À chacun sa mission est un ouvrage de Jean Monbourquette [1] qui, comme ses autres livres, est aussi utile que concret. Il présente aussi un autre intérêt, eu égard à l’anthropologie du don. Il articule implicitement les trois moments du don : le don 1 de la réception, le don 2 de l’appropriation et le don 3 de la donation. En effet, la question posée est rien moins que celle du sens de la vie, de la mission : oui ou non, notre existence présente-t-elle un sens ? chacun de nous a-t-il une mission à remplir ? Or, pour répondre à cette interrogation, le prêtre et psychothérapeute canadien, loin de partir du seul don 3, par exemple en donnant des critères de discernement de l’appel ou de partir du don 2, en fournissant des critères d’identité, remontent jusqu’au don 1. Et cela, dans l’ordre. Au point que l’ouvrage de Monbourquette est quasiment une mise en œuvre pratique de la dynamique du don. Je n’entrerai pas dans le détail des chapitres qui fourmillent de conseils pratiques, pour me centrer sur la valse du don.
1) La relation au don originaire (don 1)
Ce don originaire, considéré du côté du sujet (non de la cause qui en est la source) comporte deux faces : positive, c’est-à-dire les différents talents dont nous sommes loin d’avoir toujours conscience ; négative, c’est-à-dire les maux dont nous avons hérités. Or, si le bien est la ressource à partir de laquelle se construit l’avenir, le mal, lui, entrave la vie présente et l’empêche de prendre son élan, d’accomplir sa mission.
Monbourquette focalise son attention sur le seul second point. Voilà pourquoi la seconde partie s’intitule « lâcher prise ».
Or, double est le mal : subi et agi (qui engendre la culpabilité). Or, le premier se traite par le deuil (chap. 4), alors que le second se guérit par le pardon (chap. 5).
2) La relation au don approprié (don 2)
Pour accomplir pleinement sa mission, encore faut-il être soi-même. C’est le propre de ce moment que Monbourquette appelle « entre-deux » et « marge » que de rechercher cette identité. Or, le soi comporte notamment deux aspects au plan du vécu psychologique.
– Le premier est inconscient. Monbourquette s’intéresse davantage à l’inconscient porteur de désir d’être. D’abord, à cause de sa formation de disciple de Jung plus que de Freud. Ensuite, à cause de sa perspective qui est la mission ; or, celle-ci se construit plus à partir des désirs prospectifs qu’à partir des pulsions archéologiques.
Or, la partie de notre être porteuse de désirs et refoulée dans l’inconscient porte le nom d’ombre dans la psychologie jungienne (chap. 6).
« L’ombre, c’est tout ce que nous avons refoulé dans l’inconscient par crainte d’être rejeté par les personnes importantes de notre vie [2] ». En ce sens, elle est l’antithèse du moi idéal que Jung appelle persona. Or, celle-ci est plus tournée vers les attentes de l’entourage. Donc la personne se tient plus près de son centre en écoutant son ombre qu’en regardant la persona.
– Le second est conscient : c’est notre identité (chap. 7). Monbourquette deux aspects : nos identités superficielles dont il faut se « désidentifier » et l’identité profonde qu’il s’agit de découvrir.
Monbourquette propose différentes expériences, verbales ou symboliques, qui me paraissent fortes, pour atteindre notre « je suis » qui ne se confond en rien avec tous nos actes, nos possessions, etc. Nous sommes proches de la recherche de l’atman en mystique naturelle.
À noter aussi, de manière plus générale, mais surtout en ce temps 2, à l’importance donnée à l’imagination (qualifiée d’active par Monbourquette) pour produire autant que reproduire notre Moi. Ou, pour le dire comme Jack Kornfield, pour « dialoguer avec son cœur [3] ».
3) La relation au don de soi (don 3) ou l’accomplissement de la mission
Enfin, nous sommes de plein pied avec la mission, donc le don 3. Pour David Spangler, la mission est unique : aimer [4]. Le point de vue étant pratique, Monbourquette s’intéresse à la mise en œuvre de la mission. Elle comporte deux moments :
a) Le moment de la détermination, de la connaissance de cette mission
La connaissance de notre mission fait appel à différents ordres de critères :
1’) Les critères intérieurs
Certains critères sont en relation avec notre histoire passée. En effet, notre histoire est souvent la matrice de notre avenir.
D’autres critères sont en relation avec notre histoire future. Monbourquette fait appel à deux critères qui, tous deux, concernent notre avenir : les rêves de l’adolescence et ce que nous souhaiterions que notre mission soit si nous assistions à notre enterrement. Il aurait pu en rajouter un toujours en relation avec la mort, mais ante mortem : ce que nous souhaiterions avoir accomplir le jour de notre mort, sur notre lit de mort.
Certains critères, enfin, sont en relation avec notre histoire présente ou les métapassions (chap. 9). Pour Monbourquette, notre mission est inscrite dans nos désirs actuels les plus profonds, ce que l’on appelle la passion. Mission rime avec passion.
2’) Les critères extérieurs les appels de l’Univers (chap. 10)
La connaissance de notre mission vient de notre intimité, à titre principal ; mais elle peut être relayée, aidée par ce qui nous est extérieur, notamment par deux moyens.
Le premier est la synchronicité. Ce concept, d’invention jungienne, peut se définir : événement extérieur hasardeux, présentent une similitude avec un vécu intérieur. On pourrait ajouter que cette similitude tient à ce qu’elle fait sens.
En voici une illustration tirée de la vie de Jung. Le psychiatre suisse s’apprêtait un jour
« à interpréter le rêve d’une cliente qui lui racontait avoir rêvé d’un scarabée ; au même moment, un spécimen de cet insecte est venu s’écraser sur la fenêtre du cabinet. Jung a pris l’insecte dans sa main et l’a présenté à sa cliente : ‘Voici votre scarabée !’ A son avis, il s’était établi une sorte d’affinité entre le rêve de sa cliente et l’univers [5] ».
Trois explications sont possibles de ces coïncidences : le pur hasard, l’absence totale de cause seconde régissant cette similitude qui, pourtant, fait sens ; une sorte de mystérieuse et impalpable sympathie unissant invisiblement les événements de l’Univers, une cause immanente d’une nature différente des causes mécaniques dont traitent les sciences (d’où le nom de « synchronicité ») ; une intervention directe de causes invisibles gouvernées par le Créateur, autrement dit les anges, notamment les Anges gardiens, en vue de notre édification. J’opterai plutôt pour la troisième hypothèse, écartant la seconde pour son panthéisme latent et la première pour son rationalisme desséchant. Pour elle : les effets positifs de ce genre de phénomènes (contre l’hypothèse 1) ; la nécessité d’un autre ordre de causalité (contre l’hypothèse 2).
Le deuxième moyen réside dans les messages de l’entourage. De ce point de vue, Monbourquette n’hésite pas à distinguer les oiseaux de mauvais augure (conseillant par jalousie, crainte et projection, etc.).
b) Le moment de la réalisation
Ici, Monbourquette devient très pragmatique ; son propos s’identifie presque à un manuel de management ou un traité de prudence. La réalisation se déroule en deux temps.
Le premier est l’intention : la décision de l’engagement (chap. 11).
Le second est l’exécution : la mise en œuvre active de la mission (chap. 12).
4) Évaluation critique
Pour passionnant et pratique qu’il soit, l’ouvrage de Jean Monbourquette n’est pas sans poser un problème.
a) Topique
Il se pose un problème. Ou la mission m’est complètement étrangère et elle me fait violence. Ou la mission m’est intérieure, dépend de mon écoute intérieure, mais cette immanence nie sa nouveauté. « La vocation, dit Gregg Levoy, reflète nos besoins et nos instincts fondamentaux, à savoir le «je veux» de notre âme. Aller contre nos appels, c’et aller contre nous-même. C’est ne pas faire confiance à notre intelligence la plus profonde [6] ». Cet immanentisme est flagrant dans le passage suivant : « Nous commençons à prendre conscience que notre profonde nature, notre centre ou le Dieu intime, est la source de nos appels [7] ».
b) La réponse insuffisante de Jean Monbourquette
Monbourquette qui relève ce passage sans sourciller, me semble participer aussi à cette logique qui, à trop écarter – à juste titre – l’extrinsécisme, devient trop immanentiste, sans toutefois sombrer dans le psychologisme. De manière plus générale, il y a une tendance actuelle à décrire sa vocation à partir de termes à connotation religieuse : dévotion, sacré, etc., et à faire de la mission une expérience-limite (peak experience) psychospirituelle [8]. Ce fait souligne une nouveauté qui transcende autant qu’un absolu qui comble, et le second point peut l’emporter sur le premier. Ajoutons que cette difficulté se retrouve dans d’autres ouvrages du prêtre psychothérapeute et participe d’une imprécision plus générale (très présente dans la psychologie canadienne non-freudienne) : sa catégorie de spirituel est ambiguë ; elle englobe autant l’esprit que l’Esprit (qui est proprement surnaturel). Au pire, elle les confond ; au mieux, elle les distingue insuffisamment.
c) Une proposition de solution
Pour concrétiser ce propos, il serait possible de partir de l’Annonciation (cf. Lc 1,26-38).
1’) Le temps de la continuité
Il est vrai que le don doit être en continuité avec le moi : sinon, non seulement il lui fait violence, mais il ne mérite même pas d’être appelé don, il est simplement étranger au sujet.
Par ailleurs, et c’est une autre intuition chère à Monbourquette, il y a (et il y aura toujours) en nous plus que nous savons. C’est là l’un des constants et passionnants moteurs des quêtes intérieurs : si nous savions les pouvoirs, les talents, les richesses déposés en nous. Encore faut-il un révélateur. Cette idée nous séduit et inquiète à la fois (pour des raisons extrinsèques : Nouvel Âge ; ou intrinsèques : risque de narcissisme, d’obnubilation de son moi).
2’) Le temps de la rupture
Double est la nouveauté. La nouveauté est d’abord objective : l’irruption d’un événement inattendu qui se présente sous forme d’un don gratuit. Cette nouveauté vient de dehors, par une cause autre que moi : la nature, l’autre, Dieu.
La nouveauté est ensuite subjective. Elle se traduit déjà dans le sentiment qui accompagne la nouveauté objective : elle se traduit phénoménologiquement par un étonnement, une crainte, et non d’abord par une joie.
Elle se manifeste ensuite par la révélation d’un désir nouveau, plus grand, ignoré jusque maintenant : le don extérieur manifeste une réalité intérieure cachée, il la conduit au grand jour. Et, pour cela, il doit précéder ce désir, comme l’acte précède la puissance. Mais ce qui est en jeu est plus une relation acte caché-acte manifeste. Déjà de ce point de vue la seule distinction acte-puissance ne me semble pas pertinente.
Enfin, elle s’exprime dans une nouveauté qui n’est pas seulement phénoménologique, de dévoilement d’un désir caché, mais ontologique tout en étant toujours subjective. Cela est vrai au plan théologal : le Donateur divin dilate ma capacité subjective par la grâce. C’est là que la seule structure appel/réponse ne suffit pas : à ne pas souligner le changement ontologique, on risque de tomber dans une interprétation protestante.
Après avoir plus insisté sur la nouveauté, il reste à penser la relation à la continuité : relève-t-elle du seul désir ?
5) Conclusion
Jean Monbourquette reprend une intuition développée par William Bridges pour qui, dans la vie, tout passage traverse trois grandes phases : le détachement à l’égard du passé ; la « marge » par laquelle la personne approfondit son identité ; la réalisation ou l’achèvement du parcours personnel, l’accomplissement de sa mission [9]. Or, en son ternaire, Bridges tisse les moments de la dynamique dative.
Pascal Ide
[1] Cf. Jean Monbourquette, À chacun sa mission, Paris, Bayard, 2001.
[2] Jean Monbourquette, À chacun sa mission, p. 89.
[3] Jack Kornfield, A Path with Heart A Guide Through the Perils and Promises of Spiritual Life, New York, Bantam Books, 1993. C’est moi qui souligne.
[4] Cf. David Spangler, The Call, New York, Riverhead Books, 1996.
[5] Jean Monbourquette, À chacun sa mission, p. 145.
[6] Gregg Levoy, Callings Finding and Following an Authentic Life, New York, Harmoy Books, 1997.
[7] Jean Monbourquette, À chacun sa mission, p. 324.
[8] Cf. Larry Cochran, The Sense of Vocation A Study of Career and Life Development, Albany, State University of New York Press, 1990, p. 2.
[9] Transitions, Making Sense of Life’s Changes, Menlo Park, CA, Addison-Wesley, 1996.