Devenir indépendant pour vivre l’interdépendance. L’exemple de Simone de Beauvoir

Dans son livre, La force de l’âge, Simone de Beauvoir décrit le chemin qu’elle a dû faire pour sortir d’une relation trop fusionnelle et destructrice avec Jean-Paul Sartre [1]. Son besoin de dépendance était si compulsif qu’elle lui était complètement assujettie. Elle traitait celui qui l’appelait son Castor comme un Dieu, comme une « définitive sécurité ». Bref, elle l’estimait beaucoup plus qu’elle-même. « J’avais cessé d’exister pour mon compte, je vivais en parasite ». Les conséquences étaient un profond malaise, une stérilité, une incapacité à exprimer ce qu’elle était, etc.

Seul remède : découvrir son autonomie, conquérir son indépendance. Les hasards des affectations assignent Simone à Marseille, pendant un an. Elle met ainsi huit cent kilomètres entre Sartre et elle. Mais ce n’était pas suffisant : cet éloignement pouvait n’être qu’une fuite retardant un problème qui resurgirait dès qu’il se représenterait. Elle se lance dans une activité rigoureuse, presque obsessionnelle, pour exorciser son besoin de fusion. Chaque semaine, son travail d’enseignante agrégée lui laisse ses deux journées de liberté. Elle les passe à marcher avec persévérance, à l’aventure, faisant de l’auto-stop. Cela lui vaut de courir plusieurs fois de véritables risques, mais aussi d’oser vivre, de choisir la vie. Ces randonnées deviennent le symbole de sa renaissance, de l’avènement de sa liberté. Un épisode fut décisif. Un chaud après-midi provençal, raconte Simone, « je me hissai avec peine dans des gorges escarpées qui devaient déboucher sur un plateau ; les difficultés grandissaient, mais je me sentais incapable de descendre ce que j’avais escaladé, et j’allais ; une muraille m’arrêta, définitivement, et je dus rebrousser chemin, de cuvette en cuvette. J’arrivai à une faille que je n’osai pas sauter ; des serpents détalaient devant moi, parmi les pierres sèches, pas un autre bruit ; personne, jamais, ne passait dans ce défilé ; si je me cassais une jambe, si je me tordais la cheville, que deviendrais-je ? J’appelai : pas de réponse. Pendant un quart d’heure, j’appelai. Quel silence ! Je rassemblai mon courage et… j’atterris saine et sauve ».

Lorsqu’elle revient à Paris, le 14 juillet, elle est devenue une autre personne. Les différentes épreuves dont elle est sortie victorieuse, loin d’entamer son bonheur, l’en rapprochent : « au jour le jour, je construisais sans secours mon bonheur ». Elle a appris à vivre dans la solitude, donc à devenir autonome et à décider seule de sa vie ; elle a aussi appris à s’aimer : « j’avais cessé de me mépriser. Et même, je me plaisais ». Surtout : « Il me semblait que je pouvais compter sur moi ». Elle s’est libérée non pas de Sartre, mais d’une relation indifférenciée et aliénante. Elle va enfin pouvoir commencer à l’aimer.

L’indépendance n’est pas seulement l’opposé de la dépendance ; elle est la source de l’interdépendance, c’est-à-dire de la communion.

Pascal Ide

[1] Simone de Beauvoir, La force de l’âge, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1960, notamment p. 90 à 131.

21.6.2018
 

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