permanente au-dessus de nos têtes car « tout près de nous, entre Jupiter et Mars […] sont les débris » de « l’astre mort ». (p. 203) Le sort des Rhaméens est un cri. « Ce cri, essayons de le comprendre ». (p. 203)

[36] L’écume, p. 58 et 59.

[37] L’écume, p. 159.

[38] Permettez-moi de renvoyer à Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, Namur, Culture et Vérité, 1995, notamment le chap. 1, § 2.

[39] Cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015, chap. 11, 12 et 14.

[40] Pierre Termier, « Le temps », À la gloire de la terre. Souvenirs d’un géologue, coll. « Bibliothèque française de philosophie », Paris, DDB, 41922, p. 424.

[41] L’écume, p. 403.

[42] L’écume, p. 424. Termier le montre toujours par opposition avec l’Astronomie dont il imagine qu’elle ne traite que de l’immensité de l’espace. De son temps, la cosmologie seule existait et la cosmogonie n’avait pas accédé à son statut scientifique, car, plus encore que la Géologie, elle manifeste la caducité, le caractère éphémère de toutes choses.

19.5.2019
 

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