d) Nouvelle objection
1’) Exposé de la difficulté
Toutes ces études montrent donc que la part héritable est très faible et la part éducable très forte. Autrement dit, l’intelligence est très plastique, malléable, façonnable, éducable. Une objection forte pourrait leur être adressée. Il est d’autant plus important de la prendre en compte qu’elle implique directement la lecture. Les études montrent à l’évidence la corrélation étroite entre lecture et compétence intellectuelle. Soit. Mais, une connexion peut s’interpréter autant dans le sens de l’effet que de la cause. Autrement dit, on ne peut savoir si l’enfant est intellectuellement performant parce qu’il lit ou s’il lit parce qu’il est (déjà) intellectuellement performant. Donc, les études « ne permettent pas de séparer ce qui relève de la cause et de la conséquence [1] ». Un certain nombre de chercheurs adoptent cette attitude suspicieuse [2], voire osent conclure : « la lecture personnelle ne semble pas améliorer les résultats relatifs des enfants en matière de lecture [3] ».
Un autre élément plaiderait même en faveur de la thèse d’une causalité prédominante de la compétence sur la lecture. En effet, les études montrent que l’on observe une véritable rupture dans la lecture autonome : les élèves de la fin de maternelle et du début du primaire ne lisent quasiment jamais seuls [4] ; c’est uniquement à partir du CE2/CM1 que l’enfant commence à lire par lui-même. Or, c’est aussi à ce moment que l’enfant a acquis les habitus fondamentaux lui permettant de lire, qu’il maîtrise les codes de la lecture. Par conséquent, c’est bien l’aptitude qui précède la lecture et non l’inverse.
2’) Réponses des neurosciences
La réponse des neurosciences est d’abord celle de la spirale vertueuse. Une ample méta-étude parle de « spirale de la causalité » [5] entre quantité et qualité : plus l’enfant lit, mieux il lit ; mieux il lit, plus il lit. D’autres études précisent que ces boucles sont médiatisées par le plaisir et la motivation [6].
Elles font appel aussi à ce que l’on appelle « l’effet Matthieu », par allusion à la parole énigmatique, voire paradoxale, du Christ : « À celui qui a, on donnera, et il sera dans l’abondance ; à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a » (Mt 13,12). D’un mot : plus l’on sait lire, plus on bénéficie de la lecture ; en revanche, moins l’enfant connaît de mots, moins il en apprendra. D’ailleurs, cette parole ne heurte pas seulement ni même d’abord la logique, mais l’éthique : n’est-elle pas injuste ? Celui qui est pauvre doit subir la double peine de s’appauvrir encore davantage…
Cette dynamique cumulative a été prouvé par de très nombreuses études sur la corrélation entre les compétences en lecture et le statut socio-économique des familles, dont on sait qu’il est corrélé au volume de lecture et d’échanges langagiers. Les recherches pionnières ont été effectuées par deux pionniers, Betty Hart et Todd Risley, il y a un demi-siècle [7]. Depuis, des dizaines d’analyses expérimentales et des synthèses de ces travaux ont confirmé leurs résultats [8]. Tout d’abord, à 36 mois, la différence moyenne entre enfants venant des deux sortes de milieux est 1 100 mots (milieux favorisés) et 500 (milieux défavorisés) ; dans certains cas, le hiatus est bien plus important : certains enfants qui entrent en maternelle (3 ans) ont entendu 35 millions de mots, d’autres seulement 10 ; la parole des premiers fut sollicitée 500 000 fois et celle des seconds 80 000 [9]. Puis, à 9 ans, en CM1, la différence est toujours plus que du simple au double : 9 100 mots versus 4 300 mots [10]. Or, c’est le moment de l’autonomisation de la lecture.
L’on pourrait croire ingénument que, « finalement, la moitié, ce n’est pas si mal » ou que « quelques mots inconnus n’empêchent pas de comprendre un texte ou une histoire ». En effet, posséder deux fois moins de vocabulaire, c’est seulement être deux fois moins riche ou comprendre seulement deux fois moins.
Nous répondrons que cette analogie est trompeuse. Surtout, c’est ne pas voir que la continuité quantitative camoufle une rupture qualitative. Autrement dit, un simple gap lexical se traduit par un abîme sémantique. Pour le saisir, il convient d’abord de se souvenir que, pour lire, le sujet doit disposer d’un bagage langagier opulent [11].
Ensuite, il est très précieux de faire soi-même l’expérience de ce manque langagier [12]. Lisez les trois textes suivants. Il s’agit du début d’une anecdote de Charles Perrault introduisant ses Contes [13] :
- « Qu’on me permette, à propos de cuxes, de raconter ici une petite histoire.
Mon ami Jacques entra un jour chez un pijmanyre pour y acheter un tout petit murc qui lui avait fait envie en passant. Il destinait ce murc à un enfant qui avait perdu l’iphrage et qu’on ne parvenait à faire raphir un peu qu’en l’amusant. Il lui avait paru qu’un murc si joli devait tenter même un ripire.
Pendant qu’il attendait sa monnaie, un petit garçon de six ou huit ans, pauvrement, mais proprement vêtu, entra dans la boutique du pijmanyre.
‘Madame, dit-il à la pijmanyre, maman m’envoie chercher un murc…’
La pijmanyre monta sur son comptoir (ceci se passait dans une ville de province), tira de la case aux grouns de quatre livres le plus beau murc qu’elle y put trouver, et le mit dans les bras du petit garçon.
Mon ami Jacques remarqua alors la figure rouitite et comme pensive du petit acheteur. Elle faisait contraste avec la mine ouverte et rebondie du gros murc dont il semblait avoir toute sa charge.
‘As-tu de l’argent ?’ dit la pijmanyre à l’enfant.
Les yeux du petit garçon s’attristèrent.
‘Non, madame, répondit-il en serrant plus fort sa miche contre sa blouse’ ».
- « Qu’on me permette, à propos de cuxes, de raconter ici une petite histoire.
Mon ami Jacques entra un jour chez un pijmanyre pour y acheter un tout petit pain qui lui avait fait envie en passant. Il destinait ce pain à un enfant qui avait perdu l’iphrage et qu’on ne parvenait à faire manger un peu qu’en l’amusant. Il lui avait paru qu’un pain si joli devait tenter même un malade.
Pendant qu’il attendait sa monnaie, un petit garçon de six ou huit ans, pauvrement, mais proprement vêtu, entra dans la boutique du pijmanyre.
‘Madame, dit-il à la pijmanyre, maman m’envoie chercher un pain…’
La pijmanyre monta sur son comptoir (ceci se passait dans une ville de province), tira de la case aux grouns de quatre livres le plus beau pain qu’elle y put trouver, et le mit dans les bras du petit garçon.
Mon ami Jacques remarqua alors la figure amaigrie et comme pensive du petit acheteur. Elle faisait contraste avec la mine ouverte et rebondie du gros pain dont il semblait avoir toute sa charge.
‘As-tu de l’argent ?’ dit la pijmanyre à l’enfant.
Les yeux du petit garçon s’attristèrent.
‘Non, madame, répondit-il en serrant plus fort sa miche contre sa blouse’ ».
III. « Qu’on me permette, à propos de contes, de raconter ici une petite histoire.
Mon ami Jacques entra un jour chez un boulanger pour y acheter un tout petit pain qui lui avait fait envie en passant. Il destinait ce pain à un enfant qui avait perdu l’appétit et qu’on ne parvenait à faire manger un peu qu’en l’amusant. Il lui avait paru qu’un pain si joli devait tenter même un malade.
Pendant qu’il attendait sa monnaie, un petit garçon de six ou huit ans, pauvrement, mais proprement vêtu, entra dans la boutique du boulanger.
‘Madame, dit-il à la boulangère, maman m’envoie chercher un pain…’
La boulangère monta sur son comptoir (ceci se passait dans une ville de province), tira de la case aux miches de quatre livres le plus beau pain qu’elle y put trouver, et le mit dans les bras du petit garçon.
Mon ami Jacques remarqua alors la figure amaigrie et comme pensive du petit acheteur. Elle faisait contraste avec la mine ouverte et rebondie du gros pain dont il semblait avoir toute sa charge.
‘As-tu de l’argent ?’ dit la boulangère à l’enfant.
Les yeux du petit garçon s’attristèrent.
‘Non, madame, répondit-il en serrant plus fort sa miche contre sa blouse’ ».
En lisant ces trois textes, vous avez bien sûr fait l’expérience que vous compreniez de mieux en mieux l’histoire (le début, pour être précis). Plus exactement, il y a fort à parier que vous n’avez rien compris du texte I, tout du texte III et que, pour le texte II, vous aidant implicitement du contexte, vous ayez pu décrypter le sens global du passage. Par exemple, « Mon ami Jacques entra un jour chez un pijmanyre pour y acheter un tout petit pain » permet de déduire avec une forte probabilité que le « pijmanyre » est un « boulanger ». Or, la première version a remplacé 8 termes par des mots inventés n’ayant aucun sens connu, et la deuxième 4. Le texte comprenant 206 vocables, seulement 3,9 % des mots du texte I étaient inconnus, et 1,9 % du texte II. Par conséquent, il ne suffit pas de conclure que le niveau de compréhension décroît avec le nombre de mots connus, mais qu’il décroît, non pas proportionnellement, mais exponentiellement, voire qu’à partir d’une certaine quantité, joue un effet de seuil et le texte devient proprement incompréhensible.
L’on pourrait objecter que la substitution des mots a été choisie pour engendrer cet effet de catastrophe sémantique. Nous répondrons que le choix a, en effet, été dicté par une intention. Mais celle-ci n’était pas de manipuler le lecteur et favoriser la surprise, ce qui introduirait un biais. Le critère a seulement été celui de la rareté. Les mots remplacés par des pseudo-mots n’étaient pas ceux du vocabulaire courant comme « ami » ou « jour », mais ceux du lexique spécialisé. Or, les carences langagières affectent prioritairement celui-ci.
Ainsi, la corrélation n’est pas symétrique, mais unilatérale : c’est bien la pratique qui cause l’aptitude à la lecture, et non pas quelque intelligence préalable [14].
3’) Réponse philosophique
Toutefois, à mon sens, cette analyse scientifique ne suffit pas. D’abord, elle ne rend pas compte de la complexité des relations entre la lecture et la compétence, c’est-à-dire entre le moyen et la fin, plus précisément, entre les actes et l’habitus. Ensuite, la boucle vertueuse, dans sa réciprocité, est trompeuse : elle fait croire à une symétrie, voire que nous nous trouvons en face du dilemme (scientifiquement) insoluble de la primauté entre l’œuf et la poule et rangé dans le placard des pseudo-problèmes philosophiques. Enfin, cette analyse n’intègre pas l’origine, à savoir l’inclination à la lecture, même si elle en parle en d’autres mots, par exemple, le précâblage.
Ces stimulantes limites invitent à affiner les distinctions classiques relatives à l’apprentissage qui opèrent un partage entre puissance non vertueuse et puissance vertueuse (c’est-à-dire perfectionnée par l’habitus). Nous nous proposons de l’enrichir en amont et en aval, et ainsi distinguer quatre étapes.
a’) L’inclination indirecte à la lecture
Le premier temps est celui de la potentialité : ici, l’intelligence humaine est ouverte à la compréhension. Mais nous ajouterons un point d’importance : elle est aussi disposée à cette saisie du vrai, c’est-à-dire naturellement inclinée – ce que les neurosciences retrouvent sous le nom ci-dessus « précâblage ». Cette propension – qu’Aristote appelait érôs et saint Thomas appetitus, ce que l’on pourrait traduire par « désir » ou « appétit », en l’occurrence, d’être éclairé, de connaître la vérité – est une caractéristique innée, une propriété native (d’ailleurs commune à toute puissance vis-à-vis de son objet). Elle ajoute à la potentialité, une orientation dynamique. C’est d’ailleurs parce que l’intelligence est habitée par cette disposition, ce désir qu’elle est comblée par la joie lorsqu’elle atteint ce pour quoi elle est faite : le désir est à la joie ce que le bien à venir est au bien présent et possédé.
Or, aujourd’hui, la lecture est un moyen non pas absolument, mais conditionnellement nécessaire pour accéder à la finalité qu’est la compréhension, c’est-à-dire la saisie du sens, c’est-à-dire encore la connaissance de la vérité. Donc, si nous ne sommes pas directement inclinés vers la lecture (nous reviendrons sur ce point), en revanche, nous le sommes indirectement.
C’est ici qu’intervient la question du poids de l’inné. Pour la clarifier, il faut distinguer l’existence et l’intensité. Quant à l’existence, l’inclination est toujours présente. En effet, toute personne humaine est douée d’intelligence : cette puissance est une propriété de son être. Or, nous l’avons vu, une faculté est toujours inclinée vers son objet, ici la saisie du sens, de la vérité. En revanche, quant à l’intensité, les inclinations sont variées : certains sont plus dynamiquement poussées vers leur objet que d’autres. Telle est la part d’héritabilité dont nous avons parlé.
b’) La compétence accompagnée
En effet, pour pouvoir lire, il est nécessaire de posséder un certain nombre de compétences particulières : certes, quant à un certain nombre de savoirs préalables et mémorisés, certes quant à la logique ; mais aussi, quant à la lecture, c’est-à-dire quant à la langue (vocabulaire et grammaire). Or, l’inclination à la vérité demeure générale et n’offre pas d’outillages particuliers. Mais ce que l’on ne peut savoir par soi-même, nous avons besoin de l’acquérir avec l’aide d’un autre – sauf quelques rares êtres d’exception comme « cet effrayant génie » qu’était Pascal qui a redécouvert seul les fondements des mathématiques. D’ailleurs, cette aide est double : particulière, dans le domaine de compétence intellectuelle qu’est ici la lecture ; générale et d’ordre moral, à savoir la vertu de force, dont l’un des deux actes est la persévérance : la difficulté d’un apprentissage engendre progressivement un sentiment d’impuissance, c’est-à-dire de découragement. Voilà pourquoi l’éducateur est celui qui ajoute à la capacité de transmettre son savoir celle de doser ses encouragements. Le deuxième temps consiste donc à accompagner la vertu naissante. Bien que celle-ci soit inchoative, jusqu’à parfois sembler inexistante, en réalité, elle est aussi présente et vivante, quoiqu’invisible, qu’une graine qui germe sous la terre.
L’application à la lecture est immédiate. Cette vertu accompagnée est exactement parallèle à ce que l’on appelle la « lecture accompagnée » – de qui nous avons tiré son nom ! Cette explication rend compte de l’observation selon laquelle le quantitatif (« Plus on lit… ») prépare au qualitatif (« … mieux on lit »). En effet, c’est la répétition des actes qui engendre l’habitus en transformant la puissance qui s’améliore (ce que visibilisent les modifications cérébrales). Elle permet aussi de rendre raison de ce que, au point de départ, la vertu semble absente (l’enfant de maternelle laissé seul ne lit pas) : en réalité, elle n’est qu’apparemment absente, parce qu’elle est réellement déjà présente, mais seulement ébauchée. Elle permet également de comprendre que l’inclination (et le plaisir qui en résulte) de la lecture est avant tout finalisé par la compréhension, c’est-à-dire la saisie du sens. Elle permet enfin de saisir l’effet Matthieu, c’est-à-dire de lever le paradoxe et l’impression d’injustice laissée par cette dynamique cumulative : en bonifiant la puissance, la compétence, l’habitus la perfectionne et la rend plus capable d’atteindre son acte. Aussi, pour être linéaire, la progression vertueuse n’est pas proportionnelle, mais exponentielle, ainsi que nous le disions : au terme, l’on avance non pas plus lentement, mais plus vite, de manière accélérée (l’asymptote, au lieu d’être horizontale, devient verticale).
C’est aussi à ce point que s’insère le problème de la part propre à l’acquis. Si la philosophie ne peut qu’en donner le cadre, la psychologie cognitive, elle, permet d’en déterminer de manière beaucoup plus précise, la portée. Et nous avons vu qu’elle est immense. Autrement dit, plus un enfant apprend et apprend tôt, plus sa vertu grandira.
c’) La compétence autonome
Une compétence n’est plénière que lorsqu’elle est autonome. Or, être accompagné, c’est faire avec l’aide d’un autre, même si l’on demeure la causa perficiens (principale), alors qu’être autonome, c’est être la cause non seulement principale, mais unique de son acte. Voilà pourquoi le processus d’acquisition d’une habileté doit nécessairement accéder au stade du « faire par soi-même ». Voilà aussi pourquoi l’autonomie suppose que l’apprenant intériorise les compétences de l’aide. Devenir autonome c’est commencer à devenir aussi capable que celui qui nous aide. Or, celui-ci se caractérise par un certain nombre de compétences fondamentales.
Appliquons cette conséquence à la lecture : celui qui n’a pas pu bénéficier de la compétence accompagnée n’a pas pu acquérir les outils de base. Voilà pourquoi il piétine, voire régresse. C’est malheureusement ce qu’objectivent toutes les études dont nous parlerons plus bas.
d’) La compétence accomplie
Double est la plénitude (ou perfection) : du côté de la cause efficiente et du côté de la cause finale. Or, la première s’identifie à l’autonomie et la seconde à la pleine maîtrise de la vertu. Mais une chose est de lire seul, autre chose est de lire de manière fluide et omni-compréhensive (c’est-à-dire de sorte que l’immense majorité des mots et des expressions, soit accessible).
e’) Conclusion
Concluons en observant que ce chemin en quatre temps qui vient d’être décrit pour une vertu intellectuelle, celle de la bonne compréhension par la lecture, pourrait être généralisé à l’acquisition de toute vertu, notamment morale, dans le contexte de la famille. Ainsi, devenir juste, courageux, etc., n’a rien de spontané et requiert un long entraînement, mais demande que celui-ci soit patiemment accompagné par les parents.
e) Conséquences pédagogiques
Les conséquences pédagogiques sont sans appel. D’un mot, les défauts liés à la lecture – avec toutes les conséquences que nous sommes en train de décrire – résident non dans un impondérable et minime poids génétique, mais dans la pratique et dans l’incitation, autrement dit dans l’action de celui qui lit et dans celle de ceux qui sont là pour l’aider et l’éduquer, au tout premier chef, les parents. D’un mot, l’enfant qui lit ne peut pas ne pas progresser dans la lecture [15]. Comme l’affirme un rapport officiel du Conseil national américain de la recherche, « la plupart des difficultés de lecture peuvent être évitées [16] ».
L’écolier qui ne maîtrise pas les bases de la lecture au début du primaire rattrape rarement son retard les années suivantes [17]. De fait, une étude fait sur un échantillon très vaste de 10 000 élèves, montre que celui dont on a diagnostiqué qu’il est un mauvais lecteur au CP a 12 fois plus de probabilités d’être encore un mauvais lecteur au terme du CE2 [18].
Malheureusement, le phénomène est cumulatif dans l’autre sens. De même qu’existe un cercle vertueux, de même existe un cercle vicieux, et pour les mêmes raisons : un enfant qui lit mal (qualitativement) lira de moins de moins (quantitativement). C’est ainsi qu’un élève mauvais lecteur en fin de CP aura, au terme du CM1, quatre fois moins de chances de lire le soir avant de s’endormir [19].
2) Les bénéfices mémoriels
La mémoire n’est pas qu’un sens interne qui est commun à l’homme et à l’animal. Elle est aussi une capacité proprement humaine de première importance, qu’Aristote appelait alors réminiscence, dont saint Thomas d’Aquin affirmait qu’elle est l’intelligence en tant qu’elle est habituelle (intellectus ut habitus) et où saint Augustin, saint Bonaventure et saint Jean de la Croix contemplaient rien moins que l’image du Père, source de la Trinité.
La lecture enrichit les connaissances, accroît les stocks de savoirs qui constituent ce que l’on appelle la culture générale. Nous verrons plus loin aussi que les gros lecteurs mémorisent mieux l’orthographe.
a) Internet, prothèse mémorielle ?
Nous reverrons l’objection selon laquelle la mémorisation ne sert à rien, puisque désormais n’importe qui peut avoir accès au Web « en 15 millisecondes » : « Google it et tu sauras » [20]. Mais il faut dès à présent s’y affronter.
Nous répondrons d’abord par analogie : nous avons aussi accès à tous les mots et leurs définitions dans la même durée éclair ; faut-il donc cesser d’apprendre à parler et connaître le sens des mots ?
Nous répondrons surtout à partir d’un certain nombre d’études. Il est démontré que nos connaissances sont proportionnelles à nos lectures [21] – toutes choses égales par ailleurs, notamment en prenant en compte les capacités intellectuelles. La recherche a été affinée par tranches d’âge : auprès d’écoliers de primaire [22], d’élèves de seconde [23], d’étudiants [24] et d’adultes âgés [25].
Aristote ajoute une précision d’importance : la mémoire a pour objet formel non pas tant les représentations (ou images) engrammées en nous (ce qui relève, pour lui, de l’imagination que, avec Kant, nous qualifierons de reproductive), mais les images en tant qu’elles sont passées, c’est-à-dire ordonnées selon la ligne du temps. Or, il paraître assez logique que la lecture favorise cette organisation temporelle : en particulier, quant au contenu, si elle porte sur l’histoire ; en général, quant à la méthode, puisqu’elle porte le plus souvent et le plus fructueusement sur la narration qui a pour fonction de médiatiser l’écoulement temporel. Des études scientifiques ont-elles démontré ce que la philosophie établit selon son mode propre d’argumentation ? Desmurget, qui n’est pas philosophe dans ses références et sa forma mentis, n’y fait pas allusion.
b) Internet, éducateur alternatif ?
Si la Toile ne peut donc se substituer à la mémorisation, elle constitue au contraire un vaste lieu d’apprentissage, en particulier pour le jeune enfant qui ne sait pas encore lire. Nous y avons répondu dans une étude sur l’excellent ouvrage de Céline Alvarez [26].
Rappelons d’un mot que le jeune enfant a besoin d’une interaction avec une personne, en l’occurrence un adulte, pour apprendre. Autrement dit, il éprouve beaucoup plus de difficulté à mémoriser (mais aussi à apprendre, comprendre, raisonner) avec une personne en vidéo qu’avec une personne présente en chair et en os [27]. Les raisons habituellement avancées sont : la difficulté à associer un objet et son image lorsque celle-ci apparaît sur un écran ; même éducatif et non récréatif, l’écran est un objet attrayant qui retient l’attention pour lui-même au lieu de renvoyer au contenu qu’il est censé transmettre [28] (dans les catégories scolastiques, c’est un quod et non pas un quo). La philosophie marcellienne de l’intersubjectivité ajoute que la personne se constitue dans l’interaction entre les personnes et que l’une des grandes maladies de notre époque est la substitution de l’être (les personnes) par l’avoir (les objets). Reformulons-le dans les catégories de la métaphysique de l’amour-don : si les dons sont médiateurs des donateurs, en retour, les personnes sont aussi médiatrices de ces dons.
c) Une vision élitiste ?
On objecte enfin volontiers aujourd’hui que l’importance accordée à la culture générale est élitiste, snob et discriminatoire.
Nous répondrons que, autre est le savoir technique qui n’est utile qu’aux personnes appelées à posséder une compétence spécialisée, autre le savoir commun, le langage courant, le bagage minimal dont nous avons tous besoin pour la vie quotidienne. Cette difficulté s’inspire aussi de la vision idéologique de Pierre Bourdieu à laquelle nous répondrons plus loin.
Pascal Ide
[1] National Reading Panel, Teaching children to read, National Institute of Child Health and Human Development, 2000, consulté le 12/12/2023 : https://www.nichd.nih.gov/sites/default/files/publications/pubs/nrp/Documents/report.pdf.
[2] Florina Erbeli, Elsje van Bergen & Sara A. Hart, « Unraveling the Relation Between Reading Comprehension and Print Exposure », Child Development, 91 (2020) n° 5, p. 1548-1562 ; Elsje van Bergen, Margaret J. Snowling, Eveline L. de Zeeuw, Catharina E.M. van Beijsterveldt, Conor V. Dolan & Dorret I. Boomsma, « Why do children read more? », Journal of Child Psychology and Psychiatry, 59 (2018) n° 11, p. 1205-1214.
[3] Nicole Harlaar, Kirby Deater-Deckard, Lee A. Thompson, Laura S. De Thorne & Stephen A. Petrill, « Associations between reading achievement and independent reading in early elementary school », Child Development, 82 (2011) n° 6, p. 2123-2137.
[4] Connie Juel, « Learning to read and write », Journal of Educational Psychology, 80 (1988) n° 4, p. 437-447.
[5] Suzanne E. Mol & Adriana G. Bus, « To read or not to read », Psychological Bulletin, Vol 137(2011) n° 2, p. 267-296.
[6] Jessica R. Toste, Lisa Didion, Peng Peng, Marissa J. Filderman & Amanda M. McClelland, « A meta-analytic review of the relations between motivation and reading achievement for K-12 students », Review of Educational Research, 90 (2020) n° 3, p. 420-456 ; Ulrich Schiefele, Ellen Schaffner, Jens Möller & Allan Wigfield, « Dimensions of Reading Motivation and Their Relation to Reading Behavior and Competence ››, Reading Research Quarterly, 47 (2012) n° 4, p. 427-463 ; Paul L. Morgan & Douglas Fuchs, « Is There a Bidirectional Relationship between Children’s Reading Skills and Reading Motivation? », Exceptional Children, 73 (2007) n° 2, p. 165-183.
[7] Betty Hart & Todd R. Risley, Meaningful differences in the Everyday Experience of Young American Children, Baltimore, Paul H. Brookes Publishing Co, 1995.
[8] Steven A. Stahl & Marilyn M. Fairbanks, « The Effects of Vocabulary Instruction », Review of Educational Research, 56 (1986) n° 1, p. 72-110 ; Amy M. Elleman, Endia J. Lindo, Paul Morphy & Donald L. Compton, « The Impact of Vocabulary Instruction on Passage-Level Comprehension of School-Age Children », Journal of Research on Educational Effectiveness, 2 (2009) n° 1, p. 1-44 ; Tania Wright & Gina Cervetti, « A Systematic Review of the Research on Vocabulary Instruction That Impacts Text Comprehension », Reading Research Quarterly, 52 (2017) n° 2, p. 203-226 ; David K. Dickinson, J. B. Freiberg & Erika Barnes, « Why are so few interventions really effective », in Susan B. Neuman & David K. Dickinson (éds.), Handbook of early literacy research, Vol. 3, New York, Guilford Press, 2011 ; Gina N. Cervetti, Miranda S. Fitzgerald, Elfrieda H. Hiebert & Michael Hebert, « Meta-Analysis Examining the Impact of Vocabulary Instruction on Vocabulary Knowledge and Skill », Reading Psychology, 44 (2023) n° 6, p. 672-709.
[9] Betty Hart & Todd R. Risley, Meaningful differences…
[10] Andrew Biemiller & Naomi Slonim, « Estimating root word vocabulary growth in normative and advantaged populations », Journal of Educational Psychology, 93 (2001) n° 3, p. 498-520.
[11] Ellen Bialystok & Michelle M. Martin, « Notation to symbol », Journal of Experimental Child Psychology, 86 (2003) n° 3, p. 223-243 ; Shayne B. Piasta & Richard K. Wagner, « Learning letter names and sounds », Journal of Experimental Child Psychology, 105 (2010) n° 4, p. 324-344 ; Peter Blatchford & Ioan Plewis, « Pre-school reading-related skills and later reading achievement: further evidence », British Educational Research Journal, 16 (1990) n° 4, p. 425-428 ; National Reading Panel, Teaching children to read, Rockledge Drive, National Institute of Child Health and Human Development, 2000.
[12] Charles Perrault, Les Contes (1691 et suivantes), Paris, Hetzel, 1869.
[13] Charles Perrault, « Sur les contes de fées », Les Contes, sans éditeur et sans date, p. 1. Texte disponible sur le site consulté le 6 octobre 2023 : https://ecoledz.weebly.com/uploads/3/1/0/6/31060631/les_contes_de_charles_perrault.pdf
[14] Richard L. Allington & Anne M. McGill-Franzen, « Reading Volume and Reading Achievement », Reading Research Quarterly, 56 (2021) n° 1, p. 231-238.
[15] Anne E. Cunningham & Keith E. Stanovich, « What reading does for the mind », American Educator, 22 (1998) n° 1-2, p. 8-15.
[16] National Research Council (USA), Preventing Reading Difficulties in Young Children, Washington, National Academies Press, 1998.
[17] Anne E. Cunningham & Keith E. Stanovich, « Early reading acquisition and its relation to reading experience and ability 10 years later », Developmental Psychology, 33 (1997) n° 6, p. 934-945 ; Richard L. Sparks, Jon Patton & Amy Murdoch, « Early reading success and its relationship to reading achievement and reading volume », Reading and Writing, 27 (2014) n° 1, p. 189-211 ; Roland H. Good, Roland, Deborah C. Simmons & Sylvia B. Smith, « Effective Academic Interventions in the United States », School Psychology Review, 27 (1998) n° 1, p. 45-56.
[18] Paul L. Morgan, George Farkas, Paula A. Tufis & Rayne A. Sperling, « Are reading and behavior problems risk factors for each other? », Journal of Learning Disabilities, 41 (2008) n° 5, p. 417-436.
[19] Connie Juel, « Learning to read and write ».
[20] Grégoire Borst, « Enquête de santé -Abus d’écrans : notre cerveau en danger ? », France 5, 23 juin 2020.
[21] Anne E. Cunningham & Jamie Zibulsky, Book Smart, Oxford, Oxford University Press, 2014 ; Keith E. Stanovich, Richard F. West, Anne E. Cunningham, Jim Cipielewski & Shahid Siddiqui, « The Role of Inadequate Print Exposure as a Determinant of Reading Comprehension Problems », in Cesare Comoldi & Jane Oakhill (éds.), Reading comprehension difficulties: Processes and interventions, Mahwah, Lawrence Erlbaum, 1996.
[22] Anne Cunningham & Keith E. Stanovich, « Tracking the unique effects of print exposure in children », Journal of Educational Psychology, 83 (1991) n° 2, p. 264-274.
[23] Richard L. Sparks, Jon Patton & Amy Murdoch, « Early reading success and its relationship to reading achievement and reading volume », Reading and Writing: An Interdisciplinary Journal, 27 (2014) n° 1, 189-211.
[24] Keith E. Stanovich & Anne E. Cunningham, « Where does knowledge come from? », Journal of Educational Psychology, 85 (1993) n° 2, p. 211-229.
[25] Keith E. Stanovich, Richard F. West & Michele R. Harrison, « Knowledge growth and maintenance across the life span », Developmental Psychology, 31 (1995) n° 5, p. 811-826.
[26] Cf. Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’éducation, Paris, Les Arènes, 2016. Cf. la synthèse sur pascalide.fr : « Les lois de l’éducation selon Céline Alvarez ».
[27] Mengguo Jing & Heather L. Kirkorian, « Video Deficit in Children’s Early Learning », in Jan Van den Bulk (éd.), The International Encyclopedia of Media Psychology, Hoboken, John Wiley & Sons, 2020 ; Gabrielle A. Strouse & Jennifer E. Samson, « Learning From Video », Child Development, 92 (2021) n° 1, p. 20-38.
[28] Judy S. DeLoache, « Dual representation and young children’s use of scale models », Child Development, 71 (2000) n° 2, p. 329-338 ; Judy S. DeLoache, « Symbolic functioning in very young children », Child Development, 62 (1991) n° 4, p. 736-752.