Concert de Hans Zimmer

(Représentation unique, Palais omnisports de Bercy, 10 juin 2017)

Réflexions générales. Ombres…

Au sortir du concert, les impressions se multiplient, ainsi qu’un malaise qui prend forme et que je ne nomme que progressivement.

  1. Hans Zimmer est à John Williams (ou à James Horner) ce que le rythmicien est au mélodiste (ce que le Beethoven de la septième symphonie est au Mozart du concerto pour le couronnement, ce que Debussy est à Messiaen), ce que le masculin est au féminin. Ce n’est donc pas un hasard si Christopher Nolan se sent une telle affinité avec ce musicien. En effet, on sait combien le « moraliste d’Hollywood » est un génie de l’aventure qui peine à intégrer l’amour (sinon la poésie) dans ses intrigues si éthiquement dopées. Or, la musique énergique de Zimmer est idéalement adaptée à la tension, qu’elle soit intérieure ou extérieure (et, chez Nolan, toujours intérieure avant d’être extérieure). Comprenons bien. Il ne s’agit nullement d’opposer le cerveau et le cœur, le mental et l’émotionnel. Nolan, comme Zimmer, parlent à l’affectivité. Mais, des deux chevaux de l’attelage du Phèdre de Platon, ils ont nettement dit leur préférence pour le cheval noir (l’irascible) sur le cheval blanc (le concupiscible).
  2. Le compositeur autrichien naturalisé américain a aussi troqué la mélodie pour la mélopée, le rythme contre la cadence addictogène. De fait, le sur-emploi de trois batteries, le remplissage de l’espace sonore assourdit, excite, sature. Allons plus loin. Ne doit-on pas s’interroger sur une manipulation latente dans la musique de Zimmer ? Elle n’est pas seulement envoûtante, mais incantatoire, procédant à la fois par répétition d’un même motif, mélodique et plus encore rythmique, et par amplification ou plutôt par variation d’intensité. La réponse de la foule n’est-elle pas révélatrice ? Hurlant, sifflant, trépignant, elle est hystérique et frénétique. Un balayage autour de moi montre que les corps se balancent, seulement limités par les sièges qui encore les séparent.

Le confirment la puissance rassemblante et l’intense présence de Hans Zimmer (une bête de music hall !) : occupant tout l’espace par ses déplacements incessants, multipliant les remerciements, substituant aux explications objectives les anecdotes qui rendent complice, transformant les interprètes eux-mêmes en acteurs ou en vedettes, il constitue beaucoup plus qu’un lien avec le public, il fusionne avec lui. Comprises ou non, ses paroles très affectives caressent la foule et transforment une masse compacte et surchauffée en un unique moi dilué. Il est d’ailleurs révélateur qu’un des rares intervenants parlant français ait répété : « Je suis très connecté avec vous ce soir », provoquant une réaction instantanée et enthousiaste du public. Quoi de plus désirable, en effet, pour une foule si nombreuse et si disparate, pour un Occident si individualiste, pour un Français si porté au conflit, que ces moments d’intense fusion – oubliant qu’elle n’est que le double grimaçant de la communion et la préparation prochaine de la con-fusion ?

Je ne parle pas des moyens utilisés qui sont communs à ces types de concert : faisant appel à presque tous les sens externes, ils excitent, électrisent, saturent l’ouïe, la vue et le toucher, tout en les hypnotisant par une cadence calée sur les biorythmes.

  1. Enfin, le rythme (plus que la mélodie) n’engendre pas tant le plaisir que l’excitation – qui est elle-même l’antichambre de l’addiction. On en connaît aujourd’hui les mécanismes physiologiques, neuronaux et hormonaux. On en sait moins les mécanismes spirituels : la création d’un paradis artificiel, c’est-à-dire le pseudo-infini d’un bonheur fugace et trompeur qui troque l’infini contre l’indéfini, en repliant narcissiquement le sujet sur son ego, ici dilaté à la taille du palais omnisports.

Un fait le concrétise, un autre le symbolise. Le premier est la durée du concert : la longue durée objective de 3 heures 30 apparaît subjectivement brève. Droguée, sous emprise, la foule ne voit plus le temps s’écouler et en redemande comme un drogué en manque. Le second est la construction des morceaux : la plupart finit par une brutale syncope, autrement dit, ne peut réintroduire de la finitude que par une interruption frustrante, ne peut transformer la circularité de la répétition que par la linéarité soudainement interrompue.

  1. Le système lui-même ne porte-t-il pas un principe interne de corruption ? Cela se vérifie jusqu’au seul plan physiologique. En effet, j’ai découvert avec stupéfaction que, à l’intérieur même de l’enceinte, et pour tous les concerts de ce type, un marchand vendait des casques qui, en étant anti-acouphènes, sont aussi anti-bruits, diminuant le son de 25 dB sans altérer la qualité musicale. Plus révélateur encore : quand, dans mon intense et innocente stupéfaction, j’ai fait part à la vendeuse de ma gêne, lui demandant comment il était possible que le cinéma propose une vente de masques obturant le regard, elle s’est un peu troublée, bredouillant et emmêlant ses réponses…

Ce fait n’est-il pas un révélateur grossissant des contradictions de notre société ? D’un côté, elle ne veut frustrer aucun plaisir ; et l’on sait combien la musique est source de jouissances compulsives, générant dans le cerveau des boucles endorphiniques. De l’autre, elle se doit d’être hypersécuritaire, donc de veiller sur la santé de chacun. Non sans d’ailleurs révéler une autre contradiction sociétale latente. D’une part, jamais les normes n’ont été aussi peu tolérées ; autrement dit, le recul et plus encore le retrait quasi-total du moral « jivarosé » en quelques formules incantatoires (« Tu respecteras ton prochain – chaque minorité – comme toi-même ») et quelques concepts dont la vacuité est proportionnelle à leur universalité (tolérance, laïcité). D’autre part, une inflation du pénal, qui est le double ombré du légal, qui lui-même, pour ne pas être arbitraire, doit être le prolongement du moral.

… et lumières

Ces réflexions passablement désenchantées ne me font pas oublier que je me suis d’abord enchanté d’entendre et réentendre les airs tant aimés, qui font la valeur artistique de ces œuvres totales que sont bien des films actuels – l’équivalent de ce à quoi Wagner aspirait, de son temps, pour le théâtre. Je les ai goûtés pour eux-mêmes et non comme des accompagnements utiles de certaines scènes spectaculaires : l’on sait combien, dans la galaxie Lumière qui est la nôtre, le visuel capte à ce point l’attention que l’auditif peut être non seulement subordonné, mais instrumentalisé.

Ensuite, par la présence de l’orchestre, les créations prennent toute leur épaisseur charnelle. L’inflation du numérique a parfois conduit à suspecter la musique de film d’être, à l’instar des images, sortie d’un synthétiseur amélioré. La présence diversifiée des interprètes permet de prendre conscience de leur pondération, par exemple, de l’entraînement des percussions, de la gloire des cuivres, de l’enivrante personnalité des cordes, voire de la gravité légère du violoncelle. Quel participant n’a pas senti monter en lui le désir irrépressible de revoir la scène initiale de la bataille ou le départ du Gladiator Maximus pour les Champs-Elysées ? Qui ne s’est pas soudain retrouvé dans le Tesseract, découvrant avec Jessica Chastain son père en train de communiquer avec sa fille bien-aimée jamais abandonnée ? Mais, avec l’impact des images, nous pouvons enfin attribuer en toute justice à l’intense mélodie l’origine partielle de l’émotion si vive qui nous empoigne et nous emporte.

Enfin, nous sortons d’une illusion ingénue qui, poussée jusqu’à la caricature, s’énoncerait ainsi : la musique de film se déduirait du film lui-même, comme si l’image créait son propre accompagnement sonore. Il vaut la peine de s’attarder sur ce paradoxe, beaucoup plus signifiant qu’il ne semble. Qui, aujourd’hui, n’associe l’image de l’aventurier-professeur (oui, Indiana Jones !) à l’air « ta tata tâ ta tata » – au point que la seule lecture de cette grossière mise en cadence suffit à susciter la musique dans notre mémoire ? Qui surtout, pourrait imaginer qu’un autre personnage rythmique lui soit associé ? J’oserais donc défendre la lectio difficilior suivante : la musique filmique serait le témoignage des épousailles réussies, aimantes et fidèles entre le son et l’image-mouvement (voici une médiation inaperçue par Deleuze entre l’image et le temps !). Voire, si l’on peut affirmer que la musique demeure l’aide accompagnant l’image (musica, ancilla cinematographica !), cette cause adjuvante serait tellement devenue diaphane de la cause principale qu’elle en ferait oublier son génie propre. Dès lors vaut le grand principe de Sénèque dans le De beneficiis : le bénéficiaire doit d’autant plus se souvenir du bienfait que le bienfaiteur se fait oublier !

 

Mais venons-en à quelques illustrations concrètes, à quelques prises de conscience que la seule vision du film avait non pas interdites, mais occultées.

La ligne rouge

Je fus aidé ici par le support visuel, bien que symbolique jusqu’à l’abstraction.

On se souvient, en effet, que le film inspiré du religieux Terence Malick, parle d’une quête mystique dans la jungle étouffante et terriblement dangereuse de Guadalcanal pendant la seconde guerre mondiale. Les personnages évoluent progressivement de la juxtaposition à la communion, que signe le passage des monologues à une parole unifiée. Or, comme la ligne rouge qui occupe progressivement tout l’écran pour devenir un soleil rouge étincelant, la musique elle-même, se « pléromise », devient symphonie éclatante.

Dark Knight http://pascalidmo.cluster023.hosting.ovh.net/critique/batman-le-chevalier-noir/

Ici, tout au contraire, nous assistons, plus, nous participons – osera-t-on parler d’un équivalent de l’actuosa participatio ? – à une évolution dramatique. Dans le deuxième volet, selon moi le plus génial, de la trilogie Batman, le personnage particulièrement diabolique du Joker n’est finalement vaincu qu’au prix du plus douloureux sacrifice, celui du Chevalier noir. De même ici, nous entendons d’abord le sifflement angoissant, irritant et bientôt insupportable du protagoniste le plus sombre qu’ait inventé Nolan : le Joker. Puis émerge péniblement, douloureusement, un nouvel air qui, à peine s’élève-t-il de l’obscurité empoisonnée, y retombe, emprisonné. Dans cette lutte acharnée, indécise, la lumière semble condamnée à s’enténébrer, voire à se compromettre. Jusqu’à ce qu’enfin, à la toute extrémité, l’air du Batman s’arrache aux volutes nauséabondes du mal et jaillit victorieusement et définitivement.

Inception http://pascalidmo.cluster023.hosting.ovh.net/critique/inception/

Attardons-nous enfin sur une musique qui combine les deux symboliques, synchronique et diachronique, précédentes.

Heureusement, en bonus, Hans Zimmer a offert à son public survolté Inception, pour moi le clou du spectacle – comme l’air de Rey, lors du concert sur John Williams… Plus précisément, la troisième partie du morceau, qui colle au plus près au clip le plus vu sur Youtube de ce film-culte, et qui concentre tout le drame du film. Le public ne s’y est pas trompé qui, après avoir manifesté son approbation et son bonheur, est aussitôt rentré en un silence religieux. D’ailleurs, la partie piano interprétée par Zimmer était tellement inhérente (et en partie asynchrone avec le jeu observé…) qu’elle était manifestement pré-enregistrée (merci, ami fidèle, pour cette fine observation). Quoi qu’il en soit, la seule présence – et quelle présence ! – de la musique, sans interférence de l’image, m’a permis d’en goûter le génie et la puissante symbolique.

En effet, l’air se résume en un chant alterné des deux mains, chant qui toujours se succède et jamais ne se recouvre, jamais ne devient une harmonie une. Comment mieux dire la tragédie narrée par Inception : l’impossible conjugaison du couple de Mallorie (Marion Cotillard) et Dominic Cobb (Leonardo di Caprio) qui, pourtant, s’aime éperdument ? Davantage, la note plus aiguë ne parle-t-elle pas de l’idéal de Mal (« l’ombre ») – plus précisément, de l’attirance ouranienne (céleste) autant qu’irrésistible vers le hors-monde du rêve – et la note plus grave, du réalisme de Dom (« l’extracteur ») – plus précisément, du tropisme chtonien (tellurique) vers ce monde corruptible, mais incarné. Plus encore, la répétition incantatoire du motif et la progressive intensification jusqu’à l’insupportable de cette tension entre les motifs des deux mains, condense l’histoire de ces deux époux qui, malgré toutes leurs tentatives, jamais n’accèdent à la communi(cati)on. Ici, la voix du piano amplifiée par tout l’orchestre devient supplication, se charge de larmes, de rage et bientôt de désespoir.

Enfin, oserai-je une ultime interprétation ? Après avoir atteint un sommet d’intensité insoutenable, la musique retombe soudain, presque imperceptible, laissant la voix à la seule cadence rythmique du piano, à cet impossible dialogue qui n’est qu’une succession de monologues et un véritable dia-bole où les voix se croisent sans jamais se rencontrer. Ne peut-on, après le suicide de Mallorie, y lire le prolongement intériorisé par Dom ? En effet, la culpabilité infinie (n’aurais-je pas dû l’écouter et la rejoindre, en tous les sens du verbe ? N’était-ce pas elle qui avait raison ?) engendre la répétition infinie. La fusion – qui est la fausse promesse du bonheur – entraîne la fission – qui en est le fruit vénéneux. Seule fin possible : le cut brutal, douloureux, qui interrompt et interdit, sans savoir s’il ouvre à la réalité d’un entre-dit…

Jamais peut-être, la musique n’a épousé autant l’incommensurabilité du Je et du Tu conduisant à leur incommunicabilité.

 

Merci Hans Zimmer !

15.6.2017
 

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