Cours de Psychologie Chapitre 2 L’histoire. Les âges de la vie 5/5

E) Confirmation théologique. Les âges de la vie selon Romano Guardini

Quelques spirituels et de théologiens ont proposé une relecture des étapes de l’existence selon la perspective qui est la leur. C’est ainsi que l’écrivain français Huysmans ébauche une relecture du Salve Regina à partir des trois âges de la vie [1]. Le théologien suisse Hans Urs von Balthasar est l’un des très rares théologiens à avoir proposé une vita Christi [2]. Et, contrairement à saint Thomas d’Aquin [3], il offre à cette occasion une ébauche de théologie des stades de la vie [4]. Mais celui qui correspond le mieux à notre objet est le théologien allemand Romano Guardini qui a proposé une intéressante vision des âges de la vie [5].

1) En général : la vie comme tout et comme mystère

« On peut considérer l’existence humaine à de nombreux points de vue ; mais sa nature veut qu’on n’en épuise jamais la réalité [6] ».

L’une des raisons de ce mystère tient à la tension existant « entre son identité et l’évolution de ses états successifs [7] ». Plus précisément, la tension tient au « fait que chaque phase est nouvelle, et n’a encore jamais été vécue et ne le sera jamais plus [8] ». C’est ce qui nous incite et invite à vivre la vie de façon intense et fait sortir de la monotonie qui peut aller jusqu’au désespoir.

La diversité successive des états et des crises de l’homme « n’abolit pas son unité : celle-ci, au contraire, s’y affirme [9] ». Guardini insiste sur ce thème et y revient : « La vie n’est pas un assemblage de morceaux, mais un tout qui – pour s’exprimer un peu paradoxalement – est présent en chaque point de son déroulement [10] ». C’est pour cela que commencement et fin, mystérieusement, accompagnent toute la vie : « la fin exerce une influence anticipée jusque sur les tout premiers débuts [11] ».

Mais le tout est présent en chaque partie : « chaque phase s’inscrit dans le tout de l’existence, et ne reçoit son plein sens que si elle agit vraiment sur lui [12] ».

Enfin, le mouvement général fait alterner les phases (précisément quatre) avec les périodes de crise. Chaque phase « est douée d’un caractère propre, qui ne peut être dérivé ni de la phase précédente ni de la suivante [13] ».

2) Les différentes étapes

a) Vie intra-utérine, naissance et enfance

La vie existe dans le sein de la mère, mais « elle a seulement le caractère de l’inconscient ».p. 16. Certes, nous avons du mal à nous la représenter ; cependant, nous en avons un exemplaire privilégié dans le sommeil.

Ici, une crise importante est dans la naissance elle-même : « L’état ans le sein maternel est celui d’une totale intégration. L’enfant vit dans l’espace vital de la mère. Par la naissance, il s’en détache. Il s’agit que ce détachement soit réel et complet, et aussi que le passage se fasse correctement [14] »

À ce sujet, Guardini a cette remarque profonde :

 

« On peut se demander si la technique qui facilite de plus en plus l’accouchement, ne représente qu’un gain ; si elle n’a pas pour effet de rendre banal cet événement ; et si elle ne diminue pas l’importance existentielle de cette séparation, qui cependant est une acceptation que fait la personne [15] ».

 

Par ailleurs, notre théologien insiste sur l’« enveloppe protectrice [16] » des parents autour de l’enfant si vulnérable ; l’enfant n’a pas le sens de l’insécurité, car « ses parents sont absolument pour lui autorité, protection et don [17] ».

Or, cette enveloppe est vitale, car l’enfant vit au point de départ dans un monde non pas de différenciation qui caractérise l’univers de l’adulte mais d’indifférenciation : entre vie intérieure et réalité extérieure, entre bien et mal (ami et ennemi), entre réel et imaginaire.

Mais Guardini n’a aucune illusion sur la prétendue innocence de l’enfant : la mère sait combien « les instincts d’égoïsme, de sans-gêne, de cruauté, se font jour de bonne heure [18] ». De même pour la dissimulation ou la jalousie.

b) Crise ou passage de l’enfance à l’adolescence

Deux facteurs contribuent à l’accès à l’adolescence ou plutôt au passage à ce que Guardini appelle la jeunesse. (car l’adolescence est plutôt une crise)

1’) Le premier est l’affirmation de soi

Soyons précis : l’enfant cherche à s’affirmer dès qu’il est tout petit. On sait avec quel instinct de domination l’enfant parvient à assujettir son entourage. Ici, il s’agit d’autre chose : de l’affirmation de soi comme différent, comme spécifique. D’où le besoin suraigu de s’affirmer soi-même sans que l’on sache encore qui l’on est, ou plutôt trop conscient de sa vulnérabilité.

 

« Le but de cette évolution consiste à se distinguer des autres, à s’affirmer en tant que personne libre et responsable, à acquérir un jugement personnel sur le monde et sur la situation personnelle dans ce monde-là, à devenir soi-même pour pouvoir aller aussi vers l’autre [19] ».

2’) Le second est l’instinct sexuel

Certes, cet instinct existait lui aussi auparavant. Mais les impulsions étaient encore diffuses, alors que maintenant, à l’adolescence,elles vont commencer à se cristalliser à l’égard de l’autre. Le besoin d’être soi-même engendre « une attitude fermée, qui rompt le contact avec l’entourage, et a pour conséquence l’esprit romanesque et la dissimulation [20] ».

L’adolescent est donc celui qui est en prise avec son propre moi et chercher à s’en rendre maître. « De ce bouleversement intérieur, de cette évolution profonde, le jeune individu majeur doit sortir libre, pour être lui-même et pour se réaliser sur le plan vital [21] ».

c) Jeunesse : le jeune homme

Cette nouvelle phase se caractérise par deux forces, « l’une positive : la force ascendante de la personnalité qui s’affirme et de la vitalité s’épaouissant, l’autre négative : le manque d’expérience du réel [22] ».

1’) Le positif

On peut préciser ce qui caractérise la jeunesse, qui est la confiance dans la vie, l’assurance de réaliser de grands projets. « C’est là une attitude faite pour l’infini. Ce qui la caractérise, c’est l’absolu, la pureté refusant tout compromis, la conviction que des idées vraies, des conceptions justes sont sans aucune doute capables de modifier et de façonner la réalité [23] ».

2’) Le négatif

Ce qui manque à la jeunesse, c’est l’expérience du réel. Et plus encore, il manque au jeune une attitude fondamentale face au réel et qui seul permet la réussite : la patience. On sait quel prix Guardini attache à cette vertu.

L’absence de connaissance du réel appelle le jeune à faire confiance à autrui, à s’appuyer sur son expérience. D’où l’importance de véritables figures d’éducateur.

Autrement dit, le jeune vit dans l’idéalisme qui surestime la force des convictions. Précisons : cet idéalisme n’est pas forcément optimiste. En effet, « «avoir de l’expérience» ne signifie pas avoir que le bien échoue très souvent et qu’il y a dans le monde beaucoup de choses mauviases, mais savoir cela de la bonne manière, en une juste référence avec la nature de l’homme, en rapport avec l’ensemble des événements historiques et sociaux, et, avant tout, aux facteurs si importants de la médiocrité et de la banalité quotidiennes [24] ».

En positif, cela signifie que cette période est aussi celle des choix décisifs et courageux : choix professionnel et choix de vie (décision prise à l’égard d’un autre être). Et il faut bien être quelque peu idéaliste, pour prendre de tels risques [25].

3’) Dominante

Les différentes qualités de l’enfance sont marquées par une dominante : « c’est la croissance [26] ».

En ce sens, l’enfance se caractérise par le jeu dont l’importance est extrême, puisqu’il « exprime toute l’activité spontanée de l’enfant [27] ». Maria Montessori a montré combien l’enfant se construit, notamment développe sa dimension créative, par l’activité ludique.

Guardini rappelle l’importance de l’éducateur, notamment et dans l’ordre : ce qu’il est, puis ce qu’il fait, enfin ce qu’il dit. « Cette tâche est donc extraordinairement exigeante. Dans la mesre où l’éducateur l’accomplit, il diminue la crise de la puberté [28] ».

Tout le travail de l’adolescence est d’assumer sa responsabilité à l’égard de soi-même et de l’ordre établi. « Ainsi, la morale de cet âge consiste à avoir le courage d’être soi-même : d’être sa propre personne, responsable d’elle-même, d’avoir un jugement à soi et de faire œuvre personnelle, une vitalité à soi et, issues de cette vitalité, des forces qui mènent vers l’avenir [29] ». Inversement, le grand danger qui nous menace est celui de l’anonymat du « on ».

d) Crise ou passage à la maturité : la crise de l’expérience

Nous avons vu que la jeunesse se caractérisait par ce double aspect de pureté d’idéal, d’absolu, et l’absence d’expérience du réel. Ce que l’on trouve chez les Grecs, enfants (quel que soit leur génie, la splendeur de la civilisation grecque, ils n’ont jamais réussi à unifier l’Etat grec) et qui disparaît chez les Romains [30].

Ainsi donc, le jeune se caractérise par des prises de position absolue, par des convictions tranchées, voire intransigeantes, la certitude que la réalité se conformera à ses idéaux. « Mais cela signifie, à la vérité, qu’on saute par-dessus cette réalité [31] ».

Or, cet idéalisme va entraîner des échecs, expérience décisive : « Le jeune homme apprend par expérience qu’il est incapable de beaucoup de choses dont il se croyait capable, mais qu’en compensation, il y a peut-être ailleurs en lui, un pouvoir réel moins apparent, moins séduisant, moins révolutionnaire, mais authentique [32] ». De plus, il découvre que les choses sont complexes, que le réel résiste, que l’autre n’est pas ce qu’il croyait être : « La sottise, l’égoïsme, l’indifférence sont extraordinairement puissants [33] ».

Toutefois, en positif, le jeune homme « découvre cette force, condition préalable de toute réalisation : la patience [34] ».

Il y a danger de manquer le passage, de continuer à vivre dans ses rêves, devenir un doctrinaire absolutiste, voire un éternel révolutionnaire, ou, tout à l’opposé, de capituler devant le réel, prétendre qu’il faut être réaliste et perdre toute espérance. Aussi le véritable passsage demande de tenir les eux, c’est-à-dire, comme l’enseigne l’Aufhebung hégélien, de sauver les acquis antérieurs et d’avancer : « il faudrait faire l’expérience du réel et l’accepter, mais en même temps garder la conviction de la valeur des grandes vues, et tenir ses engagements enveres ce qui est noble et juste [35] ».

e) Maturité ou majorité

Cette période est aussi celle « où l’on découvre le sens de la durée », c’est-à-dire de ce qui, dans le cours du temps, est solide, de ce qui dure et porte ; or, c’est ce qui s’approche de l’éternité. L’adulte est donc celui qui découvre la présence de l’éternité dans le temps.

Cela se traduit par la capacité silencieuse et stable de fonder un foyer, de durer, d’établir une institution : « C’est à ce moment là que l’homme découvre ce que signifie instituer, défendre, créer une tradition [36] ».

Autrement dit, de même que la jeunesse est plus du côté des valeurs de progrès, l’âge adulte du côté des valeurs de conservation.

f) Crise ou passage de l’acceptation de la limite

De multiples manières, l’adulte va expérimenter ses limites qui est une véritable crise. Pour Guardini, la période commence aux alentours de la quarantaine.

L’adulte est celui qui est en pleine possession de ses énergies, où il harmonise ses énergies, synthétisant la réalité mouvante et misérable, et ses aspirations à l’absolu.

« On fait pour la première fois l’expérience de la fatigue ; on trouve que «c’est trop» ; on voudrait se reposer ; on commence à entamer le capital ». Par ailleurs, « les illusions s’évanouissent, non seulement celles qui constituent l’essence même de la jeunesse, mais aussi celles qui viennent de ce que la vie avait encore un caractère de nouveauté, n’était pas encore usée par l’expérience [37] ». La réalité n’est pas comme nous l’avions pensée, elle se répète. Alors la lassitude prend l’homme, et même un taedium vitæ. D’où une alternative : soit dominera le désenchantement et l’aveu de la pauvreté voire de la trahison de la vie qui ne tient pas ses promesse, et l’on devient un sceptique et un contempteur du monde (avec le risque de s’évader, de fuir dans les spéculations, de jouer au jeune, de s’affranchir de toute manière de la grisaille de la vie) ; soit « dire oui à la vie, un oui dicté par le sérieux et la fidélité, et qui donne un sentiment nouveau de la valeur de l’existence [38] ».

g) L’homme mûr

C’est celui qui accepte la vie, sans renoncer à ses responsabilités, à son travail, à sa famille.

« Cette attitude suppose beaucoup de discipline personnelle et de renoncement. Un courage qui n’a pas tant le caractère de l’audace, que celui de la résolution [39] ». Ici prédomine le second acte de la vertu de courage (le sustinere), alors que l’aggredi, l’attaque caractérisait davantage la jeunesse.

h) La crise du détachement

Une nouvelle crise s’amorce, lorsque l’homme vieillit réellement. En effet, « le caractère périssable des choses se fait sentir. On fait le bilan de ses possibilités, on mesure ce que l’on peut et ce que la vie peut donner. On voit alors disparaître ce qui fait naître l’impression ‘infini – en termes plus justes, de ce qui toujours continue – : le facteur de l’attente. Plus l’homme vieillit, moins il attend, et plus s’intensifie son sentiment du périssable. Attendre allonge le temps ; savoi à quoi s’en tenir le raccourcit [40] ».

Second facteur : les événements vécus présentent moins d’importance, car ils « remplissent de moins de moins la vie [41] ». Aussi, le vieillar tend à oublier ce qui est récennt, pour ne se souvenir que des événements passés.

Pour surmonter cette crise, le seul remède est d’ »accepter sa vieillesse, accepter la fin, sans être vaincu par elle et sans la déprécier avec indifférence ou cynisme ». Précisément, la vieillesse est la phase de qualités morales élevées ; l’important est de veiller à ne pas se laisser « dominer sa jalousie envers les jeunes, sa rancœur à l’égard de ce qui, historiquement, est nouveau »…, sa joie mauvaise devant les défauts et les échecs de ce qui est actuel [42] ».

i) L’accès à la vieillesse

Le vieillard est celui qui est sage, doué de sapience. Il sait que la fin de la vie est encore la vie. « Voici ce en quoi consiste cette supériorité : la victoire sur la peur, sur le désir de profiter jusqu’au bout ». p. 65. En positif, le désinvestissement et le sentiment de caducité propre au vieillard est le signe « de ce qui ne passe pas, de l’éternel [43] ». Or, la sagesse « est ce qui apparaît lorsque l’absolu et l’éternel pénètrent dans la conscience finie et périssable, et que de là une lumière tombe sur la vie [44] ». Puisque la sagesse permet d’avoir une vision unitive du réel par ses plus hautes causes. Ici, ésormais, l’efficacité n’est plus celle du dynamisme direct, organisateur, mais « celle de l’esprit, de la vérité, du bien [45] ».

Ce qui signifie donc que le vieillard est celui qui ne cherche pas à jouer à l’enfant, qu’il est dangereux de faire de la jeunesse le paradigme de la vie : c’est dévaloriser les autres phases de la vie. Le vieillard n’est pas un jeune diminué, un adulte nostalgique qui veut mais ne peut plus, alors que l’adolescent voudrait mais ne pourrait pas encore.

3) Remarques générales et conséquences

« Si cette phase n’est pas pleinement vécue, elle ne portera pas ses fruits dans la vie ultérieure. Plus jamais l’homme ne verra le monde, comme il le voyait enfant ; plus jamais il ne fera l’expérience de l’unité de l’existence, de la manière dont il la fait maintenant [46] ». Et Guardini de rappeler le mot de Gœthe : on ne marche pas seulement pour arriver, mais pour vivre la route. En effet, à sa manière, chaque phase accompagne toute la vie. Elle n’est pas un moment dépassé et indifférent. On pourrait faire une typologie des blessures de ceux qui ne vivent pas tel ou tel moment, qui shuntent tel passage de leur vie. C’est ce que va tenter Guardini dans une suggestive conférence finale où il va scruter « l’importance de l’âge dans la vie du philosophe [47] ».

a) L’enfance

En effet, c’est au cours de son enfance qu’il [le philosophe] aura pris des options qui mettront toute la vie à révéler leur efficacité [48] ». Ainsi

 

« c’est à cet âge qu’on expérimente l’universelle parenté des choses, la présence totale, malgré toutes les fêlures, de l’existence, c’est alors qu’on fait l’expérience de ce dialogue incessant qui unit l’homme à tout ce qui l’entoure. En tout cela, également, le mystère fondamental de l’existence et, si l’entourage ne l’étouffe pas, la voix de Dieu. […] Ces expériences appartiennent au substrat fondamental de la vie d’un esprit philosophique. Si l’enfance ne les a pas connues, elles ne se retrouveront jamais, et si elles manquent, c’est quelque chose d’important qui manque [49] ».

 

C’est aussi la prime expérience de l’un et du multiple, du tout indivisible et des fissures.

b) La jeunesse

La jeunesse est, pour le philosophe, l’âge où il découvre l’importance de l’absolu, de l’infini, de l’idéal, du souverain :

 

« C’est là, si une puissance étrangère ne lui rend pas la chose impossible, que la pensée juvénile acquiert un comportement qui exercera une influence décisive sur tous les travaux ultérieurs : un respect devant l’absolu, une confiance qu’on lui fait ; la foi dans l’authenticité des choses et la certitude qu’on peut l’atteindre ; la souffrance devant l’injustice, et la pureté qui refuse les compromis [50] ».

c) L’âge adulte

Il est caractérisé par la découverte du réel, des limites. En effet, à l’alternative sans nuance se substitue le sens des paliers, la composition avec les possibles, l’acceptation des contingences. On conçoit l’importance d’une telle expérience pour le philosophe qui doit conjuguer l’absolu et le relatif, le muable et l’éternel. Mais cette expérience inassimilée, « le danger du positivisme devient réel ; on perd ce goût passionné de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l’injuste ; à la place d’une vérité qui vaut objectivement, s’insinue une authenticité subjective, ou le simple amour du fait, quand ce n’est pas tout simplement l’utilité [51] ». En regard, le philosophe a du caractère et non de la mollesse. Il est apte à reconnaître « l’absolu dans le tissu du relatif [52] ».

d) La maturité

L’homme mature a pris ses responsabilités, la mesure des chose, mais s’use. De même, le philosophe est celui qui doit travailler au jour le jour, dans la morne fatigue du quotidien. « C’est alors une menace plus grave que celle qui vient de la contrainte des faits et des sujétions : l’être s’estompe. Cela vient avec la fatigue, qui s’installe facilement avec cette phase de la vie [53] ». Et alors « la tentation d’un scepticisme réel devient lancinante [54] », qui n’est certainement pas une attitude de modestie, mais de découragement, l’attitude même dont Montaigne donne l’exemple dans les Essais.

Ici, la seule attitude est de continuer à voir l’absolu se jouer dans la déréliction des éléments qui se dissolvent.

Alors, le sage peut s’ouvrir à la vérité ultime qui est le mystère :

 

« L’existence prend alors ce caractère qu’elle a dans une nature morte de Cézanne. Il y a une table. Sur la table, une assiette. Sur l’assiette, quelques pommes. Rien d’autre. Tout est là, dans la lumière et l’évidence. Plus rien à demander. Rien, partant, à répondre. Et cependant un mystère, partout. Les choses sont plus que ce que nous en livre une présence immédiate. On en vient à penser que le mystère désormais, c’est celui de cette clarté. Ce mystère constitue cette profondeur que réclame l’être s’il ne doit pas se réduire à ne présenter qu’une attrape. Peut-être même que l’être doit être fait avec du mystère : les choses, les événements, tout ce qui arrive et qu’on appelle la vie [55] ».

 

Et de citer le mot célèbre de Prospéro dans la Tempête : « Nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits, et notre petite vie est entourée de sommeil [56] ».

Aussi, un vrai philosophe se doit de plus en plus nettement les ressentir [les vibrations mystérieuses de l’existence]. Il doit faire l’expérience qu’elles sont de plus en plus solides. S’il la fait, il saura que quelque chose a changé : le mystère est devenu habitable. Le mystère se révèle alors comme constitutif de la création telle qu’elle est sortie de la liberté de Dieu [57] ».

F) Un nouvel âge : entre adolescence et âge adulte

Jeffrey Jensen Arnett est un professeur du département de psychologie de la Clark University de Worcester, dans le Massachusetts, considéré aujourd’hui comme le plus grand expert de cette période intermédiaire entre l’adolescence et l’âge adulte qu’il appelle « Emerging adulthood » [58] : « the term emerging captures the dynamic, changeable, fluid quality of the period [59] ». Il a notamment lancé ce concept dans un article retentissant [60], aujourd’hui considéré comme classique ; cité des milliers de fois dans différentes revues, il a été à l’origine de nombreuses autres études [61]. Comment traduire cette expression ? Le français a inventé un heureux jeu de mots, « adulescence » [62] ; son inconvénient est toutefois soit de l’envisager négativement (non-adolescence, non-adulte) soit, de manière illusoire, d’en faire seulement une étape de transition et donc de rêver à sa rapide résorption, alors qu’elle a – et de plus en plus – tendance à s’étaler. Bref, elle est une transition (vers l’âge adulte), mais n’est pas transitoire.

Résumons brièvement les acquis de cette étude avant d’en proposer quelques prolongements pratiques.

1) Thèse centrale

La thèse, très claire, du chercheur (qui est maintenant suivi par de nombreux autres scientifiques) est que, dans le cycle des « âges de la vie » (pour parler comme Guardini), il existe un âge intermédiaire spécifique entre l’adolescence et celui du jeune adulte, non pas simplement une brève période de transition, mais une véritable tranche d’âge. Celle-ci va de 18 à 25 ans, ou plutôt 30 ans (l’article est flou sur l’âge final ; toutefois, les études parues depuis semblent tirer le second chiffre vers le haut). En fait, il y a un paradoxe. D’un côté, l’entrée biologique dans l’adolescence s’est avancée de 2 ans et demi depuis un siècle, passant de 15 ans à 12,5 ans. De l’autre, la sortie dans l’âge adulte s’est considérablement retardée.

Les études transculturelles montrent que le phénomène caractérise les pays industrialisés et post-industrialisés, et non les pays en voie de développement ou les pays émergents. Mais ceux-ci semblent progressivement y rentrer.

2) Signes

Pour établir cette thèse, l’auteur fait appel à trois principaux types de critères : démographiques, subjectifs, identitaires. Ce sont en même temps autant de signes permettant de reconnaître cette période.

a) Critères démographiques

Le premier est la variabilité. Avant 18 ans, 95% des Américains vivent chez eux et sont célibataires ; après 30 ans, 75 % sont mariés et devenus parents. Entre les deux beaucoup de cas de figure sont possibles.

Le second est l’instabilité. Par exemple, cette période est l’âge de la plus grande mobilité résidentielle : 40 %.

b) Critères subjectifs

Avant tout, les jeunes de cette tranche d’âge affirment ne plus être des adolescents ; mais ils ne se définissent pas encore comme des adultes.

Trois critères sont particulièrement importants pour individuer cette époque vis-à-vis de l’adolescence, les deux premiers étant décisifs : l’acceptation de la responsabilité pour soi-même ; la prise de décisions indépendantes. Le troisième est l’acquisition de l’indépendance financière. En revanche, ce qui différencie cette période de l’accès à l’âge adulte est l’absence de responsabilité vis-à-vis de l’autre (qui, souvent, se traduit par la responsabilité parentale).

c) Critères de recherche identitaire

Cette période de la vie est celle qui « offre le plus d’opportunité pour les explorations identitaires dans les champs de l’amour, du travail et de la vision du monde [63] ».

Prenons l’exemple de l’amour, l’adolescence se caractérise par la question implicite : « Avec qui j’aurais plaisir à être, ici et maintenant ? » En revanche, l’adulte en voie d’émergence se pose la question implicite suivante : « Etant donné le type de personne que je suis, quel type de personne souhaiterais-je avoir comme partenaire pour la vie ? » Autrement dit, la question est plus intime, plus sérieuse, plus durable, mais demeure en-deçà de la fixation dans un choix durable, d’un état de vie irréversible. Enfin, l’adulte, lui, est déjà engagé avec une personne.

Cette typologie vaut pour le travail et aussi pour les visions du monde, celles-ci comprenant les croyances religieuses auxquelles l’article fait référence : l’Emerging adulthood réexamine ses croyances, explore les possibilités afin d’accéder à une réflexion et à une adhésion personnelles.

d) Autres critères

Jeffrey Arne évoque d’autres critères comme les attitudes à risque : sexe non protégé, usage de drogues, conduites en état d’ivresse, etc. Contrairement à la représentation courante qui y voit un signe de l’adolescence, celles-ci sont plus caractéristiques de l’adulte en émergence (18-25 ans).

3) Objection et réponse

Bien entendu, l’étude d’Arnett date d’il y a 18 ans et est surtout centrée sur les États-Unis ; de plus, que penser du critère de mariage sur lequel, notamment, elle se fonde ?

Je répondrai que, d’abord, les analyses effectuées depuis n’ont fait que la confirmer ; ensuite, lui-même fait état d’études couvrant la zone occidentale [64].

4) Résumé

Arnett reprend la formule de Talcott Parsons qui appelait l’adolescence le « roleless role » pour l’appliquer à cet état d’âge adulte en émergence ou en devenir. Certains ont parlé du « syndrome Tanguy », selon le titre éponyme du film de Chatilliez qui mettait en scène un adulescent aussi doué intellectuellement qu’indécis moralement.

Cet âge, cette période se caractérise donc d’abord négativement par sa différence avec la contre-dépendance réactive de l’adolescent et l’interdépendance de l’adulte (l’engagement durable et la responsabilité de l’autre).

En plein, cette tranche de vie est une phase de construction de l’indépendance ou de l’autonomie, avec ce que cela suppose comme besoin d’explorer les possibles, d’expérimenter différentes voies, de vivre intensément et sans attache. « C’est une période caractérisée par le changement, l’exploration pour beaucoup de personnes qui examinent les possibilités de la vie qui leur sont ouvertes et qui accèdent peu à peu à des choix plus durables dans l’amour, le travail et la vision du monde [65] ».

5) Applications et ouvertures

La connaissance de la réalité recouverte par ce concept est, à mon avis, intéressante à de multiples titres. Je les évoquerai sous forme de questions (la liste n’est bien sûr en rien limitative) :

– ne faudrait-il pas élargir la date-limite supérieure du cadre jeunes de 25 à 30 ans ?

– ne faudrait-il pas que la pédagogie « jeunes » prenne en compte cette nouvelle donne, notamment la richesse de l’ouverture, mais aussi le retardement à l’engagement ? Non pas tant pour l’accélérer que pour l’accompagner et l’éduquer (vertueusement). Autrement dit, il ne s’agit pas tant de critiquer ceux que l’on se contente de prendre pour des « ado » attardés – rêvant qu’un jour, il n’y en ait plus, c’est-à-dire les comparer à l’époque précédente –, que de comprendre et accompagner.

– ne faudrait-il pas prendre en compte les trois secteurs évoqués : amour, travail et vision du monde ? Chacun demande une formation spécifique.

– ne faudrait-il pas accorder une attention singulière à cette tranche d’âge dans l’accompagnement des fiancés, des séminaristes et des novices ? Mais aussi des jeunes couples (il y en a), des jeunes prêtres et des jeunes sœurs consacrées ? En effet, étant donné que cette période se caractérise par la grande labilité des choix, donc la capacité à tout remettre en question, alors que le candidat est déjà engagé, n’est-il pas nécessaire de très attentivement repérer si le candidat est devenu un jeune adulte ou est encore dans l’Emerging adulthood ? Un certain nombre de crises, de burn out, voire de divorces précoces, de sorties du sacerdoce, semblent s’expliquer par cette non-différenciation.

G) La crise de milieu de vie

Nous souhaiterions isoler non pas un nouveau stade, mais une transition entre deux stades qui, pour reprendre la nomenclature d’Erickson, corespondrait à la transition entre l’âge adulte et l’entrée dans la maturité (sinon la sagesse).

1) Induction

La crise de milieu de vie (ou CMV) est connue depuis belle lurette.

a) Johannes Tauler

Cette observation n’est pas récente. On la trouve chez un mystique rhéno-flamand du quatorzième siècle, Johannes Tauler (1300-1361) :

 

« L’homme peut faire ce qu’il veut, s’y prendre comme il veut, il n’atteint pas la paix véritable, il ne devient pas un homme du ciel, selon son être, avant d’avoir atteint la quarantaine. […] Ensuite l’homme devra attendre dix ans encore, avant que l’Esprit-Saint le Consolateur, lui soit communiqué en vérité, l’Esprit qui enseigne toutes choses [66] ».

 

Tauler cite le pape Grégoire le Grand qui disait dans sa biographie de saint Benoît : « les prêtres de l’Ancienne Alliance devenaient gardiens du temple à cinquante ans seulement et auparavant ils étaient simples agents du temple, occupés par des exercices [67] ».

b) Carlo Caretto

Carlo Caretto en confirme l’existence :

 

« On fait cette expérience généralement vers quarante ans. Quarante ans : une grande date liturgique de la vie, une date biblique, date du démon de midi, de la deuxième jeunesse, une date décisive pour l’homme […] C’est la date choisie par Dieu pour mettre dos au mur l’homme qui auparavant essayait de se faufiler sous le voie de fumée d’un ‘mi-oui, mi-non’ [68] ».

c) Carl Gustav Jung

Le psychanalyste suisse Carl Gustav Jung l’avait aussi observée.

2) Définition

On commence maintenant à en parler de plus en plus. Définir les deux termes suffira :

a) Crise de…

C’est-à-dire bouleversement. Mais aussi jugement. Le sens du mot crise s’exprime par deux idéogrammes en japonais : le « danger » et l’« opportunité » [69].

 

« Changements de profession, ruptures avec son milieu, divorces, dépressions nerveuses, affections psychosomatiques variées sont autant d’indices montrant que la crise du milieu de vie n’a pu être maîtrisée [70] ».

b) … milieu de vie

Cette crise survient vers la quarantaine. Pour certains, la fourchette est entre 40 et 50 ans ; pour d’autres, il faut la faire commencer à 35 ans.

3) Diagnostic différentiel

Ce n’est pas une crise d’adolescence. Cela est rassurant de le comprendre.

Cette crise apparaît d’autant plus brutalement qu’on se trouve moins en dynamique permanente de conversion, d’ouverture à l’altérité. L’image du torrent éclaire.

4) Signes

Comment reconnaître la midlife crisis ?

a) Critère biologique : l’âge

C’est à la quarantaine (la « mise en quarantaine ») « qu’une inavouable absence de conviction s’installe d’abord dans le regard, dans les gestes, puis dans les décisions [71]« .

b) Critère psychologique : l’agitation

Tauler parle de remue-ménage. L’image est bonne. Elle évoque une maison. L’homme en crise de milieu de vie qui n’a jamais pris le temps de s’arrêter ne connaît pas l’intérieur de sa maison qui est dérangée.

c) Critère spirituel, l’acédie

La vie spirituelle devient soudain insipide. Ecoutons une nouvelle fois Tauler : « Toutes les pensées saintes et les images aimables et la joie et la jubilation et tout ce que Dieu avait bien pu lui offrir, tout cela lui semble à présent être choses bien grossières et il se sent exclu de tout, si bien qu’il n’y trouve plus aucun goût et qu’il n’a plus aucune envie d’y rester ; ce qu’il a, il n’en veut pas et ce qu’il veut, il ne l’a pas, et le voici donc coincé entre deux extrêmités, dans une grande douleur et tourmente [72] ».

5) Causes et mécanismes

Différentes causes, convergentes, expliquent cette crise :

a) Causes extérieures

Une des difficultés du milieu de vie vient de ce que, à quarante ans, la vie pousse moins ; dès lors, le passé rejoint le présent. En outre, les difficultés présentes – comme le chômage, le départ des enfants, la crise d’adolescence des aînés – réactivent des blessures enfouies.

b) Causes psychologiques

– Le passage de l’intérieur à l’extérieur :

Jung décrit deux étapes dans la vie. Pour lui, il y a une première étape qui est d’expansion ; et une seconde qui est plus d’introversion ou de réflexion. Or, durant la première phase, l’enfant a besoin de développer une persona.

– Le brisement de l’idéal du moi ou la prise de conscience des dépendances :

– Les mécanismes de protection :

Tauler en donne une heureuse image, celle de la peau : « Mes enfants, à votre avis, d’où provient-il que l’homme n’arrive pas à pénétrer au fond de lui-même d’aucune façon ? En voici la cause : mainte peau épaisse, horrible, aussi épaisse que le front d’un boeuf, a été étendue par-dessus, et ces peaux lui cachent si bien son intériorité que ni Dieu ni lui-même ne peuvent plus y pénétrer : les peaux ont poussé par-dessus. Sachez que certaines personnes peuvent bien voir trente à quarante de ces peaux, épaisses, grossières, noires, comme des peaux d’ours [73] ».

b) Causes spirituelles

La cause du remue-ménage n’est pas seulement l’agitation de la personne. Elle vient aussi de Dieu : « c’st Dieu qui se met à le [l’homme] chercher et qui fait et refait le ménage, comme quelqu’un qui cherche quelque chose et qui éparpille tout de-ci de-là, jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherche [74] ».

– Dieu veut s’unir à nous toujours plus et plus profondément. Le but est, dit Tauler, rien moins qu’une nouvelle naissance, ce à quoi tout le monde aspire : « Fais-moi confiance, aucune tourmente ne s’élève dans l’homme sans que Dieu n’ait, en fait, l’intention de procéder à une nouvelle naissance en lui […]. Et maintenant, réfléchis bien à ceci : si une créature te débarrasse du tourment, quel que soit son nom, elle gâche complètement la naissance de Dieu en toi [75] ».

– Pour cela, il veut conduire l’homme à lui-même, c’est-à-dire vers ce que les mystiques appellent « le fond de l’âme » :

– Jean-Paul II confirme cette vision des choses dans sa belle Instruction Novo millenio ineunte, parlant à deux reprises de la douloureuse « nuit de la foi ».

– Le but en est la vraie sérénité intérieure.

6) Conduite à tenir. Les faux remèdes

En fait, ce sont autant de conséquences, de réactions.

a) La fuite en avant

La grande tentation est de jouer à Marthe. Alors que « l’homme devrait prendre soin de soi, là où il est, voilà qu’au contraire l’homme se détourne du fond de son âme, il met le couvent sens dessus dessous et il veut fuir vers Trèves, ou vers Dieu sait où, […] il est accaparé par son activité tournée vers l’extérieur et les choses sensibles [76] ».

Cette fuite est aussi parfois favorisée par l’entourage qui culpabilise : « Donne-toi plus ; arrête de te regarder ». Et le conseil paraît d’autant plus profitable qu’il semble efficace. Du moins pendant quelques temps. Car on risque l’épuisement.

b) Tout proche : le désir de changer autrui

« Me changer l’univers plutôt que moi », dit-il, inversant la maxime cornélienne.

c) L’agrippement aux habitudes

Devant l’exigence d’une remise en question, d’un pas en avant, certains réagissent en se raidissant. Ils sont encore plus à cheval sur les principes. Elles s’attachent anxieusement à des pratiques, à des manières de faire. Cette crispation s’accompagne aussi d’une survalorisation soit de rites, soit d’autorités.

Au fond, ces personnes sont régies par la crainte mais ne peuvent se l’avouer. On trouve davantage cette attitude chez les personnes à mentalité plus conservatrice, mais pas seulement.

Tauler connaît aussi cette attitude : « Mainte personne se sent si bien dans ses habitudes [ici, la manière de pratiquer la piété] qu’elle ne veut s’en remettre à personne, ni à Dieu ni aux hommes, et elle se garde comme la prunelle de ses yeux pour ne surtout pas s’en remettre à Dieu. Si Noter Seigneur lui donne un avertissement direct ou indirect, elle s’empresse de se barricader derrière ses habitudes et s’en soucie comme d’une guigne [77] ».

Anselm Grün dit que cette attitude légaliste est typique « des pharisiens [78]« .

d) La fuite en soi

Certains ont une stratégie trompeuse. On a l’impression qu’ils ont bien compris le sens de la CMV puisqu’ils entrent en eux-mêmes.

Ce sont ceux que l’on appelle les schizoïdes. Image de la tour (à San Geminiano).

7) Les vrais remèdes

Il y va, de manière générale, de notre relation au changement.

a) Ne pas se culpabiliser

La crise est, par certains côtés, normale. Il y a des étapes dans la vie et la vie humaine comme spirituelle. Celles-ci progressent par étapes.

Du moins, faudrait-il peut-être mieux dire :

Image du fleuve et du torrent.

b) Revenir en soi

D’abord redécouvrir son intériorité. L’âme en crise doit « faire en elle calme et silence et se clore sur elle-même, se dissimuler aux sens et s’envelopper dans l’Esprit [79]« . C’est ce que montre l’exemple de la Vierge Marie : elle « était davantage comblée par la naissance spirituelle de Dieu en son âme que par la naissance charnelle de Dieu à travers son corps [80] ».

c) Se connaître soi-même

Ecoutons les fortes paroles de Tauler. Elles résument tout : « Mes enfants, dit Tauler, pour connaître correctement sa disposition d’esprit il faut se donner beaucoup de mal, nuit et jour il faut travailler, visualiser (imaginer), se contrôler soi-même et découvrir les motivations de tout ce qu’on fait ; de toutes ses forces, il faut diriger son action et l’orienter vers Dieu ; alors l’homme n’agit pas de manière mensongère, car toutes les bonnes oeuvres que l’homme oriente vers autre chose que Dieu ne sont que mensognes. En effet, tout ce qui n’a pas Dieu pour but est une idole [81] ».

d) Cesser de se protéger

Mais que va-t-il se passer si nous cessons de nous défendre ? C’est alors que Dieu va enfin pouvoir nous protéger.

Il s’agit donc de vivre dans l’abandon. « si c’était possible, et si la nature pouvait admettre que ce remue-ménage ait lieu soixante-dix sept fois de jour et de nuit, si l’homme voulait bien le supporter et pouvait se laiser faire, cela lui serait bien plus utile que tout ce qu’il a jamais compris ou reçu. Si l’homme veut bien se laisser faire, il est conduit dans ce remue-ménage bien plus loin qu’il n’est possible de le dire et que ne le conduiraient toutes les oeuvres et instructions, tous les préceptes qu’on a bien pu penser ou inventer jusqu’à ce jour [82] ». Concrètement, par exemple, si j’arrête de vivre à la compulsion de la réussite, je vais croire que Dieu peut combler autrement, même à travers l’échec.

– On pourrait ajouter le remède qui est la compréhension du processus à partir de la dynamique du don.

8) Réinterprétation à la lumière de l’amour-don

Il pourra être éclairant de redonner le schéma du don en trois temps.

Cette CMV est l’occasion de descendre au fond du don 2. Plus exactement, si je me fie à l’explication donnée par Jung, il faudrait dire que la vie se répartit en plusieurs étapes :

– La première est l’enracinement dans le don 1, mais sans conscience de celui-ci.

– Puis, c’est la phase d’affirmation du don 2.

– Vient la phase des premières sorties de soi, donc de la mise en oeuvre du don 3. Mais ce don 3 est tout de même marqué par la recherche de soi, par un manque de pureté.

– De là viendra la crise qui est un dépouillement.

– La résolution de la crise demandera que soient revisitées : notre intériorité (le don 2) et notre origine (le don 1). En effet, comme le note Tauler : celui qui ne se remet pas en question, par exemple se raidit sur ses habitudes, s’attriste et se flétrit. Sa pratique ne s’enracine plus dans le don originel : « ils se bloquent sur leurs habitudes, oeuvres et règlements tournés vers l’extérieur et vers les choses sensibles […] ; et il n’y a rigoureusement rien venant de l’intérieur, du fond où il devrait y avoir source et jaillissement. […] Ils s’en tiennent à leurs citernes qu’ils se sont fabriquées eux-mêmes et ils n’ont aucun goût pour Dieu. Aussi ne se désaltèrent-ils pas à l’eau vive, ils laissent cela de côté [83] ».

9) Bibliographie

– Christophe Fauré, Maintenant ou jamais ! La transition du milieu de vie, Paris, Albin Michel, 2011.

– Jacques Gauthier, La crise de la quarantaine, Paris, Le Sarment-Fayard, 2000.

– Anselm Grün, La crise de milieu de vie. Une approche spirituelle, trad. Jean-Louis Mosser, Paris, Médiaspaul, 1998.

– Françoise Millet-Bartoli, Crise du milieu de la vie. Une deuxième chance, Paris, Odile Jacob, 2006. Déjà Alphonse Gratry en parlait dans Connaissance de l’âme en 1857.

H) Conclusion

Nous l’avons évoqué en passant, l’évolution des différentes étapes de la vie peut être relue à la lumière du don. Cette corrélation fut évoquée plus haut à propos des quatre relations à l’autre. Très simplement : l’enfance privilégie la réception ; l’adolescence, l’appropriation ; le jeune adulte, la donation ; l’adulte la communion en son activité ; la vieillesse, la vulnérabilité et le don-communion en ce que Teilhard de Chardin appelait les passivités de diminution. Il s’agirait maintenant de le montrer en étudiant en détail chaque tranche d’âge. Et d’établir que cette dynamique ternaire (voire quaternaire) du don se retrouve à chaque étape de manière fractale, mais néanmoins différenciée.

I) Bibliographie

1) Perspective psychologique

a) Pamela Levin

Pamela Levin, Les cycles de l’identité, trad., Paris, Interéditions, 1986.

b) Erik Erikson

Biographie

– Lawrence J. Friedman, Identity’s Architect, a Biography of Erik Erikson, Scribner, 1999.

Bibliographie primaire

Enfance et société, trad. A. (i.e. Jean) Cardinet, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959.

Luther avant Luther, psychanalyse et histoire, trad. Nina Godneff, Paris, Flammarion, 1968.

Éthique et psychanalyse, trad. Nina Godneff, Paris, Flammarion, 1971.

Adolescence et crise, trad. Claude-Louis Combet, Paris, Flammarion, 1972.

La vérité de Gandhi, trad. Vilma Fritsch, Paris, Flammarion, 1974.

Bibliographie secondaire

– Jean-Claude Breton, Foi en soi et confiance fondamentale. Dialogue entre Marcel Légaut et Erik H. Erikson, coll. « Recherches. Nouvelle série » n° 13, Paris, Le Cerf, Montréal, Bellarmin, 1987, p. 91-186.

– Robert M. Garvin, The Idea and the Ideal of Personality in the Thought of Paul Tillich and Erik Erikson, Columbia University, Thèse, 1968.

– Renée Houde, Les temps de la vie. Le développement psychosocial de l’adulte, Boucherville, Gaëtan Morin éditeur, 31999.

– Renée Houde, « Erik H. Erikson (1902-1994), le psychologue de la générativité », La Revue québecoise de psychologie, 23, (2002) n° 2.

2) Perspective philosophique

Encyclopédie philosophique universelle. I. L’univers philosophique, p. 1390 s. Informations et bibliographie dans les différents articles sur « Les âges de la vie ».

– René Zazzo, « L’enfance », in Encyclopédie philosophique universelle. I. L’univers philosophique, Paris, p.u.f., tome 2, 1989, p. 1390-1396, ici p. 1395.

3) Perspective théologique

– Hans Urs von Balthasar, Théologie de l’histoire, trad. Robert Givord, Préface d’Albert Béguin, Paris, Plon, 1955, nouv. éd. entièrement revue, Paris, Plon, 21960, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 41981, La théologie de l’histoire, Paris, Parole et Silence, 52003. Dernière partie.

– Romano Guardini, Les âges de la vie (1954), trad. Geneviève Bousquet, coll. « Foi vivante » n° 174, Paris, Le Cerf, 1976 (première édition en 1957). Cet ensemble de conférences très simple qui est une « phénoménologie du cours de la vie » (p. 51) est une extraordinaire leçon de vie que tout homme devrait, tôt ou tard, lire.

– Sœur Jeanne-Marie, Les âges dans nos vies, Paris, Le Cerf, 2012.

– Dennis Linn, Matthew Linn et Sheila Fabricant, Le développement de l’homme en huit étapes. Guérison des souvenirs, trad. Joelle Fischbach et Ernest Milcent, coll. « Renouveau dans l’Esprit » Paris, DDB, 1992, p. 31 et 32.

Pascal Ide

[1] Joris-Karl Huysmans, En Route, éd. Dominique Millet, coll. « Folio classique », Paris, Gallimard, 1996, p. 305-306.

[2] Cf. Étienne Vetö, Du Christ à la Trinité. Penser les mystères du Christ après Thomas d’Aquin et Balthasar, coll. « Cogitatio Fidei » n° 283, Paris, Le Cerf, 2012.

[3] Cf. saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 28-59.

[4] Cf. Hans Urs von Balthasar, Théologie de l’histoire, trad. Robert Givord, Préface d’Albert Béguin, Paris, Plon, 1955 ; nouv. éd. entièrement revue, Paris, Plon, 21960, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 41981 ; La théologie de l’histoire, Paris, Parole et Silence, 52003. Cette étude se trouve dans la dernière partie.

[5] Cf. Romano Guardini, Les âges de la vie (1954), trad. Geneviève Bousquet, coll. « Foi vivante » n° 174, Paris, Le Cerf, 1976.

[6] Ibid., p. 9.

[7] Ibid., p. 9.

[8] Ibid., p. 10

[9] Ibid., p. 10.

[10] Ibid., p. 60.

[11] Ibid., p. 60.

[12] Ibid., p. 13.

[13] Ibid., p. 13.

[14] Ibid., p. 16.

[15] Ibid., p. 17.

[16] Ibid., p. 19.

[17] Ibid., p. 18.

[18] Ibid., p. 19.

[19] Ibid., p. 23.

[20] Ibid., p. 24.

[21] Ibid., p. 24.

[22] Ibid., p. 26.

[23] Ibid., p. 26.

[24] Ibid., p. 27 et 28.

[25] Ibid., p. 28.

[26] Ibid., p. 30.

[27] Ibid., p. 33.

[28] Ibid., p. 34.

[29] Ibid., p. 36.

[30] Cf. Ibid., p. 38.

[31] Ibid., p. 42.

[32] Ibid., p. 43.

[33] Ibid., p. 43.

[34] Ibid., p. 44.

[35] Ibid., p. 45.

[36] Ibid., p. 48.

[37] Ibid., p. 53.

[38] Ibid., p. 55.

[39] Ibid., p. 58.

[40] Ibid., p. 61.

[41] Ibid., p. 62.

[42] Ibid., p. 63.

[43] Ibid., p. 66.

[44] Ibid., p. 77.

[45] Ibid., p. 67.

[46] Ibid., p. 31.

[47] Ibid., p. 73.

[48] Ibid., p. 74.

[49] Ibid., p. 75.

[50] Ibid., p. 76.

[51] Ibid., p. 77.

[52] Ibid., p. 80.

[53] Ibid., p. 79.

[54] Ibid., p. 79.

[55] Ibid., p. 81.

[56] William Shakespeare, La tempête, Acte IV, scène 1.

[57] Ibid., p. 82.

[58] Cf. son propre site : http://jeffreyarnett.com/, sur lequel on trouve une bonne partie de ses livres et articles en pdf.

[59] Jeffrey Jensen Arnett, « Emerging adulthood: A theory of development from the late teens through the twenties », American Psychologist, 55, n° 5 (2000), p. 469-480, ici p. 477. Disponible sur : http://www.jeffreyarnett.com/articles/ARNETT_Emerging_Adulthood_theory.pdf

[60] Cf. note précédente.

[61] Une bonne synthèse se trouve dans l’article de Wikipédia en américain : http://en.wikipedia.org/wiki/Emerging_adulthood_and_early_adulthood

[62] Je crois que le terme avait été inventé par Tony Anatrella à qui on doit un excellent ouvrage sur le sujet : Interminables adolescences. Les 18/30 ans, Paris, C.E.R.F/Cujas, 1988. Cf. aussi Tony Anatrella, « Les ‘adulescents’ », Études, 399 (juillet-août 2003) n° 7, p. 37-48.

[63] Jeffrey Jensen Arnett, « Emerging adulthood », p. 473.

[64] Cf. Alice Schlegel & Herbert Barry, Adolescence. An Anthropological Inquiry, New York, Free Press, 1991.

[65] Jeffrey Jensen Arnett, « Emerging adulthood », p. 479.

[66] Johannes Tauler, Sermon 19, in Predigten, éd. complète traduite et éditée par G. Hofmann, Fribourg-in-Brisgau, 1961, p. 136s.

[67] Johannes Tauler, Sermon 84, Ibid., p. 626. Dans la note, Grün qui cite donne la citation exacte de Grégoire (note 6, p. 27).

[68] Dans le feu du buisson ardent, Fribourg-in-Brisgau, 1976, p. 81s.

[69] Documentation Catholique, n° 2228 (18 juin 2000), p. 566-569, ici p. 569.

[70] Anselm Grün, La crise de milieu de vie. Une approche spirituelle, trad. Jean-Louis Mosser, Paris, Médiaspaul, 1998, p. 5.

[71] Pierre Péju, Le rire de l’ogre, Paris, Gallimard, 2005, p. 255.

[72] Cité par Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg. Die Erfahrungsgrundlagen seiner Mystik, Ratisbonne, 1961, p. 174.

[73] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 189.

[74] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 172.

[75] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 217.

[76] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 177.

[77] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 152.

[78] Anselm Grün, La crise de milieu de vie, p. 24.

[79] Johannes Tauler, Sermon 1, p. 19.

[80] Ibid., p. 18.

[81] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 195.

[82] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 173.

[83] Ignaz Weilner, Johannes Taulers Bekehrungsweg, op cit., p. 154.

7.2.2022
 

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