La retraite de six jours proposée par Jean Vanier dans La source des larmes [1] se présente comme un chemin à la fois spirituel et psychologique. Il suit et développe les trois moments du don (le don reçu, le don approprié, le don offert), non seulement quant au contenu, mais aussi quant à l’ordre.
Le fondateur de l’Arche explique ce chemin à partir d’une lecture morale (tropologique) de la prophétie d’Osée : « Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur ». Il ajoute juste après : « Je ferai du val d’Akor une porte d’espérance ». (Os 2,16-17) Or, ce val d’Akor est une vallée près de Jéricho réputée pour sa dangerosité : ses gorges sont remplies de serpents, de scorpions, d’araignées et de bêtes sauvages (un condensé d’Indiana Jones !). Donc, cette vallée de malheur est ce que tout le monde fuit, ce dont chacun se détourne. Tout au contraire, l’espérance nous porte vers un bien futur. Dieu prophétise donc la transformation du désespoir en espérance. « Si tu oses pénétrer avec moi dans ton val d’Akor personnel, dit le Seigneur, alors il deviendra «porte d’espérance» [2] ».
À ce sujet, Jean Vanier cite de mémoire un passage d’une lettre de Jung à l’une de ses correspondantes chrétiennes, lettre qui l’a beaucoup aidé :
« Je vous admire, vous les chrétiens, parce que, en quelqu’un qui a faim ou soif, vous voyez Jésus. […] Mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous ne voyez jamais Jésus dans votre propre pauvreté. Vous voulez toujours faire du bien au pauvre qui est à l’extérieur de vous et, en même temps, vous niez le pauvre qui est à l’intérieur de vous ». Et de reprendre les différents critères donnés par Jésus en Mt 25 : en nous, il y a quelqu’un qui a faim et soif, un malade, un prisonnier, un étranger : « Il s’agit d’accueillir cet étranger, de ne pas le mettre à la porte [3] ».
1) Le don reçu
a) En positif
Jean Vanier commence par traiter du don originaire, les deux premiers jours. En effet, il montre que Dieu appelle chaque être humain (première journée) ; plus encore, il l’aime (seconde journée). Or, pour l’homme, être appelé, comme être aimé suppose une réceptivité première. Mais cette vérité si évidente, combien l’homme y résiste. Aussi doit-il accomplir tout un chemin pour consentir à recevoir l’amour.
Et Dieu donne son amour à travers les réalités humbles : les pauvres ; notre corps – « Notre corps est le lieu où Dieu réside », dit Jean Vanier, se fondant sur son expérience du soin très humble aux personnes handicapées autant qu’à l’Eucharistie [4] – ; dans l’Eucharistie. Systématiquement, Dieu fait choix des plus petits, il « appelle d’abord non pas les plus savants, les plus puissants ou les plus forts, mais toujours les plus petits, les plus pauvres, les fous et les faibles, les méprisés. Ce choix que Dieu fait des plus petits se voit dans toute l’Écriture Sainte [5] ».
Mais bien des obstacles nous empêchent de recevoir. En effet, recevoir, c’est être vulnérable. Or, être vulnérable, c’est courir le risque de souffrir. Mais l’homme ne veut pas ressentir la souffrance. Aussi met-il en place des mécanismes de défense. Mais ceux-ci l’imperméabilisent aussi à l’amour.
« Si nous sommes violents, c’est parce qu’avant tout nous sommes vulnérables. La violence est la réponse de notre cœur blessé à l’incompréhension, au rejet, au manque d’amour [6] ». Jean Vanier l’explique à partir de l’histoire d’une rencontre avec un prisonnier hyperviolent que sa parole de vulnérabilité a pu apaiser. Et voici que l’homme a fondu en larmes, parlant de sa femme en fauteuil roulant : « C’est lui qui m’a appris que la source des larmes et de la violence n’est pas toujours l’orgueil ou l’avidité ou la peur de manquer… mais quelque chose de plus profond : une façon de se défendre contre l’intolérable, de se protéger de sa propre vulnérabilité, de sa peur de souffrir [7] ».
Cette blessure de manque d’amour a aussi pour conséquence notre incapacité à croire que Dieu nous aime : « Il y a toujours en nous cette culpabilité fondamentale, cette étrange idée d’un Dieu qui punit et qui condamne » ; or, cela vient de la « peur permanente de ne pas être aimé », que Dieu connaît et veut guérir [8].
2) Le don approprié
Le troisième jour, par certains côtés le plus important, aborde le deuxième moment du don. Jean Vanier y médite la rencontre du Christ avec la femme Samaritaine (Jn 4) dont Anne-Sophie Andreu dit dans sa préface qu’elle « se trouve au centre du livre [9] », centre devant s’entendre au double sens géographique et ontologique. Et au cœur du cœur, il y a « cette peur permanente de ne pas être aimé, cette vulnérabilité fondamentale [10] ». Et la réponse, originaire : « et Il nous aime ».
Jean Vanier commence le troisième jour en notant la difficulté à se connaître en vérité :
« Le grand danger pour chacun de nous est de vivre dans l’illusion par rapport à soi-même. On est souvent assez clair[voyant] pour juger les autres, mais pour soi-même on a beaucoup de mal […]. Il y a souvent des choses en nous qu’on ne veut pas voir, qu’on nie. Un alcoolique par exemple reconnaît rarement qu’il est alcoolique et chacun de nous a tendance à nier toute une part de lui-même [11] ».
Comment se connaître ? « Les livres peuvent être intéressants, mais ce que dit le livre des cœurs est encore plus intéressant parce que c’est le lieu où Dieu habite [12] ». Jean Vanier propose la femme samaritaine comme chemin pour voir clair en soi.
a) Une femme blessée
« Cette Samaritaine est pour moi la femme la plus blessée de l’Evangile : elle fait partie d’un peuple méprisé, et à l’intérieur de ce peuple rejeté, elle est elle-même marginale et méprisée [13] ». Qu’est-ce qui permet de l’affirmer ? Le fait qu’elle vienne puiser l’eau à l’heure la plus chaude de la journée. Or, selon Jean Vanier, cela tient au fait qu’elle « préfère venir au puits quand il n’y a personne ». (cela vient-il de sa vie « désordonnée » ?) Elle est exclue « des lieux de rassemblement paisibles des autres femmes, tout comme des lieux de culte ». Et peut-être « qui se croit rejetée par Dieu [14] ». Ce qui rajouterait une troisième cause d’exclusion : par les Juifs, par les autres femmes et hommes samaritains, par Dieu. Or, l’on sait que l’exclusion est la cause de plus grande souffrance, puisqu’elle frustre notre besoin vital d’être aimé et reconnu.
b) Un homme vulnérable
Une femme blessée ne veut plus se laisser rencontrer tant elle a peur de souffrir une nouvelle fois, de se sentir rejetée. Or, Jésus apparaît vulnérable : d’abord, il est assis, fatigué ; et il montre sa fatigue par sa posture assise. Ensuite, joignant la parole au geste, Jésus formule un besoin : « il lui dit : «Donne-moi à boire», c’est-à-dire, j’ai besoin de toi [15] » ; or, cette formulation nous fait entrer dans la vulnérabilité. Enfin, la cnv nous apprend que dire son besoin et formuler une demande est par excellence la communication douce avec l’autre. Ainsi, « Jésus nous montre comment nous devons nous approcher des pauvres non pas du haut de notre pouvoir ou de notre générosité, mais du fond de notre pauvreté, de notre fatigue, de notre besoin d’eux [16] ».
c) Un homme qui dit vrai sans accuser
Pas de chemin vers son cœur sans reconnaissance de la vérité. Voilà pourquoi, après l’aveu sur ses cinq maris, Jésus dit : « En cela tu dis vrai ». En effet, commente Jean Vanier, « Jésus veut que cette femme découvre la vérité de son être, qu’elle ne vive pas dans l’illusion [17] ».
Mais par quel chemin passe-t-il pour accéder à cette lumière dont on sait que, trop crue, elle peut détruire ou bien être déniée ? En fait, Jésus ne dit pas la vérité ; il ménage un chemin pour que l’autre reconnaisse la vérité qu’il porte en lui. Quand Jésus dit : « Va, appelle ton mari et reviens ici », « il ne juge pas cette femme, il ne la condamne pas, il attire son attention sur sa blessure, sa fragilité, sa faiblesse ; il lui révèle son malheur qu’elle avait caché, qu’elle s’était peut-être même caché à elle-même [18] ».
Le fruit est immédiat : « Dès que nous acceptons cette partie de nous-même que nous refusions de regarder, […] l’unité commence à se faire à l’intérieur de notre être, et c’est de l’unité que jaillit la fécondité [19] ». Ensemble sont nouées : l’unité, la vérité et la bonté (celle-ci comme diffusion de soi).
Et Jean Vanier de donner un exemple [20] : celui de Lucien, un homme profondément handicapé, ne parlant pas, ne regardant pratiquement jamais dans les yeux, ne marchant pas. Il est devenu ainsi le jour où, sa mère avec qui il vivait et de qui il recevait tout ayant été hospitalisée, il s’est retrouvé seul sans elle. Alors une communauté de l’Arche l’accueille et Lucien est tellement angoissé qu’il hurle et que rien ne peut le calmer. Or, continue Jean Vanier, « ce cri d’angoisse de Lucien était très aigu et j’avais l’impression qu’il pénétrait profondément en moi, dans des zones secrètes de mon être, réveillant ma propre angoisse. Je sentais naître en moi de la colère, puis très vite de la haine et de la violence. J’aurais été capable de tout pour le faire taire. C’était comme si toute une partie de mon être que j’avais appris à contrôler explosait littéralement en moi ». Et « cette révélation de ce qui se passait en moi », c’est-à-dire la capacité à faire du mal avec les personnes à handicap avec qui il avait vocation de vivre, était au moins aussi difficile à vivre que l’angoisse de Lucien. « C’est affreux de découvrir en soi cette capacité de haine et de violence et de voir comme nous sommes fragiles […] et comme c’est difficile de regarder cela en face ».
d) Un homme qui comble les désirs
Mais il y a plus. Non seulement Jésus montre ici sa vulnérabilité (ce qui est l’une des premières fois), mais il octroie à cette femme son plus grand don. D’abord, il va entrer en alliance avec cette femme auprès du puits : dans l’Ancien Testament, c’est autour du puits que se sont nouées quatre alliances, et toujours avec des femmes : « cette rencontre de Jésus avec la Samaritaine est une annonce de l’alliance, un moment de communion, de tendresse et de vérité [21] ».
Plus encore, à elle et à elle seule, il va révéler qu’il est le Messie. « Il ne l’a dit à personne d’autre [22]… »
En outre, « Jésus va révéler à cette femme » que la source est en elle (et non pas seulement en Lui), « que le vrai puits où s’abreuver n’est pas le puits de Jacob mais son cœur à elle [23] ».
Enfin, Jésus va rendre cette femme féconde : « Jésus désire que nous soyons des hommes et des femmes féconds, prêts à transmettre la vie » ; or, Jésus a cette parole extraordinaire : « L’eau que je te donnerai deviendra en toi source d’eau jaillissant en vie éternelle ». (Jn 4,10) Ainsi Jésus dit à cette femme : « tu donneras à boire aux autres, à beaucoup d’autres » et l’eau symbolise la vie [24]. Et ce dernier don rejoint le don précédent, car la femme enfante, engendre à partir de la source de la vie qui est en elle : « Jésus lui révèle qu’il y a un puits en elle, une source, une source divine ». Plus généralement, « quand on aime quelqu’un, on lui donne naissance, on lui donne confiance en lui-même, on lui montre combien il est beau, on lui révèle la puissance d’amour qui est en lui et sa capacité à donner la vie [25] ». C’est cela l’amour.
3) Le don de soi
Après la réception et l’appropriation (la juste relation à soi), les trois derniers jours parlent de la sortie de soi dans le don. Mais, blessés, n’ayant pas reçu d’amour, nous avons du mal à en donner. « Jésus sait que la rivalité a des racines très profondes dans le cœur humain. On veut tellement être aimé ou à défaut être admiré [26] ». Aussi Jean Vanier propose-t-il un chemin jalonné d’actes pour entrer dans l’authentique amour.
a) Aimer en touchant
Aimer, c’est s’approcher jusqu’à toucher l’autre : « Beaucoup des hommes et des femmes de l’Arche ne comprennent pas la parole. Le seul moyen de leur faire découvrir l’amour de Dieu passe par le toucher [27] ».
Tout proche est la vulnérabilité à se laisser aimer dont il était question ci-dessus. Après la Résurrection, comme avec la femme Samaritaine, Jésus part du très végétatif, du besoin physiologique le plus élémentaire, le besoin de manger : « Avez-vous quelque chose à manger ? » C’est par là qu’il veut démontrer sa Résurrection : dans cette « scène si humble », « Jésus n’apparaît pas comme un triomphateur, mais dans une grande petitesse [28] ».
b) Être patient
« L’amour est patient » (1 Co 13,4). Partant de l’exemple de Marie-Madeleine le matin de la Résurrection, Jean Vanier note qu’elle « attend dans l’impatience [29] ». En effet, « c’est très difficile d’attendre dans l’épreuve ». Aussi, la seule attitude : « Dans l’épreuve, il faut apprendre à attendre, souvent sans bouger, dans une attitude de prière et d’offrande [30] ».
Or, « notre attente la plus profonde », c’est « que nous ressuscitions [31] ».
c) Affronter la souffrance
Jean Vanier médite le passage où Jésus annonce qu’il va souffrir. La réaction de Pierre est celle de tout homme : « Notre première réaction est celle de Pierre. La souffrance nous fait horreur, nous renvoie à notre première souffrance enfantine, cette expérience que nous avons tous faite, qui est au cœur de notre cœur comme une blessure : la souffrance d’être rejeté, de ne pas être voulu, d’être de trop, de ne pas être aimé [32] ». Voilà pourquoi notre réaction peut être très violente.
Or, on le sait, Jésus réagit très vivement. « C’est très difficile d’entrer dans les pensées de Dieu sur la souffrance [33] ». Quel est le sens ? D’un mot : Jésus est venu révéler que « toute souffrance, toute blessure peut devenir offrande » ; Jean Vanier ne dit pas tout de suite féconde, ce qui serait insupportable, mais que, une fois acceptée et offerte, la souffrance, alors « peut devenir source de vie et être féconde [34] ».
Et qu’est-ce que Pierre va découvrir dans son refus de la souffrance ? Lui, qui n’est pas peureux, lui l’énergique, il va découvrir que « Jésus est en train de perdre » ; et il « ne le supporte pas [35] ». Voilà pourquoi, à la Croix, il « s’enfuit [36] ».
d) Aimer (pardonner à) son ennemi
Le pardon est le don par excellence : « Une des choses importantes pendant une retraite, c’est aussi de découvrir qui est son ennemi […], celui qui me bloque, me menace, m’angoisse, me fait fuir dans la tristesse ou l’agressivité [37] ».
Et, derechef, le pardon suppose la reconnaissance de sa pauvreté : « le pardon est d’abord la reconnaissance de l’alliance, non pas un étalage de bons sentiments [38] ».
e) Entrer dans la fin de vie
« Chez l’être humain, la croissance par la décroissance des facultés physiques ou intellectuelles est aussi importante que la croissance par l’acquisition [39] ». En effet, l’essentiel, chez l’être humain, c’est la pauvreté, c’est-à-dire la capacité d’accueil, comme on l’a vu. Or, par la vieillesse, à l’approche de la mort, « nous deviendrons tous plus faibles, plus fragiles, plus petits et il nous faudra alors accueillir cette pauvreté [40] ».
Comment ? « Très souvent, dans la décroissance, il y a chez le vieillard des puissances qui lui permettent de mieux s’accepter lui-même [41] ».
4) Le sourire, fruit du don de soi chez l’autre
Le fruit que le don que l’on fait de soi est accueilli est le sourire. Jean Vanier parle d’une jeune femme, Hélène de la communauté de Punla aux Philippines. Complètement amorphe, malgré ses quinze ans, elle ne réagit à rien. Kéiko, une japonaise, a beaucoup de mal à s’occuper d’elle du fait de l’absence totale de réaction. Jean Vanier l’encourage à continuer à lui parler avec douceur, à la toucher avec beaucoup de tendresse. Il ajoute « Si Dieu le veut, un jour, elle sourira. Et ce jour-là, Keiko, tu m’enverras une carte postale ». Ce qui arriva quelques mois plus tard « Hélène avait repris vie ; quelque chose d’emmuré en elle, au fond d’elle, s’était libéré, une petite source avait jailli [42] ».
Pascal Ide
[1] Jean Vanier, La source des larmes. Une retraite d’alliance, Paris, Parole et Silence, 2001.
[2] Ibid., p. 15.
[3] Ibid., p. 79.
[4] Ibid., p. 58.
[5] Ibid., p. 25.
[6] Ibid., p. 20.
[7] Ibid., p. 22.
[8] Ibid., p. 57.
[9] Ibid., p. 7.
[10] Ibid., p. 57.
[11] Ibid., p. 63.
[12] Ibid., p. 56.
[13] Ibid., p. 64.
[14] Ibid., p. 64-65.
[15] Ibid., p. 65.
[16] Ibid., p. 66.
[17] Ibid., p. 75.
[18] Ibid., p. 75.
[19] Ibid., p. 76.
[20] Ibid., p. 76-78.
[21] Ibid., p. 70.
[22] Ibid., p. 66.
[23] Ibid., p. 70.
[24] Ibid., p. 71.
[25] Ibid., p. 73.
[26] Ibid., p. 83.
[27] Ibid., p. 113.
[28] Ibid., p. 126.
[29] Ibid., p. 122.
[30] Ibid., p. 123.
[31] Ibid., p. 124.
[32] Ibid., p. 105.
[33] Ibid., p. 105.
[34] Ibid., p. 107.
[35] Ibid., p. 109.
[36] Ibid., p. 112.
[37] Ibid., p. 85.
[38] Ibid., p. 88.
[39] Ibid., p. 129.
[40] Ibid., p. 130.
[41] Ibid., p. 132.
[42] Ibid., p. 136-137.