La Princesse de Clèves ou les ressources du cœur

Les plus profondes décisions naissent souvent à notre insu ou plutôt se préforment en nous sans nous, dans notre liberté (et donc notre cœur). Pour observer comment celle-ci retourne à la ressource active et créative présente en elle, la littérature nous offre un superbe exemple dans un des très rares romans où la liberté n’est pas emportée par une passion qui la détruit : La Princesse de Clèves [1].

Rappelons-en brièvement l’intrigue.

 

Mme de Clèves, bien que mariée, présente un penchant pour le duc de Nemours. Afin de résister à son attachement naissant, elle en fait l’aveu à son époux. Or, en le lui disant, elle réalise que son aveu provoque la jalousie de son mari ; mais cette jalousie renforce l’attachement de M. de Nemours. Le roman multiplie les rebondissements avec un très habile sens du suspense de sorte que le lecteur se demande si la princesse de Clèves va demeurer véritablement fidèle à son mari. De fait, elle ne cédera jamais aux avances du duc de Nemours – même après la mort de son mari.

 

La décision qu’a prise Mme de Clèves de dire son inclination pour M. de Nemours illustre de manière exemplaire les traits de la ressource qui est ici une ressource à finalité créative et une ressource de la liberté [2]. Nous retrouvons les caractéristiques décrites à propos de la ressource inventive de l’intelligence.

  1. Tout d’abord, cette ressource est un retour à la source, au fond plus large, plus riche que ce qui est immédiatement accessible dans les choix usuels ; elle ouvre à des possibilités nouvelles. Pour autant, la ressource rime avec source et, si inattendu soit l’acte de Mme de Clèves, il est un libre choix, ainsi que le montre l’analyse du philosophe français contemporain Jean Nabert. D’abord, cette si grave résolution est un acte source qui produit un « exhaussement de vie spirituelle » et anime tous les actes ultérieurs. Ensuite, ceux-ci sont plus que le prolongement de cette prime décision : pendant tous les rebondissements, on voit la résolution se fortifier par des réflexions sur ses sentiments et sur son devoir ; progressivement, par cette répétition, la réflexion première se trouve non seulement confirmée et fortifiée, mais enrichie : « Le réalisme d’un caractère s’y réconcilie avec la libre inspiration d’une décision qui engage toute une vie et se renouvelle à travers une suite d’actes, en vérifiant sa profondeur sur les idées morales par lesquelles elle se justifie ou s’explique et sur les résistances psychologiques et affectives qu’elle suscite [3]».
  2. Cette ressource n’est pas un retour à l’indétermination de la liberté qui est l’anarchie de celui qui peut tout faire parce qu’il ne sait rien faire, mais s’inscrit dans un paysage déjà balisé, l’union aimante et fidèle que Mme de Clèves entend vivre avec son époux. Nous avons plus haut comparé celle-ci à une personne qui, ignorant le piano, pourrait jouer n’importe quoi (dans les deux sens du terme). La créativité de la liberté n’est pas moindre lorsqu’elle s’exerce au service de l’engagement que dans le hors-loi et hors-institution de la presque totalité des idylles romantiques et romanesques.
  3. Enfin, l’accès à cette source vive demeure indirect et caché. La ressource est en effet scellée, alors que ces choix usuels sont conscients et transparents. De fait, la décision de la princesse n’est pas, au point de départ, posée en toute connaissance de cause, puisqu’elle ne réalise qu’après coup les différentes conséquences qu’elle entraîne. Dans une optique sartrienne, ce choix et la fidélité qu’il entraîne seraient considérés comme une forme de mauvaise foi : Mme de Clèves jouerait à la femme vertueuse. Mais une telle interprétation envisage la liberté selon le modèle cartésien de la totale transparence à soi et de la non moins totale maîtrise de soi. En réalité, si la liberté est appelée à s’incarner dans des décisions, celle-ci surgit, comme l’intelligence, de la nuit du préconscient spirituel, se construit autant qu’elle se conquiert au quotidien et ne se dévoile jamais totalement – gardant pour elle une réserve, une pudeur qu’atteste le surgissement d’actions toujours surprenantes et imprévisibles.

Pascal Ide

[1] Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

[2] Ces traits ressemblent à ceux de l’autre puissance spirituelle qu’est l’intelligence.

[3] Jean Nabert, L’expérience intérieure de la liberté et autres essais de philosophie morale, coll. « Philosophie morale », Paris, p.u.f., 1994, note des p. 168 à 170, ici p. 170.

8.5.2018
 

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