La forêt des Landes. Le mystère de son apparition et les quatre causes d’Aristote

Il existe un lien intime entre les quatre éléments : feu, air, eau, terre. Ceux-ci s’incarnent en géographie physique et en climatologie : soleil, atmosphère, océan, continent. L’écologie ne cesse de le montrer. En voici un exemple entre mille qui, de surcroît, illustre le jeu des quatre causes [1].

1) Le mystère

L’immense plaine de Gascogne a la forme d’un triangle qui a pour base les 230 km de côté Atlantique (depuis la pointe de Grave, à l’embouchure de la Gironde jusqu’à Bayonne, à l’embouchure de l’Adour) et dont le sommet s’enfonce jusqu’à Marmande, à 115 km, vers l’est, à l’intérieur des terres. Le sol est partout formé de grains de sable fin qui ont été extraits de la mer par les vagues, puis répandus par les vents d’ouest sur toute la Gascogne, durant les périodes sèches depuis la fin de l’ère tertiaire. Mais ce sable formé de petits grains de silice très pure, est totalement impropre à la pousse de la végétation : la plaine de Gascogne, notamment les Landes, devraient être un désert. Or, cette surface de 26 450 kilomètres carrés fut jusqu’à la dernière guerre la plus vaste forêt de France, couverte de pins maritimes et de chênes, dotée d’un riche sous-bois de graminées, de fougères et de genêts, parcourue de troupeaux de moutons à longueur d’année. Précisément, le sous-sol contient quantité d’éléments, beaucoup de calcium, de potassium, de magnésium, de phosphore, de soufre, de cobalt, ainsi que des corps complexes, vitalement indispensables, comme la vitamine B 12. Ainsi donc la présence de cette forêt, plus encore, la richesse du sous-sol est un mystère, ou plus encore, une absurdité.

La même question se pose, plus abrupte encore, pour Fontainebleau, dont le sol, sur plusieurs centaines de kilomètres carrés, est constitué de silice transparente, encore plus pure que celle de la Gascogne (au point que les verriers du monde entier la recherche pour faire les plus transparents de leurs verres optiques). Ici, aussi, le vent a drossé le sable, mais à plus de 500 kilomètres de l’océan. Or, ce sol si peu accueillant, porte une magnifique forêt.

2) Une hypothèse

Il y a absurdité tant que nous ne pensons pas écologie. En effet, les

 

« éléments chimiques fertilisants viennent de la surface de l’océan et ont fait le trajet sous forme d’aérosols, c’est-à-dire des poussières très petites, ayant en général des dimensions bien inférieures au micron. Leur légèreté leur a permis de flotter dans l’air, et de se mouvoir verticalement, entraînées par les courants de convection, jusqu’aux altitudes où se forment les nuages ; elle leur a permis aussi d’être entraînées par les vents, parfois sur des milliers de kilomètres, jusqu’au cœur des continents, avant de retomber un jour sur le sol, emportées par la pluie, ou même par d’autres poussières plus grosses [2] ».

 

Conclusion expérimentale qiu confirme le raisonnement : « en analysant l’eau des pluviomètres disposés un peu partout sur ces continents, on trouve que chaque litre de pluie contient, bon an mal an, et pas seulement en Gascogne, quelques milligrammes de ces éléments sans lesquels la vie ne pourrait exister ».

En fait, tout vient de l’eau de pluie qui tombe à raison de tonnes et de tonnes chaque année sur chaque hectare. Or, ces gouttes d’eau viennent de l’eau de l’océan ; or, cette eau contient, notamment des éléments sous la forme d’aérosol. Tel est le moyen terme qu’il faut développer ici. Or, une réalité ne s’explique complètement qu’à partir de ses quatre causes que l’auteur, consciencieusement, passe, sans le savoir, en revue.

3) Une relecture à partir des quatre causes

a) La cause matérielle : la composition des aérosols

La gouttelette contient d’abord du sel marin. Le sel marin constitue les gros aérosols. Or, la plupart des vététaux, marins ou terrestres ont une composition chimique très différente de celle du sel marin, car ils sont très appauvris en sodium.

Les plus petites gouttes contiennent d’autres éléments plus nécessaires à la vie et en proportion intéressante. L’essentiel du poids de la vie maritime est constitué par le plancton qui, lorsqu’il meurt, donne un détritus absorbe les éléments en suspension dans la mer et est d’une grande richesse en éléments biochimiques : lipides, protéines, glucides. Or, ces éléments sont amphotères, de sorte que, si la molécule parvient à la surface de l’eau, elle y demeurera, s’y accumulera. Ainsi se forme une micro-couche très riche en matières organiques mortes : cette peau, cette croûte de quelques molécules d’épaisseur se retrouve sur toute la surface de l’océan. On trouve par exemple des concentrations en acides gras cinq à siv fois supérieures à celles de l’eau sous-jacente. Voilà donc ce que l’on retrouve dans les plus petits aérosols.

b) La cause formelle : la configuration des aérosols

Ce sont Woodcock et Blanchard, chercheurs de l’Institut océanographique de Woods Hole, dans le Massachussets, qui, dans les années 50 [3], sont partis de la constatation que les gouttes de pluie issues des nuages étaient légèrement salées [4]. Ils émirent l’hypothèse la plus probable, celle d’aérosol de sel marin. L’aérosol est un gaz constitué de très fines particules solides suffisamment fines pour demeurer longtemps en suspension. Or, la provenance la plus probable était la mer. Woodcock et Blanchard calculèrent ainsi que, par vent léger, 16 km/h, on trouvait près d’un demi-million de gouttelettes d’eau de mer d’une dimension moyenne de 3,5 millionièmes de mètre (contenant donc un milliardième de milligramme de sel !), par litre d’eau de mer. Plus le vent est fort, plus les gouttelettes croissent en nombre et en taille.

Constatation que tout navigateur a fait : les vents très forts forment des embruns arrachés aux crêtes de vague ; les vents plus modérés ne forment qu’unr brume grise, très légère, présente sur quelques mètres au-dessus du niveau de la mer.

c) La cause efficiente

Autre chose est de connaître la composition et la forme de ces gouttes, autre chose de connaître leur mode de provenance, et leur véhicule, autrement dit leur cause motrice.

1’) La constitution des aérosols

Précisons le mécanisme. Lorsque le vent est supérieur à 11 km/h, le sommet des vagues forme des crêtes. Or, le vent y arrache des gouttes d’un diamètre d’1 millimètre, qui retombent sur la partie de la vague située sous le vent de ces crêtes. Or, une goutte d’eau de cette taille qui retombe de quelques centimètres de hauteur à la surface de la mer, creuse un trou. Or, l’eau ambiante a une inertie mille fois plus grande que celle de l’air (liée à son poids). Elle va donc rapidement remplir le puits, en quelques microsecondes, emprisonnant une petite bulle d’air qui n’a pas eu le temps de s’échapper.

Or, par la poussée d’Archimède, ces bulles vont remonter vers la surface. Or, une fois que la bulle est arrivée en surface, la forte tension superficielle la fait éclater : plus précisément, il y a comme un antagonisme entre cette tension qui tend à constituer un film liquidien bombé et la poussée d’Archimède qui veut faire sortir la gouttelette d’eau ; mais cette poussée est plus forte ; la conséquence de cette lutte est une crevaison spectaculaire qui projette les débris en l’air : la tension superficielle transforme la gouttelette d’un millimètre en microgouttelettes d’air d’un diamètre de l’ordre du centième de millimètre. Or, la pression de vapeur d’eau autour d’une gouttelette est supérieure à la pression qui règne au-dessus de la mer. La conséquence en est l’évaporation de ces particules de quelques microns qui sont elles-mêmes riches des éléments contenus à la surface de l’océan, piégés dans la bulle, dans des capsules de quelques millimicrons. Or, c’est la définition même de l’aérosol. CQFD.

Mais à côté de ce mécanisme de formation des gouttelettes de film, un autre mécanisme se met en place. La tension superficielle, pendant les quelques centaines de microsecondes qui suivent la crevaison, va créer une formation particulière, étrange, à vrai dire : en effet, la pression de l’air diminue ; or, l’action contrebalance la réaction ; aussi, par cette diminution de pression, le fond sphérique de la bulle va prendre la forme d’un cône, d’un pot de fleurs qui s’élève brusquement vers le haut, selon l’axe de ce cône : la violence de la projection est telle que le projectile peut s’élever jusqu’à une vingtaine de centimères au-dessus de la surface de la mer. Mais ce projectile en chandelle, d’une taille d’un millimètre, va à son tour, se fragmenter en microgouttelettes que l’on appelle les gouttelettes de jet. Nous en faisons l’expérience, lorsque nous buvons de la bière ou, mieux, du champagne ou de la clairette de Die : nous sentons sur le bout de notre nez, les gouttelettes de gaz carbonique qui viennent pétiller, c’est-à-dire éclater au-dessus du niveau supérieur de la boisson.

Or, ces gouttelettes connaissent le même sort que les premières : elles s’évaporent et forment ainsi des particules d’aérosol.

Pour autant que j’ai compris, il n’y a entre ces gouttelettes pas de différence de nature ni de fonction, mais seulement de formation, c’est-à-dire du mouvement qui surgit de la cause efficiente.

2’) Le transport des aérosols

Les gros aérosols des vents forts retombent à proximité des côtes, à quelques kilomètres tout au plus. Or, leur contenu est surtout constitué de sel marin, qui est impropre à la végétation. Aussi, ces régions sont moins fertiles. « On peut ainsi définir la succession des phénomènes dus à l’influence du vent sur la mer : d’abord le vent arrache des gouttes d’eau, qui font des bulles d’air en retombant dans l’eau, lesquelles projettent en l’air des gouttelettes d’eau qui, en s’évaporant, créent des aérosols ». La force du vent doit être supérieure à 11 km/h.

d) La cause finale

Quant à la finalité, elle a été donnée ci-dessus. Et l’article ne se gêne pas pour l’employer, à son insu. Significatifs sont de ce point de vue les débuts et fins d’articles, surtout s’ils prennent la figure rhétorique de l’inclusion qui permet de repérer un message particulièrement important. Or, tel est le cas ici : le fait de départ est, plus que l’effet ou le résultat : une fin ou un but. Et voici la dernière phrase : « et c’est grâce à cela que les plantes peuvent pousser n’importe où » (c’est moi qui souligne). Or, l’expression « grâce à » signale une fin – qui ajoute à l’effet, un achèvement et un repos.

4) Conclusion

Cette explication permet d’admirer ici l’ordre extraordinaire qui règne dans le seul monde de l’inorganique (en lien avec l’organique) ou celui qui entrelace le corpusculaire et l’astronomique.

Pascal Ide

[1] Pour une approche scientifique détaillée, cf. Jacques Labeyrie et Célestine Jehanno, « Atmospheric fallout and soil fertility in Gascogne », Journal de Recherches Atmosphériques, 8 (1973) n° 3-4, p. 921-937. Cf. aussi Duncan C. Blanchard, Des gouttes de pluie aux volcans, Paris, Dunod, 1973. Pour une vulgarisation, cf. l’article ci-dessous.

[2] Jacques Labeyrie, « Le pétillement marin », Sciences et Avenir, Hors-Série, L’océan planétaire, 98 (août-septembre 1994), p. 48-53.

[3] A. H. Woodcock, « A theory of surface water motion deduced from the wind induced motion of the Physalia », The Journal of Marine Research, 5 (1944) n° 3, p. 196-205.

[4] La constatation a été confirmée : Roger J.Cheng, Duncan C.Blanchard & Ramon J.Cipriano, « The formation of hollow sea-salt particles from the evaporation of drops of seawater »,  Atmospheric Research, 22 (1988) n° 1, p. 15-25.

6.4.2019
 

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