Goscinny, le Molière de la BD

Goscinny, le Molière de la BD

« Goscinny, un moraliste ? », Il est vivant !, 234 (janvier 2007), p. 18.

 

D’où vient le génie comique de René Goscinny, attesté par le succès planétaire notamment des Aventures d’Astérix le gaulois ? À côté de jeux de mots inoubliables (« César affranchit le rubicond ») et de noms à double sens (Hubert de la Pâtefeuilletée, Babaorum), il tient à ce que chaque album vrille toujours autour d’une et d’une seule idée, exploitée à fond, jusqu’au paradoxe : La zizanie épuise tous les possibles de la calomnie. « Lorsque René Goscinny devait concevoir un nouvel épisode d’Astérix – disait un autre scénariste de talent, Jean-Michel Charlier –, il passait par un véritable calvaire, car jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’Idée, il ne mangeait plus, il ne dormait plus ».

Cette idée se présente sous la forme d’un type collectif, d’une identité suffisamment caractéristique, nationale – Allemagne (Astérix et les Goths), Rome (Astérix gladiateur), Égypte (Astérix et Cléopâtre), Grande Bretagne (Astérix chez les Bretons), la Scandinavie (Astérix et les Normands), Grèce (Astérix aux jeux Olympiques), Espagne (Astérix en Hispanie), Suisse (Astérix chez les Helvètes), le Nouveau Monde (La grande traversée), Belgique (Astérix chez les Belges) –, locale – Paris (La serpe d’or), toute la France (Le tour de Gaule d’Astérix), l’Auvergne (Le bouclier arverne), la Corse (Astérix en Corse) –, professionnelle – le monde politique (Le combat des chefs), les promoteurs immobiliers (Le domaine des dieux), l’armée (Le xxe de cavalerie ou les Romains dans Astérix), sans parler des différentes professions typées à l’intérieur du village gaulois – sexuée (par exemple, les relations entre Abraracourcix et Bonnemine, Agécanonix et son épouse, Decanonix). Il manque seulement la différence intergénérationnelle (les héros étant célibataires).

Plus précisément encore, le type servant de germe organisateur comporte toujours une dimension éthique. Il est constitué par une habitude mauvaise, ce que la philosophie morale appelle un vice : ainsi, outre la calomnie déjà vue, la colère de Joe Dalton, l’orgueil (Les lauriers de César), la jalousie (La zizanie) – dont le paradigme est le conflit sempiternel de Caïn et d’Abel (Des barbelés sur la prairie) –, l’ambition politique (Le cadeau de César) ou professionnelle (Obélix et Compagnie), la cupidité (Astérix et le Chaudron), la superstition (Le devin), l’ivrognerie (par exemple, Le cadeau de César). D’ailleurs, bien des citations latines des pirates (d)énoncent des plis vicieux, de « Auri sacra fames » (« Exécrable faim de l’or ! ») dans Astérix et Cléopâtre à « Sic transit gloria mundi » (« Ainsi passe la gloire du monde ») dans Le bouclier Arverne. On ne s’étonnera pas, dès lors, que nombre d’albums cristallisent autour d’une des trois concupiscences qu’énumère saint Jean (1 Jn 2,16) et qui constituent la racine de tout péché : la concupiscence des yeux ou avarice (Astérix et le chaudron, Le domaine des dieux), la concupiscence de la chair (en tant qu’amour déçu ou séduction féminine : Astérix légionnaire) et surtout l’orgueil, notamment sous la forme de la rivalité (Astérix aux jeux olympiques), de la vanité (Obélix et compagnie) et surtout du pouvoir (Astérix le gaulois, Le combat des chefs, Le cadeau de César et toute la série des Iznogood). Tout à l’inverse, l’échec notoire d’Uderzo scénariste tient à ce qu’il multiplie de manière épuisante les calembours ou les rebondissements sans noyau organisateur et plus encore moral.

On s’étonnera que le vice fasse rire et non pleurer. Tout au contraire. Uderzo disait de « l’humour juif » – René Goscinny était juif – qu’il « fait du rire avec des larmes ». En effet, le propre de l’humour est de relativiser ce qui tend à s’absolutiser ; or, le vice est ce mauvais pli de l’âme qui transforme le fini en Infini (Dieu) ou, en termes bibliques, qui fait de la créature une idole se substituant au Créateur. Si Molière nous fait toujours tant sourire, c’est qu’il a mis en scène des types : l’avare, le misanthrope, le tartuffe, le malade imaginaire. Goscinny serait-il le Maître Poquelin de la BD ?

27.6.2017
 

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