1) Introduction
Le terme allemand Gemüt est riche de sens et propre à cette langue. Nous pourrions le rendre par « intelligence affective » ou par « intuition affective ». Toutefois, nous avons employé non seulement, c’est un syntagme, mais une traduction approximative. En tout cas, « sens affectif » [1] convient encore moins, parce que l’expression exclut la dimension intellectuelle, qui est pourtant essentielle au Gemüt.
Edith Stein accorde une importance très grande au Gemüt : « Nous avons attribué au Gemüt une signification importante dans l’ensemble de l’organisme de l’être de l’âme [Gesamtorganismus des seelisches Seins] [2] ». Riche est le concept de Gemüt chez Edith Stein [3].
Considérons brièvement le sens général de ce terme (2), avant de nous pencher sur le sens que lui accorde notre auteur. Nous évoquerons brièvement son évolution (3), pour nous centrer surtout sur le statut ontologique de cette instance si originale. Pour cela, nous procéderons à une induction de quelques expériences fondamentales qui font ressortir la fonction particulière exercée par le Gemüt (4), et tenterons de les synthétiser en une définition (5), avant de proposer notre propre interprétation qui, sans surprise, se fera à la lumière de l’amour-don et, ici, de l’anthropologie du cœur (6).
2) Sens général de Gemüt
L’on pourrait distinguer cinq temps dans l’évolution du terme Gemüt (c’est nous qui introduisons les retours à la ligne) :
« Au xviiie siècle, lorsque les savants passent du latin aux langues nationales en philosophie, Gemüt signifie le principe psychique de l’homme en général (Kant) à côté des fonctions des expériences de la connaissance [Erkenntniserlebnissen].
« En outre, Gemüt est compris comme l’ensemble de la conscience émotive, c’est-à-dire le sentir et le désirer, ou simplement l’expérience du sentiment [Gefühlserleben].
« Dans son application au sentiment, Gemüt est associé tantôt aux phénomènes du sentiment dans leur ensemble, tantôt à certains aspects particuliers du sentiment, soit aux sentiments dits inférieurs, les sentiments sensibles, soit aux sentiments dits supérieurs, les sentiments de l’esprit, ou simplement les affections ou les humeurs.
« Lors, dans ce deuxième sens, le Gemüt est compris comme une force de l’âme, qui rend capable du don de soi [Hingabe] aux biens idéaux, le Gemüt devient le théâtre de l’expérience des valeurs [Wert-Erlebens], caractérisé par conséquent (comme le théâtre) de l’expérience des valeurs religieuses. […]
« Le Gemüt a une importance particulière pour la vie religieuse. Accompagnant la représentation des faits (vérités de la foi, lois morales), le Gemüt possède une grande force d’impression [Einprägungswirkung]. Les expériences des valeurs sont intériorisées par l’accentuation du sentiment [Gefühlsbetonung] et mises en forme [gestaltet] de manière prégnante [4] ».
Dans l’entrée « Gemüt » du Lexikon für theologie und Kirche, le philosophe Martin Honnecker (1888-1941) relève que sa signification recouvre autant l’affectivité que la connaissance, le sensible que l’intelligible, et même autant l’éthique (l’expérience des valeurs) que le religieux (l’expérience religieuse) [5].
3) Évolution
Sans entrer dans le détail de l’évolution de la pensée steinienne relative au Gemüt [6], on constatera que notre auteur emploie plus fréquemment ce terme dans ses œuvres de jeunesse. En revanche, le vocable s’efface presque complètement dans son maître-ouvrage de la maturité, Endliches und Ewiges Sein : isolé, il n’apparaît qu’une fois, attribué aux êtres purement spirituels [7]. Associé dans ces mots-valises que prise l’allemand (par exemple dans Gemütsbewegun, « mouvement du Gemüt », ou Gemütszustände, « état du Gemüt »), il ne présente que neuf occurrences.
Une explication, au moins partielle, de cette évolution, tient aux nouvelles catégories mobilisées par Edith Stein. D’abord, le terme Herz, « cœur », a pris une place décisive. Or, il désigne le centre : « Le cœur est le centre vital véritable [8] ». De plus, le cœur présente une polysémie qui englobe l’organe corporel (son « activité est décisive pour la vie du corps [9] ») et l’intérieur de l’âme (« le cœur est manifestement le plus actif dans ce qui se passe à l’intérieur de l’âme, car la relation entre le corps et l’âme n’est nulle part plus clairement perçue [10] »). Étant donné ce que nous dirons sur l’activité unificatrice du Gemüt, faut-il affirmer que Herz désigne de manière plus biblique et plus précise ce que, autrefois, le Gemüt signifiait ? Ce n’est pas sûr.
Par ailleurs, en effet, Être fini et Être éternel propose une triade nouvelle de facultés, d’inspiration augustinienne et sanjuaniste : mémoire – entendement – volonté ; or, elle n’est pas superposable à d’autres antérieures où Gemüt trouvait sa place.
De cette évolution, néanmoins, on ne peut tirer la conséquence que le terme Gemüt serait discrédité. Même si matériellement, Gemüt s’est extrêmement raréfié, il n’a pas disparu ni n’a été proprement remplacé. Il semble plutôt qu’il y ait une exploration nouvelle et donc une « complémentarité » d’approche [11].
4) Induction
Différentes expériences fondent le sens du Gemüt.
a) Gemüt et accès au valeurs
Max Scheler a fait du sentiment la voie d’accès à la valeur. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de sa philosophie ou de sa hiérarchie des valeurs (sensibles, vitales, spirituelles et religieuses). Notons seulement que, pour Scheler, le ressenti de la valeur ne fait pas qu’accompagner la valeur (il n’y a pas plus de valeurs sans sentir qu’il n’y a de vision sans couleur [12]), il présente une capacité intentionnelle : il donne à connaître cette valeur, avant même toute perception cognitive de l’objet [13]. Ainsi, le sentiment permet d’évaluer la valeur.
Or, Edith Stein fut grandement influencée par Max Scheler, tout en prenant ses distances [14]. Elle souligne sa contribution pour la philosophie en général : « Le mérite de Scheler qui perdura, sera la référence au monde des valeurs matérielles (l’agréable sensiblement, l’utile, le beau, le vrai, le moralement bon, le saint) et leur signification pour la construction de la personnalité ». Et pour le catholicisme en particulier auquel il a ouvert la voie à beaucoup d’anticatholiques : « Il a ouvert les yeux de beaucoup aux valeurs de la sphère religieuse dans une vision spécifiquement catholique. Il avait dévoilé le sens originel d’idées dont la compréhension s’était évanouie dans les courants incroyants modernes, telles que la vertu, la contrition, l’humilité, aux plus instruits parmi ceux qui les méprisaient. Nous savons gré au défunt [Scheler] d’avoir ouvert le chemin de la vraie foi catholique à beaucoup de personnes [15] ».
Voilà pourquoi, de manière générale, Edith Stein affirme que l’accès à la valeur de la personne (mais aussi de la chose) ne se fait pas seulement par l’intelligence et la volonté, mais aussi par le « sentir », Fühlen. « L’esprit ne sort pas seulement de lui-même en connaissant et en voulant, mais aussi en sentant », par « un accueil en sentant [fühlendes Aufnehmen] [16] ». De manière particulière, Edith Stein note l’apport du Gemüt dans l’accueil et l’évalution des valeurs : « Dans tous les mouvements du Gemüt se trouve un moment d’évaluation : ce que le Gemüt saisit, il le saisit comme significatif positivement ou négativement – pour l’homme [Mensch] concerné lui-même ou indépendamment de cela, ‘en soi’, ‘objectivement’ [17] ».
Toutefois, à l’instar de Karol Wojtyla dans sa thèse de philosophie, Edith Stein exprimera une distance toujours plus grande à l’égard du subjectivisme schélérien : elle ébauche déjà une prise de distance dans sa thèse sur l’empathie [18] où elle parle du « sentiment de valeur », Wertfühlen [19] ; elle l’affirmera nettement dans Endliches und Ewiges Sein. Relevons cette importante mise au point qui est aussi un précieux discernement sur l’articulation des apports modernes et médiévaux :
« Dans la mesure où il est destiné à rendre [plus] parfaits d’autres étants, [un étant est appelé] ‘un bien’. Ce qui le rend bon : sa signification pour les autres, telle qu’elle est fondée dans sa quiddité, a reçu dans la philosophie moderne le nom de ‘valeur’ (bonum signifie les deux : l’étant comme bien et la bonté de l’étant). La diversité des genres et types d’étants fonde une diversité de valeurs qui sont différentes les unes des autres. La distinction entre ‘bien’ et ‘valeur’ est importante, pour clarifier l’enracinement de la bonté dans l’être [20] ».
Autrement dit, la valeur est le bien tel qu’il est subjectivement appréhendé. Mais le bien est objectivement fondé dans l’être, puisque le bien est lui-même convertible avec l’être. Donc, l’être fonde la subjectivité de la valeur et la leste ontologiquement.
b) Expériences fondatrices
Jusqu’ici nous avons proposé une approche historique et indirecte. Considérons maintenant l’expérience proprement dite du Gemüt :
« Nous pouvons être nous-même fortifiés non seulement par la force d’autres personnes, mais aussi par tout ce qui, par eux et en eux, peut devenir objet de prises de position positives, c’est-à-dire par toutes leurs valeurs personnelles, leur bonté, leur amabilité, etc. Le cercle ne fait que s’élargir bien davantage. Je peux éprouver de la joie non seulement à l’égard des valeurs personnelles, mais aussi à l’égard de la beauté de la nature et des œuvres d’art, de l’harmonie des couleurs et des tons. Tout le domaine des valeurs positives est une source incommensurable de force d’âme [21] ».
Pour exposer la richesse du Gemüt , procédons de manière analytique et distinguons les deux pôles, objectif et subjectif, quitte à être trop sèchement didactique.
1’) Le pôle objectif
Nous éprouvons le Gemüt dans différents cas : face aux personnes et leurs valeurs, mais aussi face à la nature :
« Je peux éprouver de la joie non seulement à l’égard des valeurs personnelles, mais aussi à l’égard de la beauté de la nature et des œuvres d’art, de l’harmonie des couleurs et des tons. Tout le domaine des valeurs positives est une source incommensurable de force d’âme [22] ».
- Le Gemüt s’éveille face à la beauté de la nature, par exemple la contemplation d’une vallée :
« Nous expérimentons la clarté et la douceur comme des particularités de cette vallée ; nous l’expérimentons aussi lorsque nous sommes déchirés intérieurement et sans paix, et que nous ressentons douloureusement ce contraste avec le caractère du paysage. Et lorsque nous sommes nous-mêmes transformés intérieurement par le caractère de ce paysage, nous l’expérimentons comme venant de lui [23] ».
Comment ne pas songer qu’Edith Stein, dont on sait la discrétion jusqu’à la taciturnité [24], partage une expérience – en particulier lorsqu’elle ajoute le décalage entre la paix extérieure du paysage et le déchirement intérieur.
- Il est aussi suscité par la personne, en particulier par la partie de son corps qui est à la fois la plus visible et la plus riche de sens, son visage :
« Nous ne lisons dans [hineindeuten] les lignes et les couleurs du paysage pas plus que dans les lignes et couleurs d’un visage humain, à partir duquel nous sommes regardés avec clarté et douceur [25] ».
Ici, Edith Stein retrouve sans le savoir la méditation de Nicolas de Cues sur l’icône, mais appliquée au regard de l’homme. Quoi qu’il en soit, prime encore l’objectivité de l’expérience : ce qui prime n’est pas le fait que je regarde (et éprouve tel sentiment), mais que je sois regardé.
Et le Gemüt provient aussi des valeurs personnelles, c’est-à-dire les valeurs présentes chez la personne :
« Nous pouvons être nous-même fortifiés non seulement par la force d’autres personnes, mais aussi par tout ce qui, par eux et en eux, peut devenir objet de prises de position positives, c’est-à-dire par toutes leurs valeurs personnelles, leur bonté, leur amabilité, etc. Le cercle ne fait que s’élargir bien davantage [26] ».
2’) Le pôle subjectif
Subjectivement, le Gemüt se caractérise de plusieurs manières.
Tout d’abord, le Gemüt s’éveille lorsque l’âme reçoit ; c’est un ébranlement qui fait suite à un événement.
En outre, seul ce qui pénètre intimement la personne produit le Gemüt. En traitant de la formation de l’être humain, Edith Stein relève l’impact considérable du Gemüt :
« Seul ce qui du monde extérieur parvient à pénétrer l’intérieur de l’âme, sans être seulement reçu par les sens et l’intelligence, mais qui, mettant ‘le cœur et le Gemüt’ en émoi, s’intègre réellement à elle, est vrai matériel de formation [Bildungsmaterial] [27] ».
Dans ce passage, Edith Stein semble le distinguer fortement de l’intelligence. En réalité, il ne nie pas l’entendement, nécessaire pour assurer l’objectivité « du monde extérieur » et le respect de la donation. Mais il ajoute que ce n’est que par le ressenti (Edith Stein parle d’« émoi »), donc par l’affectivité, que la réalité extramentale « pénètre[…] l’intérieur de l’âme ».
Plus encore, par le Gemüt, la réalité, que ce soit la beauté de la nature ou, a fortiori, les valeurs de l’autre, entre dans le Geheimnis, c’est-à-dire à la fois le « mystère » et le « secret », de son être :
« Ce qu’elle est et comment elle est, l’âme le perçoit dans son intérieur, d’une façon obscure et indicible qui lui montre le secret [Geheimnis] de son être comme secret, sans le lui dévoiler. Elle porte en soi la destination de ce qu’elle doit devenir : à travers ce qu’elle accueille et ce qu’elle fait. Elle perçoit si ce qu’elle accueille est compatible avec son propre être, profitable ou non, et si ce qu’elle fait, est dans le sens de son être ou non. À cela correspond la condition dans laquelle elle se ‘trouve’ dans chaque contact et échange avec le monde [28] ».
Le Geheimnis dont il est ici question peut s’interpréter à partir de l’ontologie balthasarienne comme un fond en excès à l’égard de l’apparition qui le manifeste [29]. Autrement dit, le monde, tout en pénétrant dans l’intimité de l’être, en sauvegarde la profondeur « indicible ». Ainsi le Gemüt donne accès à l’intériorité de l’âme tout en la préservant pudiquement.
Enfin, le Gemüt est une puissance de transformation : « nous sommes nous-mêmes transformés intérieurement ». Dans l’expérience du paysage en contraste avec son bouleversement intérieur, Edith Stein ajoute que « le caractère de ce paysage », en l’occurrence sa beauté, « transform[e] intérieurement » celui qui le contemple et se laisse émouvoir en profondeur.
3’) Corrélation des deux pôles
Bien qu’il soit ressenti intérieurement, le Gemüt n’est pas simpliciter subjectif. Edith Stein s’oppose ici diamétralement à la conception idéaliste, par exemple kantienne, de la beauté : loin d’être une synthèse subjective opérée par le connaissant, la beauté émane du paysage comme tel : « nous l’expérimentons comme venant de lui ».
De plus, dans l’autre sens, l’âme humaine surélève spirituellement les data :
« Les couleurs et les formes spatiales, la lumière et l’obscurité, la rigidité et la fermeté. La configuration d’ensemble [Gestaltganzen] dans laquelle entrent tous ces aspects, ont tous un sens. Quelque chose de spirituel parle à partit d’eux. Ils n’en deviennent pas pour autant des personnes, et nous n’avons pas le droit de leur attribuer une âme. (Ce serait, en effet, une ‘projection’) [30] ».
Par le Gemüt, l’âme accueille ces données sensibles, visuelles propres (« les couleurs », « la lumière et l’obscurité ») ou communes (« les formes spatiales) ainsi que tactiles (« la rigidité et la fermeté »). Or, ce faisant, elle les unifie (elle leur donne une « configuration d’ensemble »), leur donne « un sens » et un sens qui englobe chacun (« tous un sens ») en ses différentes perspectives (« tous ces aspects »), et les surélève spirituellement (« Quelque chose de spirituel parle à partir d’eux »). Edith Stein ajoute une fine observation qui n’est pas de mince portée aujourd’hui : les objets sensibles « n’en deviennent pas pour autant des personnes, et nous n’avons pas le droit de leur attribuer une âme ». Lorsqu’on songe aux pratiques actuelles qui consistent à faire parler les arbres, mais aussi les différentes entités naturelles. Naïvement, la personne qui entend des choses, ne se rend pas compte qu’elle est dans la « projection » et cède à une représentation animiste…
Enfin, loin d’être passif, le Gemüt permet aussi au sujet de discerner et de trier ce que l’âme reçoit, lorsqu’elle est en « contact […] avec le monde ». Dans le passage de Endliches und Ewiges Sein cité ci-dessus, Edith Stein dit que l’âme « perçoit si ce qu’elle accueille est compatible avec son propre être, profitable ou non, et si ce qu’elle fait, est dans le sens de son être ou non ».
c) Le Gemüt dans l’expérience féminine
Assurément, comme les autres capacités, le Gemüt existe autant chez l’homme que chez la femme. Toutefois, il est plus développé, plus actif chez la femme : « La force de la femme réside dans la vie du Gemüt [31] ». Un signe en est que le Gemüt s’exprime dans l’empathie ; or, si celle-ci est exercée par les deux sexes, elle prédomine nettement chez la femme qui se caractérise par « le don naturel d’empathie envers les êtres étrangers et leurs besoins [32] ». Donc,
« partout où le Gemüt, l’intuition, la capacité d’intuition et d’adaptation interviennent, partout où il s’agit de l’être humain pris dans son entièreté, le soigner, le former, l’aider, le comprendre ou exprimer son essence – là il y a un champ d’action pour une activité vraiment féminine [33] ».
La cause en est la finalité même de la femme qu’est la maternité. De même que « la capacité d’empathie de la mère » est « plus affinée [34] », de même en est-il du Gemüt. En effet, ce dernier est tourné vers la personne de l’autre ; or, par sa mission de porter la vie, la femme est altérocentrée. Ainsi, le Gemüt est « la faculté personnelle par excellence. Il correspond à la finalité maternelle de la femme [35] ».
4) Détermination causale
Ces différentes expériences peuvent être ressaisies de manière plus synthétique et plus causale.
a) Topique
On peut lire l’approche suivante du Gemüt chez Sophie Bingelli :
« Le Gemüt désigne l’intérieur de l’âme – plaque tournante à la racine du corps et de l’âme. Il constitue la charnière des facultés de l’âme – pièce maîtresse dans la prise de position, l’engagement. Il se trouve dans un rapport intentionnel avec le monde des valeurs – l’esprit [36] ».
La spécialiste de Stein propose une description plus qu’une définition. Or, si la description permet de tout tenir, elle n’offre pas un point de vue unitaire ou synthétique.
b) Approche ontologique par les facultés
À plus d’une reprise, nous l’avons vu, Edith Stein corrèle le Gemüt aux sens et à l’affectivité. C’est ainsi qu’elle corrèle « le Gemüt, l’intuition, la capacité d’intuition et d’adaptation [37] ». En même temps, il ne saurait se passer de l’esprit :
« Il [le Gemüt] a une fonction cognitive essentielle, il est le centre où la réception de l’étant se mue en une prise de position et en un acte personnel. Mais il ne peut accomplir sa fonction sans la coopération de l’entendement et de la volonté. Sans le travail préliminaire de l’entendement, il ne parvient pas à un résultat cognitif. L’entendement est la lumière qui éclaire son chemin, et, sans cette lumière, oscille çà et là. […] Ses propres mouvements ont besoin du contrôle de l’entendement et de la direction par la volonté [38] ».
Ce texte important montre que, pour Edith Stein, le Gemüt est intimement lié à l’exercice des deux puissances spirituelles, l’intelligence et la volonté. De plus, il requiert leur « coopération », c’est-à-dire leur double opération. Enfin, cette communion ne va pas sans un ordre, la périchorésis n’exclut pas une taxis : la cognition exercée par l’entendement précède la « direction » donnée par la volonté.
D’ailleurs, dans le Gemüt, parle « la voix de la conscience [Stimme der Gewissens], qui l’encourage à l’agir juste et la retient pour ce qui est injuste, qui donne un jugement sur les actes, une fois qu’ils sont accomplis, et sur l’état dans lequel ils ont laissé l’âme [39] ». Or, la conscience est un acte de l’entendement. Encore une fois, pour être affectif, le Gemüt n’est nullement étranger à l’esprit.
En même temps, le texte de Christliches Frauenleben déborde de toute part l’approche ontologique classique vers une approche ontotopique : le Gemüt « est le centre » ; de plus, il est un centre actif puisqu’en lui la connaissance « se mue » en décision et en action ; enfin, il s’ébauche quelque chose de la dynamique du don, puisqu’Edith Stein parle de la connaissance en termes de « réception ».
c) Approche plus ontotopique
De manière générale, Edith Stein est sensible à une vision augustinienne (mais aussi thérésienne) de l’être humain en termes d’intérieur et d’extérieur. Dans cette perspective plus schématique, elle convoque aussi deux autres couples équivalents : profondeur et donc, implicitement, superficie ; centre et donc, implicitement, périphérie :
« L’âme dans sa totalité est spirituelle. Sa particularité est d’avoir un intérieur, un centre [Zentrum], à partir duquel elle sort pour rencontrer des objets et où elle revient en apportant chez soi ce qu’elle a gagné à l’extérieur, et à partir duquel elle peut elle-même donner vers l’extérieur. Ici est le centre de l’existence humaine [Zentrum des menschlichen Daseins] [40] ».
Nous relèverons en passant une nouvelle allusion à la dynamique du don, non plus dans le moment de réception, mais dans le moment de donation. Plus encore, elle distingue plusieurs niveaux de profondeurs, allant jusqu’à parler de « centre du centre », de « noyau de l’âme, « l’âme de l’âme ».
Edith Stein applique cette vision ontophanique à sa compréhension du Gemüt :
« La langue allemande utilise pour cela le mot Gemüt. Lorsqu’elle désigne par cela aussi l’âme, il s’agit alors de ‘l’âme de l’âme’, là où elle est chez elle, où elle se trouve et se trouve telle qu’elle est ou telle qu’elle est disposée. Là aussi elle reçoit intérieurement ce qu’elle saisit avec les sens et l’entendement, le comprend dans sa signification, y réfléchit, le conserve pour en puiser la force ou en est agressée [41] ».
Ici le Gemüt exprime non seulement l’âme, mais « l’âme de l’âme » ; or, cette distinction demande de stratifier l’âme et donc de distinguer plusieurs couches à l’intérieur même de notre intériorité. De plus, ce centre concentre les facultés ou du moins leurs actes : autant ceux des « sens » et de « l’entendement » (la saisie de la « signification » et la réflexion), que la mémoire (qui « conserve ») et la volonté qui donne « la force ». Cette intime intériorité est aussi pensée en terme de demeure : l’âme s’y « trouve » « chez elle », « telle qu’elle est ». Enfin, elle est traversée par un mouvement dont nous allons maintenant redire qu’il est celui du don.
5) Gemüt et amour-don. Un enrichissement croisé
D’un côté, le Gemüt est enrichi d’être interprété à partir de la lumière de l’amour-don. De l’autre et en retour, il enrichit la métaphysique ontodologique.
a) Le Gemüt à la lumière de l’amour-don
Nous avons relevé à plusieurs reprises qu’Edith Stein mobilise le lexique du don. De plus, elle parle volontiers du cœur ; or, une anthropologie de l’amour-don est aussi une anthropologie du cœur.
En outre, reprenons une citation faite ci-dessus. Le Gemüt qui est « l’âme de l’âme » est animé par différents actes où l’on discerne non seulement les trois moments du don (réception, appropriation, donation), mais leur intime connexion : « elle reçoit intérieurement ce qu’elle saisit avec les sens et l’entendement [réception], le comprend dans sa signification, y réfléchit, le conserve [appropriation] pour en puiser la force [donation] ».
Par ailleurs, pour Edith Stein, le Gemüt est aussi une expérience de vulnérabilité. Dans une des citations ci-dessus, elle affirme que ce que le Gemüt « reçoit » et « conserve » en elle est source à la fois d’énergie (l’âme y « puise[…] la force ») et de fragilité (elle peut s’en trouver « agressée »). Or, l’expérience de la vulnérabilité positive est celle d’une entrée dans les profondeurs du cœur.
Ajoutons que, du moins pour le « premier » Scheler [42], non seulement les sentiments sont ce qu’il y a de plus intime à la personne, mais que le sentiment par excellence est l’amour. C’est ce qu’affirme l’éditeur des Œuvres complètes de Max Scheler, proposant un intéressant rapprochement historique :
« Pour Scheler, l’amour comme sentiment constitue ce qu’il y a de plus intérieur à la personne : il est possible de définir la personne humaine comme ens amans […]. [En] découle un principe majeur qui traverse toute la première période de l’œuvre schélérienne : les sentiments et l’amour ont une logique qui leur est propre, très différente de la logique de la raison. En cela Max Scheler suit le mathématicien du 17e siècle et philosophe français Blaise Pascal [43] ».
Certes, la conception schélérienne des valeurs et de l’amour est sensible plus que volontaire, selon la forte critique de Karol Wojtyla, du moins place-t-il l’amour au centre.
b) L’amour-don à la lumière du Gemüt
Dans l’autre sens, l’introduction du concept de Gemüt enrichit l’anthropologie du cœur. Celui-ci est le plus souvent interprété à partir de l’intelligence et de la volonté. Proche de l’esprit (pneuma) ou de la memoria, le cœur se comprend cognitivement. Voire, l’introduction d’une dimension cognitive conduit à suspecter un retour vers la conception romantique de l’amour. Le Gemüt conjure ce risque tout en accordant à nouveau toute sa place à l’affectivité, en particulier à travers l’expérience, qui semble décisive pour Edith Stein, de la transformation : seul change celui qui a été ému. Or, et c’est là un apport inédit de grande portée, cette métamorphose, loin d’être régionale ou, a fortiori, superficielle, touche à l’intime : par le Gemüt, c’est toute l’intimité secrète de la personne qui est rejointe et changée.
Voilà pourquoi il importe peu de savoir si Edith Stein a remplacé le Gemüt par le cœur, si, en adoptant l’anthropologie augustinienne, à travers les triades convoquées par Être fini et Être éternel, elle prend ses distances à l’égard des catégories mobilisées dans ses œuvres antérieures, notamment les notions thomistes : « Bien qu’il eut comme point de départ Thomas, il [ledit ouvrage] est devenu néanmoins fortement augustinien [44] ». Au-delà des mots, c’est toujours la même res qu’elle veut toucher : en quoi consiste le centre le plus intime de l’homme ?
En définitive, qu’est le Gemüt ? Ne serait-il pas l’essence même du cœur, c’est-à-dire le cœur en sa réceptivité sentante, intelligente et active, bref le cœur comme « organe de l’amour ». Au fond, le Gemüt est peut-être ce qui dit au mieux que notre cœur est avant tout ce qui vit de l’amour, et de l’amour-don. En effet,
« Qui se donne à Lui, atteint, dans l’union aimante avec Lui, l’accomplissement de l’être [Seinsvollendung], cet amour, qui est à la fois reconnaissance [Erkenntnis], don du cœur [Herzenshingabe] et acte libre [freie Tat] [45] ».
Or, la « reconnaissance » dit la réception, l’« acte libre » dit l’autopossession, donc l’appropriation, et le « don du cœur », qui est « l’accomplissement de l’être », la donation.
6) Bibliographie secondaire en français
Sophie Bingelli, Le féminisme chez Edith Stein, Paris, Parole et Silence, 2009, p. 309-325.
Marc Timmermans, La différence qui enrichit. La différence sexuelle selon Edith Stein et Jean-Paul II, coll. « Studia Theologica Internationalia » n° 2, Krakow, 2019, p. 64-76.
Pascal Ide
[1] Tel est le choix de l’édition du recueil sur la femme : Edith Stein, La femme. Cours et conférences, trad. Marie-Dominique Richard, Paris – Toulouse – Genève, Le Cerf – Éd. du Carmel – Ad Solem, 2008.
[2] Christliches Frauenleben, 1932, dans Edith Stein Gesamtausgabe [désormais cité ESGA], Freiburg im Brisgau-Basel-Wien, Herder, 13. Die Frau. Fragestellungen und Reflexionen, 22002, p. 87. À ce volume important pour notre propos, est joint le numéro de l’article, en l’occurrence ici le 6 : il s’agit donc de ESGA 13-6.
[3] Je m’aiderai des textes et de l’analyse proposée par Marc Timmermans, La différence qui enrichit. La différence sexuelle selon Edith Stein et Jean-Paul II, coll. « Studia Theologica Internationalia » n° 2, Krakow, 2019, p. 64-76.
[4] Stephan Strasser, Das Gemüt. Grundgedanken zu einer phänomenologischen Philosophie und Theorie des menschlichen Gefühsllebens, Freiburg-im-Brisgau, Herder, 1956, p. 121-127.
[5] Martin Honnecker, « Gemüt », Lexikon für Theologie und Kirche, Freiburg-im-Brisgau, Herder, 1932, col. 320.
[6] L’évolution fut étudiée par Sophie Bingelli, Le féminisme chez Edith Stein, Paris, Parole et Silence, 2009, p. 309-325.
[7] Endliches und Ewiges Sein. Versuch eines Aufstiegs zum Sinn des Seins, ESGA 11/12, 2006, p. 335.
[8] Ibid., p. 369.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] C’est cette hypothèse exégétique que Marc Timmermans propose en passant, sans malheureusement développer cette intuition (La différence qui enrichit, p. 75).
[12] Max Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Werthethik. Neuer Versuch der Grundlegung eines ethischen Personalismus, coll. « Gesammelte Werke » n° 2, Bonn, Bouvier Verlag, 2000, p. 32-45.
[13] Cf. Ibid., p. 40.
[14] Sur l’impact de la personne et des idées de Scheler sur ES, cf. les notations fines et nuancées dans son autobiographie (Aus dem Leben einer jüdischen Familie und weitere autobiographische Beiträge, ESGA 1, 2002, p. 210-211).
[15] Weltanschauliche Bedeutung der Phänomenologie, dans « Freiheit und Gnade » und weitere Beiträge zu Phänomenologie und Ontologie (1917-1937), ESGA, 9-8, 2014, p. 156.
[16] Endliches und Ewiges Sein, p. 383.
[17] Christliches Frauenleben, p. 92.
[18] Cf. Zum Problem der Einfühlung, ESGA 5, 2008, p. 119.
[19] Cf. Claudia Mariéle Wulf, Der Mensch, ein Phänomen. Eine phänomenologische, theologische und ethische Anthropologie, Vallendar, Patris Verlag, 2011, p. 207.
[20] Endliches und Ewiges Sein, p. 272-273.
[21] Der Aufbau der menschlichen Person. Vorlesung zur philosophischen Anthropologie, ESGA 14, 2004, p. 113.
[22] Der Aufbau der menschlichen Person, p. 113.
[23] Der Aufbau der menschlichen Person, p. 114-115.
[24] Sa grande amie qui fut aussi sa marraine de baptême témoigne : « Elle était une nature particulièrement fermée, scellée en elle-même » (Hedwige Conrad-Martius, « Meiner Freundin ES », Herbstrith (éd.), Denken im Dialog. Zur Philosophie Edith Steins, Tübingen, Attempto Verlag, 1991, p. 176. Ce texte fut publié pour la première fois dans Hochland, 51 (1958_1959), p. 38-46.
[25] Der Aufbau der menschlichen Person, p. 115.
[26] Der Aufbau der menschlichen Person, p. 113.
[27] Grundlagen der Frauenbildung, 1930, ESGA 13-3, p. 33.
[28] Endliches und Ewiges Sein, p. 372. Souligné par l’auteur.
[29] Cf. Pascal Ide, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, coll. « Présences » n° 13, Namur, Culture et vérité, 1995, chap. 1.
[30] Der Aufbau der menschlichen Person, p. 115.
[31] Christliches Frauenleben, p. 87.
[32] Die Bestimmung der Frau, ESGA 13-4, p. 49.
[33] Beruf des Mannes und der Frau nach Natur- und Gnadenordnung, 1931, ESGA 13-5, p. 75.
[34] Probleme der neueren Mädchenbildung, 1932, ESGA 13-8, p. 191.
[35] Sophie Bingelli, Le féminisme chez Edith Stein, p. 321.
[36] Sophie Bingelli, Le féminisme chez Edith Stein, p. 310.
[37] Beruf des Mannes und der Frau nach Natur- und Gnadenordnung, p. 75.
[38] Christliches Frauenleben, p. 87.
[39] Endliches und Ewiges Sein, p. 372. Souligné par l’auteur.
[40] Der Aufbau der menschlichen Person, p. 129.
[41] Der Aufbau der menschlichen Person, p. 129.
[42] L’on pourrait distinguer deux périodes, l’une monothéiste et catholique allant de 1897 (année de la thèse) à 1920-1922, et l’autre toujours plus moniste, à partir du moment où il s’éloigne davantage de la doctrine catholique, depuis 1920-1922 jusqu’à sa mort en 1928, : pendant la première période, « les domaines prédominants de son enquête étaient l’éthique des valeurs, les sentiments, la religion, la théorie politique, et les domaines connexes, le tout traité selon la compréhension propre qu’avait Max Scheler de la phénoménologie ». À partir de 1920-1922, « Scheler défie la notion d’un Dieu créateur. La divinité, l’homme, et la forme mondiale sont toujours plus prises dans un processus d’unification qui se déroule dans un temps absolu » (Manfred Frings, Max Scheler. Synopsis of his Thought, sur le site consulté : maxscheler.com/scheler2.shtmal#2-Synopsis)
[43] Manfred Frings, The Mind of Max Scheler. The First Comprehensive Guide Based on the Complexe Works, Marquette, Marquette University Press, 2001, p. 68.
[44] Lettre d’Edith Stein au père H. Boelars, 21 mai 1941, Briefe 695, dans Selbstbildnis in Briefen II (1933-1942), ESGA 3, p. 478.
[45] Endliches und Ewiges Sein, p. 385.