L’incarnation de l’autre nous sauve de sa diabolisation. Telle est, à mon sens, la leçon du célèbre roman de Françoise Sagan, Bonjour tristesse [1].
1) Le contexte
Cécile, dix-sept ans, passe son été dans une magnifique villa sur le bord de la Méditerranée, avec Raymond, son père, un quadra veuf. Tous deux sont des jouisseurs désœuvrés, s’ébrouant des contraintes qui peuvent peser sur eux [2], aussi vite contents que rassasiés et lassés. Entre hédonisme et acédie. Cécile noue une relation amoureuse avec un jeune des environs, Cyril, tandis que son père vit avec Elsa, une nouvelle conquête amoureuse, aussi belle qu’écervelée. Mais voilà qu’arrive Anne Larsen, divorcée ayant aussi quarante ans, qui, une fois n’est pas coutume, est à la fois femme de tête, de cœur et de séduction. Elle a tôt fait de rappeler à Cécile que le principe de plaisir est mesuré par le principe de réalité. Pire encore, Raymond tombe raide amoureux d’Anne et, contre toute attente, décide de se marier avec elle. Cécile comprend que non seulement Anne va prendre la commande de sa vie, mais lui voler son grand amour, c’est-à-dire son père [3]. Dès lors, chaque mot, chaque geste de cette femme que tout ensemble elle admire et redoute, sont interprétés comme une menace inexorable à sa vie, sa liberté, c’est-à-dire à son plaisir. Cécile n’y tient plus. La haine rend terriblement intelligent. Elle échafaude un plan pour détruire cet amour. Profitant de ce que Cyril est amoureux d’elle, Cécile réussit à le convaincre de faire croire et de montrer à son père que, sitôt plaquée par celui-ci, Elsa est tombée amoureuse de Cyril. La rivalité mimétique joue alors à plein : Raymond veut reconquérir Elsa, jusqu’au jour inévitable où Anne surprend son futur mari en train d’embrasser son ancienne amante. Anne, la fière, la conquérante, ne supporte pas.
Nous en arrivons à ce qui, selon moi, constitue la scène capitale [4].
2) La scène
Raymond part faire « le joli cœur avec Elsa ». Cécile, elle, va se baigner, constate qu’Anne ne vient pas la rejoindre et pense qu’elle doit dessiner dans sa chambre. La jeune fille remonte sur la terrasse pour se réchauffer.
« C’est alors qu’Anne apparut ; elle venait du bois. Elle courait, mal d’ailleurs, maladroitement, les coudes au corps. J’eus l’impression subite, indécente, que c’était une vieille dame qui courait, qu’elle allait tomber. Je restai sidérée : elle disparut derrière la maison, vers le garage. Alors, je compris brusquement et me mis à courir, moi aussi, pour la rattraper.
Elle était déjà dans sa voiture, elle mettait le contact. J’arrivai en courant et m’abattis sur la portière.
‘Anne, dis-je, Anne, ne partez pas, c’est une erreur, c’est ma faute, je vous expliquerai…’
Elle ne m’écoutait pas, ne me regardait pas, se penchait pour desserrer le frein :
‘Anne, nous avons besoin de vous !’
Elle se redressa alors, décomposée. Elle pleurait. Alors je compris brusquement que je m’étais attaquée à un être vivant et sensible et non pas à une entité. Elle avait dû être une petite fille, un peu secrète, puis une adolescente, puis une femme. Elle avait quarante ans, elle était seule, elle aimait un homme et elle avait espéré être heureuse avec lui dix ans, vingt ans peut-être. Et moi… ce visage, ce visage, c’était mon œuvre. J’étais pétrifiée, je tremblais de tout mon corps contre la portière.
‘Vous n’avez besoin de personne, murmura-t-elle, ni vous ni lui.’
Le moteur tournait. J’étais désespérée, elle ne pouvait partir ainsi :
‘Pardonnez-moi, je vous en supplie…
– Vous pardonner quoi ?’
Les larmes roulaient inlassablement sur son visage. Elle ne semblait pas s’en rendre compte, le visage immobile :
‘Ma pauvre petite fille !…’
Elle posa une seconde sa main sur ma joue et partit. Je vis la voiture disparaître au coin de la maison. J’étais perdue, égarée… Tout avait été si vite. Et ce visage qu’elle avait, ce visage… »
3) Commentaire
Deux logiques s’affrontent ou plutôt se succèdent.
La première est la logique de la haine dans laquelle s’est enfermée Cécile. La crainte et une sourde haine qui ne s’avoue pas rendent intelligents et efficaces. Au-delà même de ses espoirs. En un geste volontairement ambigu, Anne perd le contrôle de sa voiture et se tue : suicide ou défaillance technique ?
La haine, la colère se nourrissent d’elles-mêmes mais non de l’autre. Elles en font abstraction. Cécile s’étourdit. Elle ressent parfois un vague remords qu’elle étouffe dans le mode de fuite qui est le sien : la délectation molle, anesthésiée, l’ivresse du soleil et de l’eau, l’utilisation de Cyril comme pare-angoisse, la plongée dans l’élément liquidien, régressif et plaisant.
Cette logique avait été préparée par la réduction idéalisante d’Anne à une « entité », c’est-à-dire une hypostasie de ses qualités : « j’avais vu en elle l’assurance, l’élégance, l’intelligence ». Pourtant, en découvrant Anne amoureuse de son père, elle découvre brusquement en elle « la sensualité, la faiblesse [5] ». Mais cette découverte est aussitôt recouverte par l’explication réductrice, minimisante : si elle veut épouser son père, c’est par peur de la solitude, besoin de rassurement et à cause des « derniers assauts des sens [6] ».
Si Cécile avait quelque vie intérieure, quelque intelligence émotionnelle et un conseiller de bon sens, elle aurait pu constater combien son attitude la divisait. Plusieurs fois, elle dit se détester ; elle le révèle même à Cyril [7] qui ne comprend rien et à Anne qui, trop raide, trop enfermée dans ses assurances – Cécile n’est qu’une petite fille –, n’entend pas.
La sortie de la haine s’effectue d’abord par la reconnaissance de la faillibilité d’Anne, sa désidéalisation. Et cela passe par un geste simple mais tellement révélateur : la maladresse de la course d’Anne. Ce simple fait est de grande portée : la preuve en est que Cécile l’associe brusquement à la vérité : Anne a surpris Raymond et Elsa. Pourquoi ? Le corps est le lieu par excellence de la vulnérabilité. Or, dans sa course, Anne apparaît encombrée de son corps. Plus encore, elle apparaît vieille. Or, l’idéalisation intemporalise l’autre, elle l’éternise.
Le dégrisement de la haine s’effectue ensuite et surtout par la rencontre du visage. C’est en croisant un visage que Cécile rencontre une personne. Ce visage obsèdera Cécile – et d’autres avec elle. Et ce visage, contrairement au visage omniprésent chez Levinas, n’est pas abstrait ou général, mais est un visage concret sur lequel coulent des larmes. On comprend alors que, pour fomenter son piège diabolique, Cécile a dû le mettre hors jeu. Annuler le visage, c’est néantir la personne.
Dès lors, en rencontrant une personne, Cécile rencontre une histoire, n’en finit pas de trouver à Anne les excuses qu’elle s’est si facilement inventée pour justifier sa haine.
Enfin, cette issue hors de la première logique se consomme dans la parole. Cette parole est une révélation, une parole de vérité. Anne lui dévoile qu’elle s’est autojustifiée en faisant appel à ce prétendu besoin d’aimer son père, et de sauver sa liberté pour nourrir sa jalousie captatrice. Cette parole est aussi implicitement une parole de pardon. En effet, il n’y a nulle accusation ou désir de vengeance en retour chez Anne dont l’amour vient d’être saccagé. Seulement de la tristesse et l’impression d’un immense gâchis.
Désormais, pour Cécile, le plaisir a un goût de larmes et de la mauvaise conscience. « Bonjour Tristesse [8] », ainsi que se termine le roman qui emprunte son titre au poème de Paul Eluard, La vie immédiate. Mais la jeune héroïne en restera-t-elle au sentiment, sur le coup désagréable, que son tempérament passionné et indolent pourra aisément transformer en un romantisme du remords, un pathos victimaire, un gémissement narcissique ? Ou bien saura-t-elle le convertir en reconnaissance objective de faute, contrition et aveu libérateur – ainsi que le tout début qui fait inclusion, le laisse croire [9] ?
4) Conclusion
La logique de la haine est une logique d’annulation de l’autre. Elle n’est possible que parce qu’on ne voit plus le visage de l’autre. D’ailleurs, les personnes haineuses ne peuvent regarder leur ennemi en face.
La sortie de la haine commence lorsque l’on cesse de fuir son ennemi et que l’on accepte de le rencontrer en chair et en visage, c’est-à-dire en personne.
Pascal Ide
[1] Françoise Sagan, Bonjour tristesse, Paris, Julliard, 1954, repris en Presses Pocket, n° 3654.
[2] « Le goût du plaisir, du bonheur représente le seul côté cohérent de mon caractère » (Ibid., p. 27.) Pour Cécile, l’amour est « une suite de sensations indépendantes les unes des autres » (Ibid., p. 40).
[3] Ibid., p. 65.
[4] Ibid., p. 143-145.
[5] Ibid., p. 57.
[6] Ibid.
[7] Ibid., p. 142.
[8] Ibid., p. 154.
[9] Sentiment « honorable » et nouveau, car, jusque lors, elle ne connaissait que « l’ennui, le regret, plus rarement le remords » (p. 11).