Journée d’étude du bureau national « Pastorale, nouvelles croyances et dérives sectaires » avec les délégués relais pour les provinces ecclésiastiques (1er février 2010, de 10 h à 17 h, Conférence des Évêques de France 58, avenue de Breteuil 75007 Paris)
B) Réponses à quelques résistances
J’isolerai quelques-unes des objections parmi les plus fréquentes sans prétendre être exhaustif.
1) Un lien avec l’occultisme ?
Ce lien est double : l’origine et l’interprétation. L’ennéagramme demeure marqué par son origine, gnostique, hermétiste, occulte, et son actuelle interprétation New age, moniste, orientaliste, etc. Par exemple, une information sur l’ennéagramme faite en surfant sur internet est pour le moins alarmante. Sous le mot « ennéagramme », on trouve associées bien des notions qui nous font craindre de funestes confusions : « effort de libération du moi », « moyen pour accéder à l’essence du moi », « origine soufie », outil venu du monde occulte fondé sur la numérologie et la divination, etc.
a) Distinction générale
Il ne s’agit pas de nier l’origine et l’interprétation néo-païennes, mais de les découpler de leur contenu. Autrement dit, le propos de la critique porte sur le vecteur et non sur le contenu. Dans les 16 conseils qu’il donnait à un étudiant, S. Thomas notait : « Quand quelqu’un te parle, regarde à ce qu’il te dit et non pas à celui qui te parle ».
Ce travail demande un discernement patient. Prenons l’exemple de l’usage non mathématique des nombres – hâtivement qualifié d’ésotérique. C’est oublier que les Pères de l’Église, comme saint Augustin, et les Docteurs de l’Église, comme saint Thomas, n’éprouvent aucune gêne à interpréter, en un sens mystique (« mystice », disent les deux auteurs cités dans leurs commentaires de l’Écriture), les très nombreux passages bibliques qui font appel aux chiffres. Il n’est donc pas possible d’assimiler hâtivement l’emploi de ceux-ci à l’hermétisme. Rappelons d’ailleurs que l’usage des chiffres, dans l’ennéagramme, est très accidentel. Pour ma part, il ne sert qu’à numéroter, donc se réduit à leur usage ordinal.
De manière générale, le Concile Vatican II à la suite des Pères et des Docteurs médiévaux, nous offre la juste attitude : ni peur, ni fusion avec les doctrines extérieures à la foi, mais accueil et discernement. En cela, l’Église ne fait que suivre, une nouvelle fois, que l’attitude prônée par saint Paul : « Eprouvez tout et gardez ce qui est bon ».
b) Exemples de discernement
L’histoire de l’Église nous offre quantité d’autres exemples de salutaires distinctions. Nommons-en quelques-uns :
– Les vertus cardinales sont citées par le livre des Proverbes – « Aime-t-on la rectitude ? Les vertus sont les fruits de ses travaux, car elle enseigne tempérance et prudence, justice et courage » (Sg 8, 7) –, reprises dans d’innombrables écrits chrétiens et magistériels (cf. Catéchisme de l’Église catholique, n° 1805-1809). Or, leur systématisation vient du stoïcisme qui est un système philosophique moniste (panthéiste) et déterministe, donc incompatible avec la foi chrétienne.
– La philosophie de Plotin fut largement utilisée par les Pères et même, quant à son grand schème sortie-retour (exitus-reditus), par Thomas d’Aquin. Or, c’est un païen dont la doctrine répond aux critères de la gnose : la matière comme principe mauvais, le multiple comme dégradation de l’un, le salut par le savoir, l’élitisme de l’approche, etc.
– S. Thomas a abondamment intégré la philosophie du philosophe Aristote (plus de 8.000 citations du Stagirite dans ses écrits), alors que, au treizième siècle, la majeure partie des maîtres de l’Université le suspectent à cause de son trop grand paganisme : il croit à l’éternité du monde, à l’unicité de l’âme (monisme psychique).
– Pie XII interpréta, avec lucidité et hauteur de vue, nombre de découvertes scientifiques, en montrant leur compatibilité avec la doctrine et la pratique chrétiennes, par exemple : la psychanalyse, l’hypnose, les techniques analgésiques d’accouchement, etc.
– Et, surtout, l’attitude même de l’Écriture. Tous les écrits sapientiaux accueillent les acquis de la sagesse païenne, comme la distinction des quatre vertus cardinales. Le Nouveau Testament l’imite : saint Paul demande que « tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d’aimable, d’honorable, tout ce qu’il peut y avoir de bon dans la vertu [arètè], voilà ce qui doit vous préoccuper » (Ph 4,8).
Inversement, rappelons-nous combien les peurs ont été coûteuses dans le temps passé : la peur de la modernité, de la démocratie, de la méthode historique, du monde en général.
c) L’analogie avec la psychanalyse
L’analogie avec la psychanalyse me paraît éclairante. La naissance de la psychanalyse freudienne s’est faite dans le cadre du scientisme et du positivisme athée. Nombre des développements du médecin viennois peuvent nourrir le rejet de la foi et de la religion en général, considérées comme une névrose.
Or, bien des disciples chrétiens ont permis un heureux découplage : Roland Dalbiez, Paul Ricœur, Louis Beirnaert, Joseph Tonquédec, Françoise Dolto, etc., et aujourd’hui, Jacques Arènes, Nicole Fabre, Nicole Jeammet, Marie Balmary et tant d’autres. Ce découplage a demandé un travail de discernement (entre ce que Dalbiez appelait la méthode psychanalytique et la doctrine freudienne), long (plusieurs décennies), laborieux, toujours menacé par les trois risques du rejet, de la confusion et de la séparation.
Or, aujourd’hui, la matrice religieuse des nouvelles thérapies a changé du tout au tout : ce n’est plus la religion de l’humanisme athée, mais celle du monisme, d’origine orientaliste. Tel est le défi : opérer un heureux discernement sans rejet ni confusion. Or, le discernement requiert non pas la crainte mais l’accueil et l’œuvre de l’intelligence mesurée par une anthropologie rationnelle et chrétienne.
2) Une relation avec Gurdjieff ?
- Laffargue a longuement montré les liens existant entre l’ennéagramme, Gurdjieff et ceux qui ont été formés par lui, directement ou indirectement.
Cette relation émeut beaucoup. Il ne s’agit pas de nier l’influence néfaste et même destructrice de la personne de Gurdjieff et d’un certain nombre de ses disciples. Mais, une nouvelle fois, de procéder à un discernement évitant les amalgames malencontreux.
a) Distinguer instrument et mésusage
La première objection a conduit à distinguer le vecteur et le contenu. Je souhaiterais ici introduire une autre distinction : entre un instrument et son usage. Le mésusage d’une chose ne préjuge pas de sa valeur intrinsèque. Le mésemploi de l’instrument n’en discrédite pas la valeur mais seulement l’employeur. Combien de sectes instrumentalisent la Bible ? Le Père Jean-Claude Badenhauser a rappelé que l’on avait utilisé les Exercices spirituels de saint Ignace pour son efficacité marketing, voire que certains prêtres en faisaient un usage manipulateur. « On peut mésuser de tout, y compris de la vertu », disait Aristote. La conduite automobile cause encore chaque année plus de cinq mille morts et des centaines de milliers de blessés. Pourtant, qui en tirerait la conclusion que la voiture est intrinsèquement mauvaise ?
Il en est de même pour l’ennéagramme. Sinon, comment expliquer ses effets bénéfiques si nombreux sur beaucoup de personnes ? Assimiler l’ennéagramme à son usage pervers équivaut à raisonner de la manière suivante : le Ku Klux Klan a utilisé la croix comme support ; la croix est le symbole des chrétiens ; donc le chrétien est un adepte du Ku Klux Klan…
Enfin, il faut revenir aux faits. Si l’ennéagramme est parfois mal utilisé et peut porter préjudice à certains, dans l’immense majorité des cas, les effets sont bienfaisants. Le questionnaire qui a été rempli pour cette journée l’atteste.
b) Le raisonnement par contiguïté
Le raisonnement à partir de Gurdjeff procède de la manière suivante : Gurdjieff a formé Ichazo qui a formé Naranjo qui a formé Helen Palmer qui a formé Eric Salmon. De même, l’on dira : les ouvrages sur l’ennéagramme citent des auteurs qui tous, indirectement ou directement, ont touché Gurdjieff.
Il ne suffit pas qu’il y ait eu contact, voire formation, pour qu’il y ait influence néfaste. Encore faut-il voir ce qui est retenu ou cité. Encore faut-il que la personne ait accepté de se laisser manipuler, ait adhéré à ce qui est faux. J’ai connu, à la Sorbonne, des professeurs disciples de Nietzsche, très séduisants ; je ne suis pas devenu nietzschéen pour autant. Or, la lecture des ouvrages d’Helen Palmer montre bien qu’elle ne retient de ses maîtres que les descriptions de la personnalité. Là encore, procédons par analogie. S. Thomas cite Aristote qui cite Pythagore qui est un grand initié. Cela suffit-il pour faire de S. Thomas un maître occulte ?? La réponse est évidente : tout dépend ce qu’il retient des auteurs qu’il cite. L’argument par contiguïté n’est que très apparemment convaincant : « Vous aimez les chiens, Hitler aimait les chiens, comme c’est étrange… »
J’ajoute mon expérience personnelle. Lorsque j’ai rédigé mon livre sur l’ennéagramme, j’ai téléphoné à Mgr. Jean Vernette pour avoir son avis sur la question : si l’ennéagramme avait maille à partir avec l’ésotérisme, il était, mieux que quiconque, à même d’en juger objectivement. Il m’accueillit très courtoisement. Aussitôt, il alla voir dans son fichier et en tira deux notes : l’une sur l’ouvrage de Maria Beesing, Robert Nogosek et Patrick O’Leary qu’il avait lu, lors de sa parution en français [1], l’autre sur un article – d’un jésuite, je crois – évaluant la compatibilité de l’ennéagramme et de la foi chrétienne. Mgr Vernette me lut le résumé de cet article qui, grosso modo, disait que cette méthode ne contenait rien de contraire à la foi et pouvait être utile. Je lui fis part de mes questions et, sans que je rentre dans le détail, sans même que je lui parle de mon appartenance à l’Emmanuel, il me dit avoir l’expérience qu’ici, comme au Canada, on voyait deux tendances très nettes se découper, sur fond d’ignorance et d’indifférence généralisées : d’une part, une tendance dure, notamment dans les groupes de sensibilité « pentecôtiste ou charismatique », encline à craindre et à diaboliser tout ce qui venait de l’Orient ou prétendument de l’ésotérisme ; de l’autre, une tendance ouverte, dialoguante, cherchant la rencontre et la vérité là où elle se trouvait : c’est ce qu’il essayait de vivre. M’avouant ne pas en savoir plus, il me renvoya sur un Centre d’Etudes des religions présent au Québec dont il savait qu’il comportait des personnes bien plus compétentes. Il acheva en me disant être très intéressé par la question et souhaitant que je lui envoie mon ouvrage dès parution pour en faire recension.
3) Un manque de fondement scientifique ?
On reproche parfois à l’ennéagramme son manque de fondements scientifiques.
Je ne connais pas bien les études qui ont pu être faites. M. Daniel Laffargue a évoqué une récente thèse, aux Etats-Unis sur le sujet.
La source est avant tout l’observation. Les deux seules études dont j’ai entendu parler sont les suivantes.
Une étude sur 3.200 infirmières, faite aux États-Unis, a montré une répartition égale selon les types. En revanche, une seconde question (« Après cinq ans, regrettez-vous ? reprendriez-vous le même travail ? »), a établi une inégalité de répartition : c’était les types 2 les plus à l’aise dans leur travail.
Markus Becker a réalisé, en 1991, en Allemagne, une étude statistique de répartition des différents types [2]. Les trois types les plus représentés sont le 5, le 8 et le 9 (chacun près de 14 %). Le type le moins représenté est le 1 : un peu moins de 7 %. Entre les deux, en ordre décroissant : le 2 (un peu moins de 13 %), le 3 (12 %), le 6 (moins de 11 %), le 4 (9 %) et le 7 (7,5 %). Ces résultats sont intéressants. Ils montrent d’abord que les types sont loin de se répartir de manière uniforme, puisque la fourchette va du simple (le 7) au double (le 5, le 8 et le 9), ce qui est une différence très significative.
Il faut ajouter les études d’Helen Palmer, l’une des spécialistes. Elle a réalisé plus de 10.000 « pannels » d’ennéagramme et, avant de découvrir cette méthode, avait analysé 35.000 profils psychologiques, les répartissant selon leur manière de voir le monde en… neuf groupes. Quelle ne fut donc pas sa surprise de constater que l’ennéagramme proposait une répartition si proche de la sienne.
Enfin, on ne peut faire fi de l’expérience de tous ceux qui ont pratiqué l’ennéagramme. La grande majorité des personnes se sont retrouvées dans l’un des neuf types, après un temps variable. Et la découverte concerne non pas des similitudes superficielles mais profondes et durables.
Pascal Ide
[1] Maria Beesing (o.p.), Robert Nogosek (c.s.c.), Patrick O’Leary (s.j.), L’Ennéagramme. Un itinéraire de la vie intérieure, Paris, DDB, 1992.
[2] Ces chiffres sont imprécis, car ils traduisent numériquement un diagramme analogique en colonnes. Renseignements tirés d’un polycopié sans nom d’auteur : Turbolecture et ennéagramme : Bases, Paris (66, Champs Elysées, 75008 Paris), IDEOdynamic, 1994, p. 8. Cote à la Bibliothèque Nationale : 4° V 59017. On retrouve aussi ces résultats dans l’ouvrage de René de Lassus, L’Ennéagramme, Alleur (Belgique), Marabout n° 3568, 1997.