Officier et écrivain français, Ernest Psichari (1883-1914), ami de Péguy et petit-fils de Renan, est revenu vers la foi catholique. Il raconte son cheminement dans un bel essai vite devenu un classique, Le voyage du Centurion [1]. Militaire dans l’âme, « soldat avant tout [2] », Maxence – le héros – est un homme de terrain et d’action, rempli d’énergie et de combativité. Il n’est pas armé pour les fines descriptions de l’âme dans lesquelles un saint Augustin ou un Huysmans excellent. Avant tout, ce qui le meut, ce sont les événements. Ce qui ne signifie pas que Maxence soit dénué d’intériorité. Son voyage sera un retour au Centre qui est aussi le Sommet de son âme.
1) La vie en régime d’extériorité
De prime abord, Maxence semble un homme de volonté, de courage. On ne le voit guère abandonné à la passivité violente, aliénante des passions. Toutefois, un épisode décrit avec discrétion mais clarté nous montre la faiblesse affective du soldat. Il prend une jeune femme et, pris par le délire de la passion, « trois jours durant, il fut l’esclave de cette esclave ». Conséquence éthique : il retarde d’autant son départ, ce qui pouvait entraîner les conséquences les plus fâcheuses pour sa troupe. [3] Or, cette « jouissance acharnée », « plein la gueule », est idolâtrique : « la jouissance était la divinité » de cette époque de sa vie [4].
En fait, la haine qu’il nourrit à l’égard de son pays est, pour une part, subie. Conséquence : il fuyait la France et plus encore son vice, sa maladie qui le dégoûtait. Il veut que la France soit « morte en lui [5] ». Il s’embarque pour l’Algérie. Il se trompera, car la terre qu’il va rencontrer est pleine de souvenirs. Il n’empêche qu’il y rencontrera l’Afrique qui, contrairement à son âme, « est de soumission […] et non de révolte [6] ».
2) L’intériorisation
Quittant la ville, Maxence s’arrache aussi à la dispersion et au bruit. En découvrant le désert, il rencontre l’espace et le silence qui apaisent son âme. Ce « vrai soldat » retrouve la fidélité : « Loin du progrès et de l’illusoire changement, Maxence se retrouve un homme de fidélité [7] ».
Mais cet état est une « forme vide [8] ». Les démons du passé sommeillent et ne tardent pas à l’assaillir.
Maxence ne se contente pas de contempler ce « Personnage » qu’est « le Ciel immense [9] ». Il pourrait fuir définitivement le monde de souffrance qui était le sien. Mais Maxence est habité par une exigence de vérité toute autre. Car il sait que cette simplicité paisible et silencieuse du monde est illusoire, tant que son intérieur sera rempli de vacarmes. Il connaît « la complexe constitution de lui-même », ses multiples « désirs insatisfaits », « la servitude du corps ». Or, dans ce « champ de bataille intérieur », nul soutien ne lui vient de la nature, la défection du visible est totale. Donc, la vérité est bien celle de la complexité. [10]
3) La conversion
a) La disposition à la grâce
Peu à peu, Maxence va sentir « s’agrandir en lui sa capacité intérieure et le cercle de la possibilité spirituelle [11] ». Multiples sont les préparations, les attentes de la grâce : de la méditation sur les tombes d’Amatil à son identité française, du désir de fidélité au désir de vérité [12] et de beauté [13], etc. Même son misérable « avilissement » auprès de la jeune fille lui rappelle qu’à côté de sa fièvre ardente du vrai, il y a « son indigne faiblesse ». Cette prise de conscience introduit Maxence non pas au repentir, mais à un sens aigu de sa misère [14].
Depuis le début, Maxence cherche la grâce. « Son père avait nourri son esprit [autrement dit sa liberté], mais non son âme [faite pour la vie surnaturelle] ». Percevant confusément ce manque, il quitte son pays, la maison de son père : « Son père s’était trompé : Maxence avait une âme. Il était né pour croire, et pour aimer et pour espérer. Il avait une âme, faite à l’image de Dieu, capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal [15] ».
La médiation d’un ami, Pierre-Marie, sera décisive. Celui-ci lui a envoyé une carte de Notre-Dame de La Salette en l’assurant de sa prière. Comme Huysmans, les pleurs de la Vierge à La Salette l’impressionnent considérablement [16].
Ce pélerin de l’absolu, d’une grande exigence de vérité et de justice, sera aiguillonné par les erreurs manifestes proférées par les musulmans croyants dont il croisera les pas : « L’encre des savants est précieuse, et plus précieuse encore que le sang des martyrs [17] ». À juste titre, Maxence refuse cette maxime : les scolastiques eux-mêmes n’attribuaient-ils pas une auréole, donc une gloire plus grande aux martyrs qu’aux docteurs ? Une autre phrase le choque encore davantage : « Vous autres Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel [18] ». Cette dernière parole engendre en lui une « explosion silencieuse de la tristesse ».
Au contraire d’un Charles de Foucault qui sera touché par l’esprit religieux de l’Islam, le « Nazaréen » français sera alors invité à faire mémoire de la Croix chrétienne.
b) L’ultime combat
Lui, le soldat reprend la parole du centurion de l’Évangile : « Seigneur, dites seulement une parole, et mon âme sera guérie ». [19]
Jusqu’au jour où il entend « une voix obscure au fond de lui » qui l’invite à fuir ses rancœurs, « l’amertume immense de la conscience mauvaise [20] ». Il sent qu’il est « loin de la Sagesse [21] ».
Dieu ne peut se donner à Maxence que s’il rend pure sa maison intérieure : « Je ne me donne pas à ce qui est impur [22] ». Or, Maxence veut réparer, c’est-à-dire être l’auteur de sa réparation et donc de sa rédemption. Il ne peut imaginer que Dieu puisse s’intéresser à ses scrupules, à ce dégoût de lui : « Je suis là, pourtant, dans ce dégoût de toi-même [23] ». Une brutale attaque, par la proximité de la mort qu’elle fait toucher, l’invite à la contrition [24].
Pour cela, il doit faire l’expérience de la pénitence. Mais Maxence trouve que cette « exigence » est « dure ». Alors, la voix intérieure lui fait prendre conscience que, s’il sait remercier pour la création et sa beauté, il manque de gratitude pour l’incomparable dignité qui est la sienne, et cette dignité est la liberté : « Tu ne me sais pas gré de cette immense dignité [25] ». Il lui faut donc l’accueillir et la remettre, elle aussi, entre les mains de Dieu.
c) La conversion
Comme pour un autre illustre converti, saint Augustin, longue est l’entrée dans la grâce. Plus d’une fois, Maxence s’approche de l’Absolu, le touche. Le lecteur le pense même croyant, habité par la Présence divine de grâce. Mais il doit se rendre à l’évidence : l’effort est encore humain, trop humain. En effet, expérimenter ou savoir qu’il est créé ne suffit pas, car elle provient de lui. Or, le salut vient de Dieu : « il sentait que rien de ce qui était en lui n’était le ciel [26] ». Même entendre la parole de Dieu n’est pas encore croire ; encore faut-il y adhérer de l’intérieur. Un signe ne trompe pas : le manque de goût dans la lecture des Saintes Écritures. Pour reprendre les catégories de Pascal, Maxence est un mélange douloureux de grandeur et de misère. Et cette division, plus, ce conflit est omniprésent dans ces pages. « J’entends le Verbe éternel. Comment y croire, et comment n’y pas croire ? Le oui est difficile, mais le non l’est bien plus[27]… ».
Mais pourquoi cette attente insupportable ? À jamais mystérieuse est l’action de Dieu qui tantôt donne sa grâce sans qu’on lui demande (saint Paul, Claudel) et tantôt semble en retarder le don sans durée ni raison. Du moins une chose est évidente : Maxence doit faire l’expérience de son absolue impuissance à être sauvé.
Pour cela, il éprouve sa misère autant que son impuissance à lui échapper : « que ferai-je pour sortir de cette mortelle langueur », demande-t-il ? Et il entend la réponse, décisive : « Rien par toi-même [28] ». Il se met alors à supplier : « Ayez pitié de l’homme qui est malade depuis trente ans [29] ! » Il entrevoit son progrès intérieur, il ressent fraîcheur et clarté. Néanmoins, là encore, impuissance et dépendance ne sont pas encore confiance et espérance.
Maintenant, Maxence est symboliquement à Ouaddan, l’une des bornes du désert. Il prend une conscience aiguë de la place du Christ qu’il appelle Jésus. Seul Jésus peut combler son désir. « A l’homme, il faut Dieu : Jésus le donne en se donnant [30] ». Mais « Jésus non possédé, mais désiré [31] ». « Jésus, étant la possibilité de Dieu pour l’homme, a donné tout ce qui était nécessaire [32] ».
Le don de la conversion est étroitement corrélé à l’abandon par Maxence de sa rancœur et au pardon donné à l’égard de son pays. Les raisons du voyage du Centurion sont d’abord réactives. La mise à nu de son ressentiment, pire, de sa haine, contre la France, libèreront définitivement son âme.
Un événement extérieur servira de stimulant. Il fait très chaud. Sans se douter qu’il rejoue une scène évangélique, Maxence demande à son guide : « J’ai soif, tire-moi de l’eau ». Mais il voit le guide faire une grimace : au fond du puits se trouve le cadavre d’un homme inconnu qui est venu mourir lorsqu’il touchait la source tant convoitée. Brutalement, Maxence que la grâce avait touché, mais non pas envahi, est blessé. Il prend enfin conscience de l’absolue impuissance à se sauver soi-même, même quand on se trouve au plus près de la source. Il s’identifie à ce pauvre homme vaincu par le désert et mort de soif à côté de la source vive. Une prière monte spontanément dans son cœur, confessant tant son désir (sa dignité) que sa déréliction :
« C’est vrai, Seigneur, nous n’avons pas été fidèles à la promesse […]. Nous avons tout perdu, nous n’avons rien, mais tout ce qui reste, ô mon Dieu, nous vous le donnons ; tout ce qui reste, c’est-à-dire notre cœur brisé et humilié [33] ».
Dès lors, la grâce peut envahir « l’espace de son âme démesurément agrandi ». Maxence, « le vieux lutteur s’abandonne, il tombe à genoux » et, très doucement, se met à dire son « Notre Père ». Il entre enfin dans la simplicité : « Mais quoi ! Seigneur, est-ce donc si simple de vous aimer [34] ? »
4) Conclusion
Cette authentique conversion est celle d’un soldat. Pour Maxence-Psichari, ce qui compte, c’est l’ordre, la fidélité ; or, il n’y a que deux hommes de l’ordre : le soldat et le prêtre (le sabre et le goupillon), l’un pour l’ordre naturel et l’autre pour l’ordre de la grâce [35]. En outre, plus que tout autre homme, le soldat fait l’expérience de l’obéissance libérante qui le configure au Christ : « La grandeur et la servitude du soldat » sont « la figuration, sur la terre, de la grandeur et de la servitude du chrétien [36] ». Il n’en demeure pas moins que son cheminement épouse celui de toute conversion totale et authentique qu’a si admirablement décrit saint Augustin dans les Confessions, et qui n’est rien d’autre que celui suivi par le fils prodigue (cf. Lc 15,11-32) : de l’extérieur vers l’intérieur ; de l’intérieur vers le Supérieur.
Pascal Ide
[1] Ernest Psichari, Le voyage du Centurion, in Œuvres complètes, 3 tomes, Paris, Éd. Louis Conard et Librairie Jacques Lambert, 1948, réédité avec Les voix qui crient dans le désert, dans la coll. « Les introuvables », Paris, L’Harmattan, s. d. L’ouvrage se trouve aussi en libre accès sur la généreuse Bibliothèque électronique du Québec : https://beq.ebooksgratuits.com/vents-xpdf/Psichari_Le_voyage_du_centurion.pdf
[2] Ibid., p. 49.
[3] Ibid., p. 53-54.
[4] Ibid., p. 88.
[5] Ibid., p. 22.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Ibid., p. 39.
[8] Ibid., p. 21.
[9] Ibid., p. 59.
[10] Ibid., p. 61.
[11] Ibid., p. 73.
[12] Ibid., p. 45, Ibid., p. 51 (« rien n’est beau que le vrai »), etc..
[13] Par « le beau », « il s’approchait de la connaissance de Dieu ». (Ibid., p. 74)
[14] Ibid., p. 54.
[15] Ibid., p. 12.
[16] Ibid., p. 22-23.
[17] Ibid., p. 31.
[18] Ibid., p. 65.
[19] Ibid., p. 72 et 73.
[21] Ibid., p. 85.
[22] Ibid., p. 89.
[23] Ibid., p. 88.
[24] Ibid., p. 78 et 79.
[25] Ibid., p. 90.
[26] Ibid., p. 76.
[27] Ibid., p. 92.
[28] Ibid., p. 87.
[29] Ibid., p. 93.
[30] Ibid., p. 97.
[31] Ibid., p. 96.
[32] Ibid., p. 97.
[33] Ibid., p. 105.
[34] Ibid., p. 106.
[35] Ibid., p. 40.
[36] Ibid., p. 81.