Pascal Ide, « Dominus Jesus. Le Seigneur Jésus, unique Sauveur », in Sources Vives, Jésus le seul Sauveur ?, n° 96, Carême 2001, p. 71-93.
3) Critiques d’ordre épistémologique :
Un certain nombre de critiques, enfin, portent sur le statut ou la conception de la vérité présents dans la Déclaration. Ce sont les plus radicales et aussi les plus insidieuses. L’éditorial d’Henri Madelin dans les Études cité ci-dessus les résume assez bien : « L’énoncé d’une vérité trop objectivée provoque la méfiance. Qui peut se dire détenteur de la vérité, cette vérité qui «rendra libres» ? Chacun de nous – et l’Église elle-même – est en quête de vérité, tel le mendiant au bord du chemin [1]. » Les critiques sont donc au nombre de trois. La conception de la vérité qui sous-tend la Déclaration serait 1. objectiviste, donc exclurait la dimension subjective, 2. présomptueuse, donc exclurait l’humilité (l’éditorialiste ajoute : « Une vérité trop peut imprégnée par l’humilité qui naît de l’amour mutuel est une vérité difficilement recevable ») ; 3. anhistorique, donc exclurait l’inachèvement consubstantiel à une pensée en chemin.
L’objection a raison de s’interroger sur l’épistémologie de la Déclaration : il serait passionnant qu’une étude fondamentale soit consacrée à cette question. Il reste que son diagnostic est erroné.
– Une vérité trop objectiviste ?
La manière dont la Déclaration pratique la vérité théologique est tout sauf abstraite et notionnelle. Le document s’ouvre sur « le commandement » du Christ « d’annoncer l’Évangile », c’est-à-dire la Vérité du Christ, « au monde entier » (n. 1). Il s’achève sur la parole de Paul aux Corinthiens : « Je vous ai donc transmis en premier lieu ce [la vérité] que j’avais moi-même reçu. » (1 Co 15,3) La vérité chrétienne mise en œuvre par la Déclaration Dominus Jesus n’est donc pas une vérité possédée mais transmise (cf. n. 35), c’est-à-dire reçue comme un don (datum) et offerte comme un don (donum), dans le kérygme, la missio ad gentes, et dans le dialogue. Dominus Jesus est donc habitée par une conception éminemment dynamique de la vérité. Voilà pourquoi Cesare Cavalleri, directeur du mensuel Studi Cattolici, estime que la Déclaration est « particulièrement opportune » : à cause d’une « nécessité aujourd’hui trop oubliée », « l’évangélisation [2]« .
Loin d’être statique, cette parole peut redynamiser l’effort missionnaire. A la fin de son entretien dans le quotidien allemand Frankfurter Allegemeine Zeitung, le cardinal Ratzinger note : « ces jours derniers, en rentrant chez moi, j’ai rencontré deux hommes dans la fleur de l’âge qui sont venus vers moi et m’ont dit : «Nous sommes missionnaires en Afrique. Nous attendions ces paroles, depuis tellement longtemps ! Nous rencontrons des difficultés constantes et les missionnaires sont toujours moins nombreux.» La gratitude de ces deux personnes qui sont sur le front de la prédication de l’Évangile m’a profondément ému. Il s’agit seulement d’une des nombreuses réactions de ce type [3]. »
– Un manque d’humilité ?
L’on n’a pas assez prêté attention au contexte de la prise de parole de Jean-Paul II en faveur de la Déclaration à l’Angelus du 1er octobre, à savoir la canonisation de 120 martyrs de Chine et de trois religieuses. Que sa décision ait été suscitée par les réactions que Dominus Jesus a suscitées, n’épuise pas le sens du choix de ce nouveau kairos (le pape aurait pu parler un autre jour). Les circonstances me semblent susceptibles d’une lecture autrement significative : le martyre n’est pas que la résistance héroïque à la barbarie et à l’intolérance, ainsi qu’on a tendance à l’interpréter aujourd’hui ; il présente aussi et d’abord une dimension objective de témoignage (marturein signifie témoigner, en grec) rendu à la Vérité plus chère que sa propre vie [4]. La personne persécutée puise son courage surnaturel dans l’amour inconditionnel de cette Vérité qu’il expérimente comme plus précieuse que l’existence car elle en est le fondement.
– Une vérité anhistorique ?
Cette difficulté, comme celle qui estime triomphaliste et intolérante l’identification de la vérité au Christ, se prévaut d’une vision seulement informative du vrai. Mais tout autre est la conception chrétienne de la vérité. La vérité chrétienne n’est pas une information sur Dieu, mais la Personne du Christ révélant Dieu (Jn 1,18). Là est du christianisme l’absolue originalité à laquelle aucun autre fondateur de religion ne prétend. Seul Jésus a osé dire : « Je suis la Vérité » (Jn 14,6). Or, Jésus révèle en donnant à voir. Mais, ainsi que le montre le Sacrifice de la Croix, le don est sans partage. Le Père a tout dit dans une unique Parole qui est son Fils (He 1,2). Les chrétiens, fait opportunément remarquer Mgr. Joseph Doré, archevêque de Strasbourg, « ne croient pas que Dieu s’est seulement fait connaître d’eux, de sorte qu’on pourrait dire : ici [dans telle religion], il en a dit un peu plus sur lui-même, et là un peu moins. Beaucoup plus radicalement, la foi chrétienne confesse qu’en Jésus, Dieu s’est donné, s’est livré lui-même. » Dès lors, la Vérité chrétienne qui est Jésus (Jn 14,6) n’est plus une information sur Dieu mais une autocommunication, c’est-à-dire une communication de Dieu par et sur lui-même. Or, Dieu est simple : lorsqu’il se donne, il ne peut se livrer à moitié. « Croit-on que Dieu s’est réellement donné, livré, communiqué ? Si oui, il l’a alors fait totalement, et donc une fois pour toutes… et pour tous [5] ! »
– Une suspicion à l’égard de la vérité :
On peut enfin se demander si les critiques relatives à la conception de la vérité sous-tendant la Déclaration ne cachent pas une divergence plus profonde. Notre époque vit dans une suspicion à l’égard de la vérité. On ne sort pas indemne de la perte de l’innocence techno-scientifique, d’un siècle de perspective nietzschéen, de l’immense déception causée par la faillite du marxisme. Et ce qui est vrai de la vérité en général vaut aussi de la vérité de la foi : « le relativisme est effectivement devenu le problème fondamental de la foi [6]« . « Nous pensons aussi que la question de la vérité traitée par le document est fondamentale à rencontrer mais elle ne peut l’être à notre avis que dans un partage sur pied d’égalité où chacun propose le chemin qui est le sien sans l’absolutiser », disait le document signé par 53 théologiens catholiques belges francophones « déplorant le ton et le contenu du document romain », le 22 septembre 2000 [7].
La déclaration sur la liberté religieuse, Dignitatis Humanae est citée, oubliant que la liberté concerne l’adhésion à la vérité mais non la vérité elle-même. Or, un passage remarquable de la Déclaration a déjà répondu en distinguant les points de vue ici confondus : « la parité, condition du dialogue, signifie égale dignité personnelle des parties, non pas égalité des doctrines » (n. 22).
Dans une conférence récente et remarquée à la Sorbonne, Joseph Ratzinger [8] a montré que ce qui distingue le christianisme du paganisme gréco-romain où il est apparu, mais aussi du bouddhisme, du néoplatonisme, etc. est la volonté explicite de lier la vérité, le culte et la pratique, en un mot de se présenter comme religio vera. En voici un exemple emblématique : en 384, le sénateur Symmaque, néoplatonicien, défend devant l’empereur Valentinien II, un retour au paganisme, le rétablissement de la déesse Victoria dans le Sénat romain, contre la prétention chrétienne à faire du Christ la Vérité définitive et absolue. Il dit dans une phrase devenue célèbre : « On ne peut parvenir par une unique voie à un mystère aussi grand. » De ce scepticisme, de cette « symphonie polymorphe de l’éternel Inaccessible », commente le cardinal Ratzinger, naît un éthos de la tolérance, celle-ci étant entendue comme le grand ennemi de la vérité au nom du respect des différences. Étrange actualité d’une proposition qui date d’il y a seize siècles ! Le relativisme où nous vivons reproduit une des tentations et la dialectique permanentes de l’esprit religieux [9]. Le directeur de l’Institut des hautes études islamiques à Paris, Abd-al-Haqq Guiderdoni n’a-t-il pas affirmé que la Déclaration constitue une régression parce que « Dieu ne peut pas être épuisé par une confession [10] » ? La tentation de nier les différences entre les religions.
Nous avons donc à choisir entre deux visions : la conception néoplatonicienne, bouddhiste, « trœstleschienne » de la vérité religieuse cachée dans l’inconnaissable et réfractée dans une multitude équivalente d’images ou la conception chrétienne de la rationalité intrinsèque de la Révélation biblique identifiant le primat du logos et le primat de l’amour, le Vrai et le Bien.
E) Conclusion :
La non-pertinence, voire l’impertinence des critiques relevées ci-dessus n’interdit pas de se poser des questions. Plus d’un observateur bienveillant s’est demandé : fallait-il regrouper en un même document les questions touchant le dialogue interreligieux et l’œcuménisme ? L’unité de sujet est indéniable, mais la nature, voire l’urgence des deux questions, semblent diverse. N’aurait-on pu ménager une meilleure communication de l’information [11] ? « Nous, catholiques, remarquait le cardinal Eyt, sommes certainement appelés à apprendre davantage ce que «parler veut dire» dans le monde d’aujourd’hui [12]« . On se prend par exemple à imaginer un relais assuré par les Conférences épiscopales. Sans se cacher que la bonne réception de la Parole de Dieu ne se réduit pas à des questions de techniques de communication, puisqu’il y va d’une Vérité qui est la Vie. Mgr. Walter Kasper, Secrétaire du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, disait que « le bruit suscité par ce document cache un problème de communication ». Rapportant cette parole, le cardinal Ratzinger ajoutait : « Mais alors, le texte doit être traduit et non rejeté [13]. »
Je voudrais rappeler, en terminant, deux paroles. La première est du Père Marie-Joseph Lagrange, fondateur de l’École Biblique et Archéologique de Jérusalem dont la cause de béatification est largement introduite (il ne manque plus qu’un miracle) et qui en savait long en matière de condamnations injustes. Je cite de mémoire : « Avant de critiquer un texte, il faut l’avoir lu sept fois. »
La seconde est tirée de la bulle d’indiction du Grand Jubilé de l’an 2000, texte simple et profond, que nous avons été appelés à méditer et vivre tout au long de l’année jubilaire : « Que personne, en cette année jubilaire, ne s’exclue de l’accolade du Père! […] Depuis deux mille ans, l’Église est le berceau où Marie dépose Jésus et où elle le confie à l’adoration et à la contemplation de tous les peuples [14]. »
Pascal Ide
[1] « Rome dans ses murs », art. cité, p. 439.
[2] Interview dans Corriere della Sera, jeudi 7 septembre 2000, p. 16.
[3] Vendredi 22 septembre 2000, n. 221, p. 51 et 52, ici p. 52. Trad. dans l’Osservatore Romano de langue française, n° 43, 24 octobre 2000, p. 10. Cf. les bonnes mises au point, nullement polémiques du Père jésuite André Knockaert, du Centre Lumen Vitae et conseiller théologique de l’Archevêché, sous le titre dynamique : « Seigneur Jésus, le dialogue et la mission continueront », Pastoralia, novembre 2000, p. 209-211.
[4] Cf. Lettre encyclique Splendor Veritatis sur quelques questions de l’enseignement moral de l’Eglise, 6 août 1993, n. 90-94.
[5] La Croix, mercredi 6 septembre 2000.
[6] Joseph Ratzinger, Conférence sur le relativisme donnée lors de la Rencontre entre la Congrégation de la Foi et les présidents des Commissions doctrinales de l’Amérique latine, qui s’est tenue à Guadalajara (Mexique) en mai 1996 La Documentation catholique, n° 2151, 5 janvier 1997, p. 29-37, ici p. 30.
[7] Publié dans La libre Belgique, 23-24 septembre 2000, p. 11. Dans les diverses critiques, on retrouve bon nombre de celles qui ont été énoncées ci-dessus : « Nous regrettons le rapport de supériorité qu’induit un tel texte entre les catholiques et les autres chrétiens. » « la plénitude de la vérité est devant nous et nul ne peut prétendre la posséder. » « Nous voulons souligner également la contradiction entre la déclaration romaine et les gestes symboliques accomplis par le Pape envers les autres Églises et religions. » Etc.
[8] « Vérité du christianisme ? », Colloque 2000 ans après quoi ?, Sorbonne, 25-27 novembre 2000, La Documentation catholique, n° 2217, 2 janvier 2000, p. 29-35. Cf. aussi la critique du cardinal Pierre Eyt (La Croix, jeudi 9 décembre 1999, p. 27) et la réponse du cardinal Joseph Ratzinger (La Croix, jeudi 30 décembre 1999, trad. Marcel Neusch, p. 23).
[9] Cf. Cardinal Henri de Lubac, « Mystère et mystique », Théologies d’occasion, Paris, DDB, 1984, p. 37-76, notamment les pages 46-52. Il cite page 49 l’image d’un évêque orthodoxe promise à un heureux avenir : « Les murs qui séparent les confessions ne montent pas jusqu’au ciel. » (cité par Boris Vycheslavzeff, « Communion réelle et communisme », in L’âge nouveau, 166 (1951), p. 25)
[10] La Croix, jeudi 7 septembre 2000, p. 11.
[11] Etait-il heureux, se demandent certains, que ce document soit rendu public le surlendemain de la béatification du pape Pie IX – contestée de fait, quoique non contestable (cf. l’excellente mise au point de Mgr. Roland Minnerath, « Du Syllabus à Gaudium et spes », in P. Christophe et R. Minnerath, Le Syllabus de Pie IX, Paris, Le Cerf, 2000, p. 77s ; cf. aussi Yves Floucat, « Le “mauvais” pape Pie ? Béatification de Pie IX : réponse à Jacques Julliard », in Liberté politique, automne 2000, n° 14, p. 55-58) ? Mais le rapprochement n’aurait-il pas été fait de toute manière, même à un mois d’intervalle ?
[12] « Réflexion œcuménique pour la réception de la déclaration Dominus Jesus », art. cité.
[13] Osservatore Romano de langue française, n° 43, art. cité, p. 10.
[14] Incarnationis mysterium, 29 novembre 1998, n. 11.