Bernard Prince est une excellente bande dessinée dont Greg est le scénariste-dialoguiste et Hermann le dessinateur des quatorze premiers, Dany, celui du quinzième et Édouard Aidans, celui du seizième [1].
Ces histoires, la plupart bouclées en un volume, présentent un intérêt particulier du point de vue éthique. Le plus évident est assurément la vertu du héros, dont la BD porte le nom – en particulier la vertu morale de courage – vertu qui, rappelons-le, n’exclut en rien la peur, mais l’intègre : « J’ai les dents qui claquent. Vas-y, nom d’un chien, ou on n’aura plus le courage ! » (PCD, p. 23). Cette force n’est d’ailleurs pas le seul apanage du protagoniste principal, mais est partagée par les autres protagonistes. Au point d’ailleurs, d’attirer une sympathie spontanée pour celui qui l’exerce, y compris sous les apparences les plus trompeuses : « Brave type. Tous les héros ne ressemblent pas à Zorro quand on y regarde de près… » (OC, p. 13). Le courage en particulier ou la vertu en général sont à ce point présents qu’en certains passages, le scénariste laisse pointer une réelle admiration pour son héros (la gloire couronne la vertu, dit un axiome). Par exemple, à travers les yeux d’un autre : « Une tête de mule… mais une mule comme je les aime, nom d’un chien ! J’espère qu’il… », commente le commandant qui laisse Prince affronter le Moloch (SM, p. 28). D’ailleurs, cette admiration qui est révélée au lecteur demeure dissimulée au héros qui ajoute ainsi à sa bravoure l’humilité – et sans doute aussi une absence de réflexivité, caractéristique de l’homme d’action. Quoi qu’il en soit, cette absence d’amour-propre favorise l’identification.
Mais cette bande dessinée se présente de même et peut-être plus encore comme une illustration de l’exercice de la liberté (donc aussi d’une autre vertu, la prudence). En effet, à maintes reprises, Prince montre la liberté dans toute sa richesse et profondeur (1 à 3) – non sans une ambiguïté de fond irrésolue (4).
1) La liberté extérieure
La liberté apparaît d’abord comme une absence de lien et de contrainte : ne dit-on pas être libre comme l’oiseau sur la branche ? Le fabuliste ne défend-il pas que mieux vaut peu manger qu’avoir le cou « pelé [2] » ?
De même, spontanément allergique à l’égard de toute contrainte imposée de l’extérieur, Prince est très sensible à la différence aristotélicienne entre mouvement naturel et mouvement violent… Qu’on le pilote l’insupporte au plus haut point. De manière générale, événements et personnes n’ont pas à décider à sa place. Au contraire, toute pression extérieure diminue son désir de servir. Il l’affirme très clairement et sans hésitation aucune à… un Président de la République (certes en difficulté) : « Cette aide, j’ai la manie de ne l’accorder que spontanément. La menace verbale ou armée, a sur moi le plus déplorable effet. Elle ne vous serait pas seulement inutile, mais carrément nuisible, c’est vu ? » (GF, p. 13).
Ce que Prince exprime avec des mots, son complice et ami Barney l’imprime avec ses poings et leur « enfant d’adoption », Djinn, avec sa ruse ou ses pieds. L’exemple de la Dynamitera (qui est l’autre nom, hautement évocateur, de la fille de Barney) confirme le manque de goût familial, quasi-héréditaire, pour les contraintes de tous ordres, gouvernementale ou matrimoniale…
Dans cette extrême aversion à l’hétéronomie, autrement dit, dans ce rejet viscéral de toute aliénation, se lirait-il une réactivité blessée ? Nous reviendrons à la fin sur les limites de la liberté exercée par Prince.
Cette définition seulement négative et extérieure de la liberté demeure un peu courte. Certes, celui qui fume dans sa chambre est libre ; mais est-il intérieurement libre de fumer ou de ne pas fumer ? décide-t-il pour chacune des cigarettes qu’il allume ? Passons maintenant au versant positif de la liberté. Il comporte à son tour deux pôles : l’autodétermination, au plan du moteur, et les motivations (qui sont autant de valeurs), au plan des finalités.
2) La liberté d’autodétermination
Dialogue entre Augustin, 4 ans, et son père :
« Augustin, je monte t’aider à t’habiller.
– C’est pas la peine, papa. Maintenant, je sais m’habiller tout seul ».
Avec quelle joie, Augustin, 4 ans, acquiert, certes dans un domaine limité, cette autonomie ! Être libre, c’est être l’auteur de ses actes. Saint Thomas d’Aquin ose même dire que, en exerçant sa liberté, l’homme est « cause de soi ». Cette autodétermination entraîne la capacité d’initiative et de décision. Elle entraîne aussi la responsabilité : celui qui est la cause de son acte est aussi celui qui endosse la responsabilité de mes actes, puisque j’en suis l’auteur.
Après avoir laissé, un peu, très peu, l’affaire à la police, Prince ne résiste pas à cette décision qui caractérise la liberté en tant qu’autodétermination : « Je prends l’affaire en mains ! » (AM, p. 21)
Cette liberté se caractérise par le désir d’être informé par soi-même. Ainsi, lorsque le président du Monteguana demande l’aide du Cormoran, Prince souhaite clarifier une situation confuse. Sa confiance n’est pas aveugle mais motivée : « Ne vous froissez pas Président, mais sans prendre parti, j’aime autant me faire une opinion par moi-même… » (GF, p. 10).
Plus encore, ce qui signale et souligne la liberté de Prince est sa capacité à aller de l’avant, sans jamais renoncer. C’est ici que se déploie la vertu de courage – dont l’un des actes est la persévérance. Quelle que soit sa peur et sa solitude, quels que soient les obstacles, Prince ne renonce (presque) jamais. Ici, il faudrait citer toutes les histoires, voire chaque planche…
C’est parfois à travers un tiers que le scénariste souligne, non sans emphase, la puissance de détermination de Prince. Par exemple, malgré sa blessure, Mac Pherson vient le convaincre de ne pas abandonner une tâche désespérée : « Rien à faire ! Ma blessure attendra, Monsieur Prince. C’est la vie de Jordan qui est en cause, et vous allez m’écouter ! » (OF, p. 15) Et Prince, subjugué par cette détermination, écoutera. Lorsqu’on connaît son indiscipline, voire sa réactivité épidermique à toute espèce d’ordre, on comprend alors que le héros a trouvé son maître, voire qu’il admire cet homme : conjuguant détermination inébranlable (côté moteur) et humanité (côté motivation), Mac Pherson concrétise l’idéal de Prince.
3) La liberté de motivation
Le second pôle de la liberté, souvent oublié, est sa cause finale. Autant les philosophes modernes ont souligné, à juste titre, la capacité d’autodétermination, donc le pôle efficient ou moteur, autant les médiévaux (et, à leur manière, les Anciens), ont valorisé le terme visé, c’est-à-dire le but qui est un bien. Faut-il le préciser ? Les deux approches sont complémentaires.
Je veux aller à Marseille. Comment y aller ? J’ai le choix entre la voiture et le TGV. Je suis donc libre. Mais libre à l’égard de quoi ? Du moyen de transport, non de la fin qui, elle, est déterminée : aller à Marseille. Car c’est justement en fonction de cette fin que je choisis. Mais je suis aussi libre de ne pas aller à Marseille. Donc, je suis libre à l’égard de la fin. Affinons l’analyse : pourquoi suis-je libre d’aller à Marseille ? Parce que je me pose la question : vais-je y aller ? J’y vais pour mes vacances. Mais, somme toute, je peux prendre mes vacances à un autre moment ou aller à un autre endroit. Alors, Marseille apparaît comme un moyen par rapport à la fin que constituent les vacances. Et ma liberté, c’est-à-dire ma capacité de me déterminer selon mon choix, s’exerce de nouveau, sur un moyen. Mais on ne peut remonter indéfiniment dans l’ordre des fins : il faut s’arrêter à la fin ultime, c’est-à-dire le bonheur. La liberté s’exerce donc seulement au plan des moyens et son acte propre est le choix. Et elle présuppose la fin – ultimement, le bonheur – qui s’incarne dans des valeurs. Et plus ces valeurs (ou biens) sont élevées, plus la liberté est grande.
Or, Bernard Prince est animé par de hautes valeurs. Égrenons-en quelques-unes.
Lui comme Jordan aiment la vérité, jusqu’à demander pardon pour une saute d’humeur injuste : « Excusez-moi pour ma nervosité, Padre… Vous encaissiez pour quelqu’un d’autre ». (FVC, p. 18)
De même, l’amitié leur est extrêmement chère. Ce qui conduit d’ailleurs parfois Prince à de dramatiques conflits de conscience, qu’il résout parfois avec sa seule impulsivité (cf. GF, p. 36 s).
Même s’il doit s’affronter avec détermination à la violence des hommes et aux colères des éléments déchaînés sous toutes leurs formes – de l’ouragan (LO) à la fournaise (FD), des moustiques (FE) au froid actique (PF), de l’explosion d’un volcan (SM) aux fureurs d’une murène (LO) –, Prince est imprégné par les valeurs de non-violence. Par exemple, il n’a guère d’affinité avec les armes, « ces purs produits du génie humain » (OC, p. 18). Au risque de l’imprudence : la suite de l’histoire ne semblera pas confirmer le choix qu’a fait Prince de jeter la mitraillette dans les eaux ; et, au moins de prime abord, Barney ne partagera pas sa conviction (GF, p. 14).
La valeur suprême qui habite notre héros est le don de soi jusqu’au sacrifice. Combien de fois le voit-on risquer, et donc donner sa vie pour sauver celle d’une personne : « Recommandation inutile » (FE, p. 30). Certes pour ses amis (cf., par exemple, FE, p. 38), mais aussi pour les truands ; certes pour les innocents, mais aussi pour les criminels. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à mettre son existence en danger pour un malfrat que l’on menace d’assassiner injustement (OC).
Cette générosité exemplaire pose la question de la dimension religieuse. De fait, elle est présente, quoiqu’avec discrétion. L’indice le plus évident est la belle représentation du prêtre dans la Flamme verte du Conquistador – jusqu’à l’étonnante scène finale (FVC, p. 48), et son commentaire : « Et vous auriez osé dire non, vous ? ».
4) Un tropisme rémanent pour la liberté extérieure
Pour être profondément libres, vertueux et même parfois héroïques, Prince et Jordan semblent éprouver quelque réticence à l’égard de certains genres de valeur. En effet, l’institution et ses représentants leur donnent de l’urticaire géant ; pourtant, ils sont habituellement médiateurs de la justice. Cette attitude se généralise à la « civilisation » dont les nouvelles semblent se résumer aux « grands progrès » de « la pollution » (FVC, p. 7). Que l’on songe aussi à leur attitude à l’égard des militaires dans Guérilla pour un fantôme. Ceux-ci sont même comparés aux sauvages sanguinaires, les Quebracheros, qui ont voulu tuer, lâchement et cruellement, Barney (GF, p. 46) Cet antimilitarisme paraît, de prime abord, se résumer à une question de caractère ou de formation : « Mon barbu, tu as beau porter une casquette à galons, tu n’auras jamais la mentalité… » (PCD, p. 19) Mais la fin de l’histoire nous assure que, même sur ses vieux jours, l’équipe du Cormoran identifie toujours les militaires à des « affreux » : « J’ai failli le mordre » (PCD, p. 37).
Par ailleurs, est-ce un hasard si ces viriles aventures ont congédié presque totalement la plus belle moitié de l’humanité, qui est aussi la moins belliqueuse – les femmes. Certes, on le sait, dans la perspective classique, celles-ci sont exclues parce qu’elles retardent l’action. Mais le vieux garçon qu’est Prince ne résiste-t-il pas à l’occasion au plaisir de « désembourgeoiser » une fille de milliardaire (cf. P, p. 40-47) ?
Barney n’est pas en reste. Il prélève lui-même sa part sur un trésor qu’ils sont sommés de transporter au péril de leur vie et de leur bateau (OC, p. 11). Or, plus qu’un vol, cette attitude constitue une réaction à l’égard de la réquisition – à l’égard de laquelle le trio est profondément allergique – ? Voilà pourquoi Barney, avec l’aval tacite de Prince, n’hésite pas, sinon à rendre une justice élémentaire et musclée, du moins à passer ses nerfs (cf. FE, p. 45 ; PF, p. 48, etc.)
La raison de ces attitudes, de l’antimilitarisme à la transgression, en passant par le machisme discret, ne résiderait-elle pas dans le souci de préserver leur liberté – entendue dans le sens réducteur de la liberté extérieure ? Autrement dit, même s’ils exercent la liberté d’autodétermination et de motivation, nos héros ne demeurent-ils pas fascinés par sa première forme qu’est l’anti-aliénation ? Bref, bien qu’adultes responsables, ils n’ont pas totalement dépassé l’adolescence réactive…
Certes, Prince ne nourrit pas une opposition systématique à la loi. Il rétorque à Barney qui s’agace de devoir obéir au président du Monteguana : « Loi de la mer, vieux. En recueillant un naufragé, on hérite d’une responsabilité, même aux yeux de la loi ! » (GF, p. 8). Mais la formulation elle-même montre combien cette prétendue « loi » est subie, voire demeure une exception.
L’on trouve une confirmation de ces réserves dans le personnage de Red Dust, lui aussi scénarisé par Greg et dessiné par Hermann ? Dust est un cowboy épris d’une liberté qui ressemble fort à la nature sauvage : il recule dès que la civilisation avance. Voire, il fuit l’amour de la belle et déterminée Comanche, dont le désir de la liberté, qui oscille toujours entre l’anarchie et l’humanité, ressemble pourtant tant à la sienne.
Plus encore, ce besoin éperdu de liberté (extérieure) est attesté symboliquement par le quatrième personnage de la bande dessinée, le Cormoran. Ce bateau, en effet, permet leur totale indépendance, tout en assurant leur identité : l’amour que lui portent les trois compères ressemble fort à l’amour d’une famille pour sa maison.
Or, cette aspiration compulsive à l’indépendance, cette offuscation de toute contrainte ou autorité ne sont pas sans conséquence délétère, notamment à l’égard d’une des plus hautes valeurs de la série : l’amitié. En effet, celle-ci est très présente et très valorisée dans les premiers albums – que l’on songe aux très longues retrouvailles entre Prince et Barney (FE, p. 41-43). Toutefois elle est déjà marquée au coin par l’indépendance – par exemple, lors de l’échange entre Emilio Guitterez, le chef de bande et Prince (TC, p. 46). Surtout, la présence de l’amitié va diminuant dans les albums suivants. Certes, une fois cette valeur acquise, ils peuvent être plus brutaux et les héros davantage confrontés à la violence injuste des autres. Mais comment ne pas constater que toute émotion est bannie et que l’humour tient désormais lieu d’affection ? Peut-être est-ce au nom de la virilité, d’ailleurs mal comprise. Peut-être aussi, la désillusion venant avec l’âge, Prince amer accorde-t-il de moins en moins sa confiance à un monde où institution, voire toute communion, rime avec soupçon…
Mais ne boudons pas notre plaisir. Bernard Prince demeure une hymne à la liberté la plus haute, la liberté de qualité [3], celle de la vertu. Gœthe ne disait-il pas que l’homme est appelé à la seigneurie de lui-même ? Ou du moins à en devenir le prince…
Bibliographie par ordre alphabétique
AM : 4. Aventure à Manhattan (avec La passagère), 1970.
D : 16. La dynamitera, 1992.
FB : 11. La forteresse des brumes, 1977.
FD : 7. La fournaise des damnés, 1974.
FE : 3. La frontière de l’enfer, 1970.
FVC : 8. La flamme verte du Conquistador, 1974.
GF : 9. Guerilla pour un fantôme, 1975.
GS : 1. Le général Satan, 1969.
LO : 6. La loi de l’ouragan, 1973.
OC : 12. Objectif Cormoran, 1978.
OF : 5. L’oasis en flammes, 1972.
OSC : 15. Orage sur le Cormoran, 1989.
P : 4. La passagère (avec Aventure à Manhattan), 1970
PCD : 14. Le piège aux 100.000 dards, 1980.
PF : 13. Le port des fous, 1978.
SM : 10. Le souffle de Moloch, 1976.
TC : 2. Tonnerre sur le Coronado, 1969.
Bibliographie par ordre chronologique
- Le général Satan, 1969 : GS.
- Tonnerre sur le Coronado, 1969 : TC.
- La frontière de l’enfer, 1970 : FE.
- Aventure à Manhattan (avec La passagère), 1970 : AM.
- La passagère (avec Aventure à Manhattan), 1970 : P.
- L’oasis en flammes, 1972 : OF.
- La loi de l’ouragan, 1973 : LO.
- La fournaise des damnés, 1974 : FD.
- La flamme verte du Conquistador, 1974 : FVC.
- Guerilla pour un fantôme, 1975 : GF.
- Le souffle de Moloch, 1976 : SM.
- La forteresse des brumes, 1977 : FB.
- Objectif Cormoran, 1978 : OC.
- Le port des fous, 1978 : PF.
- Le piège aux 100.000 dards, 1980 : PCD.
- Orage sur le Cormoran, 1989 : OSC.
- La dynamitera, 1992 : D.
Pascal Ide
[1] Les 15 premiers albums sont publiés chez le Lombard, à Bruxelles et le dernier chez Blanco dans la même ville. Je citerai les albums en donnant l’abrégé du titre suivi du numéro de page. Vous trouverez au terme la liste des abréviations employées.
[2] Jean de La Fontaine, « Le loup et le chien », Fables, L. I, 5.
[3] Sur la distinction entre les deux espèces de liberté, liberté d’indifférence et liberté de qualité, cf. les travaux du dominicain moraliste fribourgeois Thomas-Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, coll. « Études d’éthique chrétienne », Paris, Le Cerf, Fribourg-Suisse, Éd. universitaires, 21990, chap. 14 et 15 ; cf. Id., La morale catholique, coll. « Bref », Paris, Le Cerf, 1991, p. 74-80. Cf. les tableaux récapitulatifs : Les sources de la morale chrétienne, p. 380 et La morale catholique, p. 81.