Chapitre 4
Analyse détaillée du numéro 9 : « Dimension divine du mystère de la Rédemption »
Il nous reste à analyser plus en détail un numéro isolé de l’encyclique : le n. 9. Comme c’est l’un des plus coriaces et des plus riches, son étude permettra de se faire une idée de la manière de Jean-Paul II.
Rappelons d’abord que l’objet du numéro est l’étude de la dimension divine (le cœur) du mystère de la Rédemption, c’est-à-dire la réconciliation complète avec Dieu que réalise le Christ : lorsque nous parlerons de la Rédemption tout court, nous ne traiterons donc que de sa dimension divine. C’est dire si ce numéro est capital puisqu’il touche l’objet de l’encyclique dont le titre est justement « le Rédempteur de l’homme ».
En vue de faciliter la compréhension, nous procéderons en deux temps :
Tout d’abord, comme nous l’avons fait ci-dessus pour tous les autres numéros, nous donnerons la structure de la pensée de manière linéaire. C’est ce que l’on a appelé la « traduction » cartésienne de la circularité slave. Un chiffre romain entre parenthèses désignera les propositions qu’il faudra suivre au fil du texte.
Puis nous retrouverons dans le texte de Jean-Paul II (placé à droite) comment Jean-Paul II entrelace les articulations de son raisonnement (notre commentaire sera à gauche).
Auparavant, numérotez les phrases du texte des deux § composant ce numéro de I à XI.
1) Lecture du texte
« (I) En réfléchissant, de nouveau sur ce texte admirable du Magistère conciliaire, nous n’oublions pas, même un instant, que Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, est devenu notre réconciliation avec le Père. (II) C’est Lui, et Lui seulement, qui a a correspondu pleinement à l’amour éternel du Père, à cette paternité que Dieu a exprimée dès le commencement en créant le monde, en donnant à l’homme toute la richesse de la création, en le faisant ‘à peine moindre que les anges’ en tant que créé ‘à l’image et à la ressemblance de Dieu’. (III) Le Christ a également correspondu pleinement à cette paternité de Dieu et à cet amour, alors que l’homme a rejeté cette amour en rompant la première Alliance et toutes celles que Dieu par la suite a souvent offertes aux hommes. (IV) La Rédemption du monde – ce mystère redoutable de l’amour, dans lequel la création est renouvelée – est, dans ses racines les plus profondes, la plénitude de la justice dans un Cœur humain, dans le Cœur du Fils premier-né, afin qu’elle puisse devenir la justice des cœurs de beaucoup d’hommes qui, dans ce Fils premier-né, ont été prédestinés de toute éternité à devenir fils de Dieu et appelés à la grâce, appelés à l’amour. (V) La croix du Calvaire, sur laquelle Jésus-Christ – Homme, fils de la Vierge Marie, fils putatif de Joseph de Nazareth – ‘quitte’ ce monde, est en même temps une manifestation nouvelle de la paternité éternelle de Dieu, lequel, dans le Christ, se fait de nouveau proche de l’humanité, de tout homme, en lui donnant ‘l’esprit de Vérité’ trois fois saint.
« (VI) Cette révélation du Père et cette effusion de l’Esprit Saint, qui marquent d’un sceau indélébile le mystère de la Rédemption, font comprendre le sens de la croix et de la mort du Christ. (VII) Le Dieu de la création se révèle comme le Dieu de la Rédemption, Dieu ‘fidèle à lui-même’, fidèle à son amour envers l’homme et envers le monde, tel qu’il s’est déjà révélé au jour de la création. Et son amour est un amour qui ne recule devant rien de ce qu’exige sa justice. (VIII) C’est pourquoi le Fils ‘qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous’. S’il ‘a fait péché’ celui qui était absolument sans péché, il l’a fait pour révéler l’amour qui est toujours plus grand que toutes les créatures, l’amour qu’il est Lui-même, ‘car Dieu est amour’. (IX) Et surtout, l’amour est plus grand que le péché, que la faiblesse, que la caducité de la créature, plus fort que la mort ; (X) c’est un amour toujours prêt à relever et à pardonner, toujours prêt à aller à la rencontre du fils prodigue, toujours à la recherche de ‘la révélation des fils de Dieu’, qui sont appelés à la gloire. (XI) Cette révélation de l’amour est aussi définie comme la miséricorde, et cette révélation de l’amour et de la miséricorde a dans l’histoire de l’homme un visage et un nom : elle s’appelle Jésus-Christ ».
2) Exposé du texte
- a) La thèse (première phrase)
La thèse défendue par le pape est que le Christ nous a réconciliés avec le Père. Pour y voir clair, il est préférable de distinguer, peut-être un peu artificiellement, deux aspects qui seront développés successivement :
– une dimension plus ascendante de relation du Christ avec le Père : « le Christ est réconciliation avec le Père ».
– une dimension plus descendante de communication de ce mystère à tous les hommes : « le Christ est notre réconciliation ».
- b) Exposé de la dimension ascendante
1’) Première prémisse
Le Christ correspond totalement au Père, à son amour.
Le pape en offre une preuve inductive. Elle recouvre le mystère de la création et du salut. Cela se vérifie dès la création (deuxième phrase). Mais cela se vérifie aussi dans l’œuvre de rédemption, après le péché de l’homme : d’abord dans les premières alliances proposées par Dieu (troisième phrase), puis dans la Nouvelle Alliance en la Personne du Christ crucifié (quatrième et cinquième phrases).
2’) Seconde prémisse
La rédemption du monde est cette correspondance de l’homme au dessein du Père (c’est ce qu’affirme la première partie de la quatrième phrase). Mais, pour le comprendre, et c’est la difficulté de ce numéro, il faut faire appel d’une part, à une définition de la justice qui demeure implicite, d’autre part, à l’articulation amour-justice, qui ne sera faite qu’au second §.
Le raisonnement implicite de Jean-Paul II est le suivant :
– La justice implique une correspondance, une égalité, le respect d’une ordre. S. Augustin appelait justice »la volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun selon ce qui lui est dû ». Et la justice de Dieu emporte aussi cette notion. Mais si nous voulons nous en tenir au texte, il faut se contenter de dire que, pour Jean-Paul II, la justice entraîne une certaine équivallence, une restauration de l’égalité perdue, ce qui est une notion extrêmement universelle.
– Or, « la Rédemption du monde est la plénitude de la justice dans un Cœur humain ».
– Donc, le mystère de la Rédemption est bien cette correspondance.
Jean-Paul II développe la seconde proposition qui est relative à la nature de la Rédemption. Il serait court et tronqué de ne voir en cette dernière qu’une expression de la justice de Dieu. Elle est d’abord l’expression de l’amour de Dieu mais d’un amour qui intègre la justice.
L’encyclique précise aussitôt la thèse, dès ce premier § : la rédemption, nous dit l’incise est « ce mystère redoutable de l’amour, dans lequel la création est renouvelée ». C’est là encore un thème important de la constitution Gaudium et spes. Et on ne s’étonne pas que Jean-Paul II y fasse tant allusion : il connaît si bien le Concile Vatican II qu’il a écrit un livre sur lui alors qu’il était archevêque de Cracovie. Le titre est significatif [1]. Il faut attendre le second § pour que cette thèse soit établie :
a’) En effet, la Rédemption est un mystère de justice
On l’a dit plus haut sans explicitation. Ici, une seule phrase (la quatrième) tente d’approfondir, faisant d’ailleurs à nouveau l’impasse sur la définition de la justice car elle est considérée connue : la justice est une égalité, elle demande que le dû soit rendu : d’où le lien avec la recréation. Or, le Fils a été fait péché pour nous par Dieu ; par ailleurs l’homme s’est coupé de Dieu par son péché. Mais plus encore, le Fils redonne à l’homme ce qu’il avait perdu, à savoir la vie de Dieu.
Il est dommage que Jean-Paul II ne développe pas la manière dont il met en relation la parole de II Co 5, 21 et la justice de Dieu.
b’) Or, cette justice exprime l’amour de Dieu
Telle est la thèse qui est donnée dans la troisième phrase.
– Il nous est d’abord donné une raison générale (seconde phrase). Dieu est fidèle éternellement ; or, il a créé le monde et les hommes par amour ; donc tout acte même de justice demeure un acte d’amour.
Suivent deux raisons plus particulières liées aux deux aspects du mystère que Jean-Paul II ne dissocient jamais : la création et le pardon (on les a déjà vus au § 1, seconde et troisième phrases). En effet, la justice de Dieu révèle l’amour plus grand :
– d’une part, que toutes les créatures (cinquième phrase).
– d’autre part, que le péché lui-même (sixième phrase). En effet, l’amour est force de pardon ; et de citer un des passages qui sera au cœur de la seconde encyclique sur la miséricorde du Père : la parabole du fils prodigue.
- c) Exposé de la dimension descendante
Comment cette rédemption touche-t-elle tout homme ? Trois notes nous le disent ou plutôt nous le suggérent.
La première est dans la quatrième phrase : tous les hommes ont été prédestinés dans le Fils premier-né à devenir fils de Dieu (cf. note 54 pour les références scripturaires).
La seconde se trouve à cheval sur les phrases 4 et 5 : le Christ, vrai homme, communie à la même humanité que nous. Cette solidarité permet de conprendre pourquoi elle se poursuit dans la rédemption : Jean-Paul II présuppose en effet que le Christ nous sauve parce qu’il est homme et non seulement parce qu’il est Dieu. N’oubliez pas la précision qui est aussi une suggestion irréductible à la rigueur du plan : il existe une corrélation entre le Cœur du Fils et les cœurs de tous les hommes. C’est toucher du doigt la relation amour-justice dont il va être question dans un instant.
La troisième est dans la phrase 5 : le Christ est « proche […] de tout homme » par l’Esprit-Saint ; en effet, Il l’a donné sur la croix ; or, cet Esprit est celui même du Christ. Jean-Paul II ne détaille pas ces points qui seront développés dans l’encyclique sur l’Esprit-Saint (Dominum et vivificantem).
- d) Conséquences (§ 2)
Il y a deux manières de considérer ce second § : soit comme une explicitation du premier, et non seulement l’unité du numéro est mieux sauvegardée, mais l’envisager ainsi correspond davantage à la méthode du Saint-Père qui aime procéder par vagues, revenant sur les idées qu’il exprime une première fois en vue d’y revenir plus en détail ultérieurement (ainsi, l’incise sur la Rédemption comme mystère d’amour du Père, située dans le premier §, est développé dans le second) ; soit comme une série de conséquences, ce qui présente l’avantage de la clarté linéaire, mais s’adapte prioritairement à un esprit cartésien.
0’) Intention générale (première phrase)
Jean-Paul II va préciser deux points relatifs au mystère de la rédemption, points qui sont d’ailleurs connectés :
1’) Première conséquence (seconde phrase)
a’) Thèse (première proposition de la phrase)
Il ne faut pas séparer le Dieu de la création et le Dieu de la Rédemption.
b’) Raisons
La seule fin de la phrase fait allusion à deux, voire trois raisons : d’abord, Dieu est fidèle. Ensuite, la création est œuvre d’amour ; or, la Rédemption est œuvre d’amour (c’est ce qui est à démontrer). Enfin, le premier § nous a dit que la Rédemption était comme une recréation.
2’) Seconde conséquence : la Rédemption (notamment la Croix) est une œuvre d’amour
a’) Thèse (troisième phrase)
L’amour de Dieu, sous-entendu dans la Rédemption, inclut la justice.
b’) Preuve
Là encore Jean-Paul II procède par induction : il le montre dans la création (cinquième phrase) et dans l’œuvre de la Rédemption (sixième phrase).
c’) Conséquences
Tout d’abord, l’amour ainsi entendu est ce qu’on appelle la miséricorde (septième et dernière phrase, première partie) : et de faire référence à S. Thomas, non pas en un lieu où il définit la miséricorde, mais, et cela est significatif, à l’endroit où il dit que la Rédemption est le fruit de la miséricorde de Dieu. La Rédemption est donc le fait de la miséricorde divine.
La seconde conséquence est implicite et renvoie à la première phrase du § : ainsi, nous sommes à même de comprendre le sens de la croix et de la mort du Christ. Elles ne sont donc pas d’abord des signes de la justice de Dieu mais de son amour.
Dernière conséquence (septième phrase, seconde partie) : La révélation de la miséricorde est le Christ en personne. Nous revenons à notre thèse centrale : puisque la Rédemption est œuvre de miséricorde, le Christ est donc notre Rédemption.
C’est ce qui nous pousserait à considérer que ce second § amorce en fait une seconde preuve de la thèse générale, à savoir : le Christ nous a réconciliés avec Dieu.
3) Plan du texte
Nous ne reprendrons que la première des suggestions possibles de plan : nous l’avons dit, c’est elle qui paraît le plus respecter la dynamique de la pensée de Jean-Paul II.
a) La thèse
Le Christ nous a réconciliés avec le Père (I).
b) Exposé de la dimension ascendante
1’) Le Christ correspond totalement au Père
Cela se vérifie dès la création (II). Mais cela se vérifie aussi dans l’œuvre de rédemption (III et IV).
2’) Or, la rédemption du monde est cette correspondance de l’homme au dessein du Père (V)
En effet, la justice implique une correspondance, une égalité, le respect d’un ordre. Or, « la Rédemption du monde est la plénitude de la justice dans un Cœur humain » (VI). Donc, le mystère de la Rédemption est bien cette correspondance.
Explicitons et démontrons la deuxième proposition :
a’’) Thèse (VII).
b’’) Exposé et preuve
Il faut attendre le second § pour que cela soit montré :
1- En effet, la Rédemption est un mystère de justice (VIII).
2- Or, cette justice exprime l’amour de Dieu (IX). Il nous est d’abord donné une raison générale (X). Puis, Jean-Paul II offre une deuxième raison (XI).
c) Exposé de la dimension descendante
Comment cette rédemption touche-t-elle tout homme ? (XII)
Trois notes le suggèrent : la première (XIII) ; la deuxième (XIV) ; la troisième (XV).
Conclusion générale
Résumer ce qui précède serait inutile, puisque ce fut déjà fait dans le chapitre 1. Goûtons combien, au contact de Jean-Paul II, notre esprit s’est élargi, ouvert et, de ce fait, enrichi. Désormais nous sommes plus à même de saisir une pensée qui ne « fonctionne » pas comme la notre, mais qui a pourtant quelque chose à nous dire. Or, ne rencontre-t-on pas souvent dans le quotidien de ces intelligences différentes dont on croit de prime abord qu’elles n’ont rien à nous apprendre ?
Puisque cet aide-lecture vous a familiarisé avec le style du pape, lancez-vous maintenant sans filet dans la lecture de cette première encyclique sur le Rédempteur de l’homme. Reprenez-la seule, sans ce guide, cette manuductio (mot qui signifie, littéralement, ce qui conduit en étant tenu par la main). Circulez à l’intérieur avec liberté et que Jean-Paul II continue à nourrir autant votre intelligence que votre cœur.
Pour terminer, voici quelques textes sur la sollicitude du Christ pour tout homme : le premier est d’un Père de l’Église de la fin du second siècle, le second d’un docteur du treizième siècle, le dernier d’un visionnaire de notre temps :
« Dans les temps antérieurs, en effet, on disait bien que l’homme avait été fait à l’image de Dieu, mais cela n’apparaissait pas, car le Verbe était encore invisible, lui à l’image de qui l’homme avait été fait : c’est d’ailleurs pour ce motif que la ressemblance s’était facilement perdue. Mais lorsque le Verbe de Dieu se fit chair, il confirma l’une de l’autre : il fit apparaître l’image dans toute sa vérité, en devenant lui-même cela même qu’il était son image, et il rétablit la ressemblance de façon stable, en rendant l’homme pleinement semblable au Père invisible par le moyen du Verbe dorénavant visible [2] ».
Le salut apporté par le
« Christ a son effet selon que nous lui sommes incorporés, comme des membres à la tête. Or, il faut que les membres soient conformes à la tête. Le Christ a eu d’abord la grâce dans son âme, avec un corps soumis à la souffrance, et il est parvenu à la gloire de l’immortalité par le moyen de la passion. Nous qui sommes ses membres, nous sommes donc libérés de toute peine par sa propre passion, cependant nous recevons d’abord dans l’âme l’Esprit d’adoption des enfants, qui nous marque pour l’héritage de la gloire immortelle, tandis que nous avons encore un corps passible et mortel. Puis, configurés aux souffrances et à la mort du Christ, nous sommes conduits à la gloire immortelle selon le mot de l’Apôtre : ‘Enfants, et donc héritiers ; héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui, pour être aussi glorifiés avec lui’ [3] ».
« Jésus est au centre de tout, il assume tout, il porte tout, il souffre tout. Il est impossible de frapper un être sans le frapper, d’humilier quelqu’un sans l’humilier, de maudire ou de tuer qui que ce soit sans le maudire ou le tuer lui-même. Le plus vil de tous les goujats est forcé d’emprunter le Visage du Christ pour recevoir un soufflet, de n’importe quelle main. Autrement, la claque ne pourrait jamais l’atteindre et resterait suspendue, dans l’intervalle des planètes, pendant les siècles des siècles, jusqu’à ce qu’elle eût rencontré la Face qui pardonne [4] ».
Pascal Ide
[1] Karol Wojtyla, Aux sources du Renouveau. Étude sur la mise en œuvre de Vatican II, trad., Paris, Le Centurion, .
[2] Saint Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, V, 16, 2, trad. Adelin Rousseau, Paris, Cerf, 21985, p. 617-618.
[3] S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 49, a. 3, ad 3um.
[4] Léon Bloy, le 3 décembre 1894, cité par Michel Sales, Le corps de l’Église. Etudes sur l’Église une, sainte, catholique et apostolique, Paris, Communio-Fayard, 1989, p. 254.