« Le Christ n’enlève rien et Il donne tout »
Qui ignore la parole de Jean-Paul II : « Non abbiate paura » (« N’ayez pas peur ») ? Plus d’un observateur y a vu, à juste titre, les mots clés de son pontificat.
Or, l’on trouve une parole programmatique d’un poids équivalent chez le pape Benoît XVI. Comme son prédécesseur, il l’a prononcée lors de l’homélie de la messe d’inauguration de son Pontificat. Comme son prédécesseur, il l’a citée à plusieurs reprises. Surtout, dans le prolongement de son prédécesseur, il la présente comme un commentaire du fameux « N’ayez pas peur ».
Entendons-la dans son jaillissement premier. Nous sommes devant la basilique vaticane, le dimanche 24 avril 2005, six jours après l’élection du nouveau pape. Benoît XVI rappelle les paroles par lesquelles son prédécesseur « commença son ministère ici, sur la Place Saint-Pierre » : « Les paroles qu’il prononça alors résonnent encore et continuellement à mes oreilles : ». Et de les commenter : « En quelque sorte, n’avons-nous pas tous peur – si nous laissons entrer le Christ totalement en nous, si nous nous ouvrons totalement à lui – peur qu’il puisse nous déposséder d’une part de notre vie ? N’avons-nous pas peur de renoncer à quelque chose de grand, d’unique, qui rend la vie si belle ? Ne risquons-nous pas de nous trouver ensuite dans l’angoisse et privés de liberté ? Et encore une fois le Pape voulait dire : Non ! Celui qui fait entrer le Christ ne perd rien, rien – absolument rien de ce qui rend la vie libre, belle et grande ». Et voilà, enfin, l’affirmation centrale qui clôt son homélie : « N’ayez pas peur du Christ ! Il n’enlève rien et Il donne tout. Celui qui se donne à Lui reçoit le centuple [1] ».
« Il n’enlève rien et Il donne tout ». Telle est donc la formule. Elle se présente sous une double forme : négative – le Christ « n’enlève rien » – et affirmative – le Christ « donne tout ».
Bien des éléments suggèrent l’importance de cette expression. Elle se propose comme un commentaire autorisé d’une des paroles les plus célèbres de Jean-Paul II. Ensuite, elle se retrouve dans des discours d’une importance singulière, comme les message des Noël 2005 [2] et 2006 [3] ou lors des Journées Mondiales de la Jeunesse de Cologne où, fait rare et éloquent, Benoît XVI se cite textuellement lui-même [4]. De plus, elle apparaît régulièrement dans ses discours, parfois sous sa forme seulement négative [5]. Le pape y fait par exemple appel pour expliquer l’attitude du jeune homme riche (Mc 10,17-22), passage d’Évangile central pour Jean-Paul II [6] : « si, confiant dans la Parole de Dieu, il renonce à lui-même et à ses biens pour le Royaume des cieux, il perd apparemment beaucoup, mais en réalité il gagne tout [7] ». Il l’applique à des domaines variés, comme les relations entre foi et raison – « La raison humaine ne perd rien en s’ouvrant aux contenus de la foi [8] » – ou l’évangélisation – cette parole en constitue la raison d’être : « Témoignez du fait que Jésus n’ôte rien à votre joie, mais qu’il vous rend plus humains, plus vrais, plus beaux [9] ». À d’autres occasions, l’évêque de Rome revient sur cette expression et propose des éclairages complémentaires. Citons-en trois. L’une des raisons pour lesquelles le Christ n’ôte rien vient de ce qu’il « est lumière, et la lumière ne peut pas obscurcir, mais seulement illuminer, éclairer, révéler. Que personne n’ait donc peur du Christ et de son message [10]! » Par ailleurs, cette parole sur le Christ inclut une parole sur l’Esprit. Nous l’avons vu, ce que le Christ nous a révélé de l’extérieur, l’Esprit-Saint nous donne de l’accueillir à l’intérieur : « En Lui, dans le Fils, tout nous a été dit, tout nous a été donné. Mais notre capacité de comprendre est limitée ; c’est pourquoi la mission de l’Esprit est d’introduire l’Église de façon toujours nouvelle, de génération en génération, dans la grandeur du mystère du Christ [11] ». Cette loi selon laquelle « posséder » Dieu ne fait rien perdre, mais tout gagner, éclaire « l’essence la plus profonde de la véritable prière », à savoir « rendre Dieu grand signifie lui faire de la place dans le monde, dans sa propre vie, le laisser entrer dans notre temps et dans notre action […]. Là où Dieu devient grand, l’homme ne devient pas petit : là, l’homme aussi devient grand et le monde lumineux [12] ».
Au terme de ce livre, il est possible de déchiffrer en cette parole : « Il n’enlève rien et Il donne tout », comme un résumé sinon de toute la théologie de Benoît XVI, du moins de quelques-unes de ses intuitions essentielles et un bon exemple de son style.
- La théologie du pape est centrée sur Dieu-amour, l’amour étant don radical de soi (1ère partie, chap. 1 à 3). En affirmant que le Christ « donne » et « donne tout », cette phrase nous resitue donc dans cette perspective décisive.
- Cette théologie se présente comme une théologie de la personne et plus encore de la communion entre les personnes (1ère partie, chap. 4 et 5). Or, il n’y a de don que s’il y a réception. La formule selon laquelle le Christ « n’enlève rien » mais « donne tout » introduit donc dans une perspective de communion d’amour entre les personnes [13].
- La pensée du pape actuel se présente comme une théologie concrète (2ème partie, chap. 1), notamment en raison de son profond enracinement biblique. Or, cette formule traduit en termes immédiatement accessibles à tous le cœur même de l’Évangile, du message du Christ ; elle dit aussi de manière simple l’articulation de la nature et de la grâce, ainsi que nous le disions plus haut [14].
- La théologie de Benoît XVI est en écoute stéréophonique de la Tradition et de ce que l’Esprit dit aujourd’hui à l’Église pour notre monde (2ème partie, chap. 3) ; or, en affirmant que le Christ n’ôte rien, le pape répond à l’une des grandes craintes de l’homme contemporain [15] – que Dieu lui demande de sacrifier sa liberté [16] ou sa raison [17] – et répond à son aspiration la plus profonde – développer ces capacités, mais en les purifiant et en les tournant vers le Dieu d’amour.
L’introduction faisait le constat que la pensée de Benoît XVI n’était pas tant méconnue qu’inconnue. Au terme de ce livre, j’émettrais un vœu : que les écrits, les prises de parole du pape actuel soient étudiés.
Ne pourrait-on imaginer que, dans les paroisses et autres lieux d’Église, par des rencontres ou via internet, se mettent en place des petits groupes qui se donneraient pour tâche de découvrir et d’approfondir sa pensée – et de la mettre en pratique ? Les formules sont multiples. Il serait par exemple possible de partir du présent, en prenant sur le site du Vatican, chaque semaine, l’audience du mercredi et l’angélus du dimanche, en ajoutant, à l’occasion, les homélies pour les grandes fêtes liturgiques ou les interventions lors d’un déplacement, les discours significatifs [18]. Il serait aussi envisageable de lire de manière systématique tout un cycle de catéchèses du mercredi : sur les Apôtres, sur les Pères de l’Église, etc. Une autre hypothèse serait de reprendre les divers chapitres de ce livre et d’étudier en détail les prises de parole importantes dont il n’a été cité qu’un bref passage. L’auteur de ce livre serait ravi que lui soient communiquées toute suggestion d’initiative permettant que se lève une « génération Benoît XVI ».
Les documents de Benoît XVI sont souvent fluides et lumineux, pour la pensée comme pour l’existence ; ils résistent pourtant à une compréhension immédiate. Toute grande pensée ne manque pas d’opposer quelque résistance : c’est le signe qu’elle nous dépasse, mais aussi qu’elle vient de plus haut et donc qu’elle peut nous enrichir. Voilà pourquoi un groupe de travail gagnera à être patient mais aussi, pour conjurer les découragements, à être accompagné, au moins de temps à autre, par une personne qui a quelque formation théologique et sera apte à répondre à certaines difficultés posées par le texte. Si l’on accepte de durer avec les paroles de Benoît XVI, par la fréquentation régulière, progressivement, l’on héritera en quelque sorte de son regard et de son intelligence aimante du mystère de Deus caritas.
Pascal Ide
[1] Homélie de la messe d’inauguration du pontificat, dimanche 24 avril 2005.
[2] « Accueillons la main qu’il [l’enfant de la crèche] nous tend: c’est une main qui ne veut rien nous enlever, mais seulement donner » (Message de Noël, dimanche 25 décembre 2005).
[3] « L’Église peut témoigner du Christ Sauveur à tous les hommes » et « elle le fait avec joie, sachant que Celui qu’elle annonce n’enlève rien de ce qui est authentiquement humain, mais qu’il le porte à son accomplissement » (Message de Noël, lundi 25 décembre 2006).
[4] Discours d’accueil des jeunes à Cologne, Poller Wiesen, le 18 août 2005. Benoît XVI ajoute un commentaire éclairant : « Soyez-en vraiment convaincus : le Christ n’enlève rien de ce qu’il y a de beau et de grand en vous, mais il mène tout à sa perfection, pour la gloire de Dieu, pour le bonheur des hommes, pour le salut du monde ».
[5] « Le Christ n’ôte rien à l’homme, mais lui confère sa plénitude de vie, de joie et d’espérance » (Discours à la communauté de l’Académie pontificale ecclésiastique, vendredi 20 mai 2005).
[6] Cf. notamment Lettre apostolique à tous les jeunes du monde à l’occasion de l’année internationale de la jeunesse, 31 mars 1985 et Lettre encyclique Veritatis splendor, 6 août 1993, première partie.
[7] Homélie de canonisation le dimanche 15 octobre 2006.
[8] Angélus du dimanche 28 janvier 2007.
[9] Discours aux jeunes de l’Action catholique italienne, jeudi 21 décembre 2006.
[10] Homélie de l’Épiphanie, samedi 6 janvier 2007.
[11] Homélie de la messe d’installation à la Basilique de Saint-Jean-de-Latran, samedi 7 mai 2005.
[12] Homélie au sanctuaire d’Altötting 11 septembre 2006.
[13] Elle permet aussi de relire dans le vocabulaire concret et personnaliste l’axiome scolastique selon lequel la grâce ne détruit pas la nature (autrement dit : ne lui enlève rien) mais la perfectionne.
[14] L’une des reprises de la formule, reprise qui fut citée ci-dessus, énonçait : « La raison humaine ne perd rien en s’ouvrant aux contenus de la foi ». Or, juste avant cette expression appliquée à la raison humaine, Benoît XVI disait : « La foi suppose la raison et la perfectionne, et la raison, éclairée par la foi, trouve la force pour s’élever à la connaissance de Dieu et des réalités spirituelles » (Angélus du dimanche 28 janvier 2007).
[15] « Cette autorité d’enseignement effraie un grand nombre d’hommes à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église. Ils se demandent si celle-ci ne menace pas la liberté de conscience, si elle n’est pas une présomption s’opposant à la liberté de pensée » (Homélie de la messe d’installation à la Basilique de Saint-Jean-de-Latran, samedi 7 mai 2005).
[16] Une dernière statistique : on compte plus de 700 occurences des termes « liberté » (516 fois) et « libre ».
[17] On pourrait aussi tirer un autre argument de ce que cette phrase se présente comme un commentaire, un déploiement d’une parole essentielle de Jean-Paul II, autrement dit conjugue la continuité (avec le Magistère de son prédécesseur) et la nouveauté de son apport propre.
[18] Ainsi, en fin d’année, le discours à la Curie romaine qui parcourt les grandes activités ecclésiales de l’année et, en début d’année, celui aux ambassadeurs près le Saint-Siège qui fait un bilan de la situation internationale.