L’angoisse ou le péril de l’unité 1/3

Pascal Ide, « L’angoisse ou le péril de l’unité », Sources vives, n° 103, avril 2002, p. 11-31.

« J’ai trop méprisé la peur […]. La peur est tout de même la fille de Dieu, rachetée la nuit du Vendredi saint [1] ».

Introduction

« Un moine de Scété, assailli par le démon de l’angoisse, alla visiter abba Séraphim. L’ancien, en le voyant si troublé, lui dit :

– D’abord, frère, laisse tomber ton agitation ; étends-toi sur cette natte et relaxe tes membres. Puis, dis-moi bien sincèrement tout, absolument tout ce que tu vois dans ton angoisse.

– D’abord, abba, je vois que le plafond de ta cellule a vraiment besoin d’être repeint [2] ».

Si l’histoire fait sourire, l’angoisse fait pleurer, voire est au-delà des larmes.

L’objet de cet article est de débroussailler quelque peu un sujet aussi complexe que vital.

Complexe, car parler d’angoisse dans une revue de spiritualité pose notamment deux problèmes. Les premières concernent son être. L’angoisse a-t-elle ou non un objet ? A-t-elle un sens ? Après avoir été longtemps ignorée, aujourd’hui tous les types de discipline (médecine, psychologie, philosophie, théologie) en parlent. Alors que la pratique médicale courante cherche à la neutraliser, la psychanalyse en fait un symptôme doué de sens et la philosophie de Kiekegaard ou Heidegger y lit même l’indice d’une vie authentique.

Les secondes concernent sa valeur : l’angoisse est-elle un bien ou un mal ? D’un côté, le projet de la belle sagesse stoïcienne est l’abolition de toute peur (l’aphobia) : « Ce ne sont pas la mort ni la peur qui sont à craindre, mais le fait de craindre la crainte ou la mort [3] ». De l’autre, se fondant sur Aristote, saint Thomas d’Aquin va jusqu’à dire que l’absence de crainte (impaviditas ou intrépidité) est un péché, car elle ne procède pas d’une juste évaluation de ce qui est mauvais [4]. L’Écriture redouble la difficulté. Elle nous enjoint de ne pas craindre (« Ne craignez pas » : Mt 10,31) au point d’en faire un commandement, alors qu’il nous est dit que, sans nul péché, Jésus et Marie ont éprouvé de l’angoisse (Lc 2,48 ; Mt 26,37).

Vitale est l’angoisse, car il y va de notre vie. Dans au moins deux sens. D’abord, quant à l’objet de l’angoisse qui peut être une menace pour la vie : physique (l’angoisse d’une maladie grave ou de la mort), psychique (angoisse liée à la fragilité de notre psychisme), éthique (angoisse du choix) ou spirituelle (crainte du péché). Ensuite, quant à son sens. Il se pourrait bien que l’angoisse recèle un enjeu caché que recouvrent trop vite la fuite dans le divertissement ou les pratiques médicales anesthésiant – et de ce fait uniformisant – toute angoisse par la chimiothérapie. Freud écrivait : « Là où il s’agit d’angoisse, on est toujours à proximité du plus profond [5] ».

Je poserai trois questions, sans avoir la naïveté ou l’outrecuidance de prétendre les épuiser : qu’est-ce que l’angoisse ? quelles en sont les causes ? l’angoisse est-elle toujours mauvaise ?

1) Qu’est-ce que l’angoisse ?

Nombreux sont les substantifs appartenant au même champ lexical que l’angoisse : peur, crainte, inquiétude, anxiété, phobie, frayeur, terreur, stupeur, épouvante, etc. Des nuances existent entre ces termes. Il semble bien qu’un terme les recouvre tous, le premier de la série : la peur. Plus générale qu’angoisse, définissons-la avant de les distinguer.

a) Définition de la peur

Procédons pas à pas, du plus universel au plus précis.

  1. La peur relève de la sensibilité. En effet, elle s’accompagne de manifestations somatiques, identifiables par celui qui les vit et parfois par l’entourage. De plus, l’animal peut éprouver de la peur ; or, l’homme partage la vie sensible avec l’animal. Même si la peur a pour objet une réalité spirituelle (par exemple la crainte de Dieu) et proprement humaine (seul l’homme s’angoisse de mourir), elle demeure une réalité sensible. Au nom de l’unité de la personne : celle-ci est angoissée à cause du retentissement de son angoisse dans la sensibilité.
  2. La peur est un phénomène d’ordre affectif. En effet, elle s’éprouve, se ressent. De plus, le sentiment s’oppose à la connaissance sensible. Or, même si elle est douée d’un pouvoir de révélation (nous y reviendrons), la crainte n’est pas un acte ou un état des fonctions cognitives.

Multiple sont les sentiments. Dans la Somme de théologie, saint Thomas d’Aquin offre trois critères pour les distinguer [6].

  1. La peur a toujours pour objet un mal (entendu au sens très général et non moral de ce que l’on fuit, hait). Le bien, si grand soit-il, n’est pas source de crainte. Si par exemple Dieu qui est le Bien par excellence, peut susciter « crainte et tremblement » (Ph 2,12), c’est parce qu’il nous apparaît source de mal : ayant péché, nous craignons sa justice.
  2. Le mal qui suscite la peur est futur, ce que l’on appelle un danger, une menace, un péril. Lorsque le mal est présent, il ne suscite plus la crainte, mais la tristesse ou la colère : je crains que mon ami meure ; je m’attriste ou me révolte de la nouvelle de son décès. Saint Thomas note d’ailleurs que, du fait qu’elle est présente, la tristesse nous affecte encore davantage que la crainte [7]. Les trois sentiments susnommés, quand ils sont excessifs, sont au centre de trois types différents de pathologie psychique : la dépression pour la tristesse, la paranoïa pour la colère et la névrose d’angoisse, voire toute pathologie psychique, pour l’angoisse.
  3. Enfin, le mal futur qui engendre la peur est difficile à éviter [8]. S’il était aisé à écarter, il ne susciterait qu’une fuite. La peur est donc le sentiment qui surgit en nous à l’approche d’un péril, c’est-à-dire d’un mal futur difficile à surmonter. Symétriquement, l’espoir est l’affect qui naît d’un bien futur difficile à atteindre : j’espère réussir ma vie de couple. Voilà pourquoi, lorsque le mal apparaît franchissable, donc lorsque la victoire s’approche, la peur est chassée par l’espoir et se transforme en lui. « Rien n’est plus proche de l’angoisse du non-sens que la timide espérance », dit Paul Ricœur [9]. On comprend aussi pourquoi la vertu théologale d’espérance a toujours été, pour les chrétiens, la réponse aux craintes démesurées.

b) Approche de l’angoisse

Multiples sont les espèces de peur [10]. Arrêtons-nous à la distinction la plus habituelle aujourd’hui : celle de l’angoisse et de la peur. Il semble qu’elle remonte au philosophe Hegel [11]. Il demeure que l’usage courant tend à réduire à néant leur différence. Un usage pléthorique d’expressions comme « j’angoisse », « films d’angoisse », etc., a limé la charge émotive de cet affect et l’a aligné sur la peur. Essayons de rétablir une dénivellation.

Souvent, l’angoisse se différencie de la peur – la simple peur – par la quantité, celle-là étant plus intense que celle-ci. Sans doute. Mais cette diversité de degré, ne fait-elle pas signe vers une différence qualitative, de nature ? De plus, cette différence n’explique pas la raison d’être de l’angoisse.

On distingue aussi ces deux affects par leur objet : déterminé pour la peur (je crains les souris) ; indéterminé pour l’angoisse (une sourde angoisse m’étreint). Pourtant, cette distinction est discutable. En effet, tout acte humain, donc tout affect, est spécifié par un objet. Quand bien même il naît des profondeurs du sujet, sans cause extérieure, il n’est pas dénué de cause intérieure. De plus, tout sentiment suit une connaissance ; Freud disait que tout affect est lié à une représentation.

Il demeure que, fréquemment, la personne multiplie les stratégies pour se cacher à elle-même l’objet de son angoisse ; et, si elle arrive à le cerner, elle se trouve face à une multitude d’objets qu’il lui est difficile voire impossible d’unifier. Ricœur distingue par exemple cinq causes – la mort, l’aliénation psychique, le choix, la culpabilité et la colère de Dieu – dont l’hétérogénéité défie tout rassemblement sous un dénominateur commun. Enfin, il n’est pas rare qu’angoisse et peur aient le même objet : un choix professionnel qui fait naître une légère crainte chez l’un peut susciter une intense angoisse chez l’autre.

Aussi émettrai-je une première hypothèse : l’angoisse se distingue de la peur non quant à l’objet – un mal futur difficilement évitable – mais quant au sujet [12].

En quoi consiste cette différence au sein du sujet ? Ce sera ma seconde hypothèse : dans l’angoisse, notre unité intérieure n’est pas seulement menacée, mais actuellement débordée ; en revanche, dans la peur, cette identité n’est que potentiellement mise en péril. Dit autrement, la peur est un sentiment intégré, alors que l’angoisse dépasse les capacités d’assimilation du psychisme, ce que l’on pourrait appeler sa contenance [13]. Dans l’angoisse, ce qui est flou, ce sont les contours non pas de l’objet, comme on le dit usuellement, mais du sujet. Il est significatif que le stoïcien Marc-Aurèle qui a fait de l’abolition de toute crainte et angoisse un des objectifs premiers de la sagesse, dise que la raison doit devenir « comme un robuste estomac qui s’assimile tous les aliments [14] ».

En effet, la paix est « la tranquillité de l’ordre », dit saint Augustin [15] ; or, l’ordre est une diversité unifiée ; donc l’unification de notre intériorité s’expérimente par la paix. Mais l’angoisse chasse toute paix ; elle en est le contraire. Donc, l’angoisse, comme dit Paul Ricœur, « signifie une menace pour ma totalité [16] ». L’homme ressent de l’angoisse lorsque son identité se trouve débordée. Comme notre unité est assurée par les capacités d’intégration que sont l’intelligence et la volonté, l’angoisse naît lorsque l’esprit touche ses limites ; en regard, la peur reste contenue, enserrée dans ces bornes.

L’expérience de l’angoisse est proche d’autres expériences chères aux philosophes contemporains – mais aussi aux hommes de lettre, aux artistes –, comme la nuit, l’abîme, l’effondrement du sens, la nausée. Or, ces expériences veulent nommer l’épreuve d’être dépossédé de tout sens, la souffrance de perdre toute maîtrise, la mise en échec du langage [17]. A nouveau, l’angoisse apparaît donc comme révélatrice de l’effondrement des limites du sujet.

Enfin, cette différence psychique se joint à une différence dans les manifestations organiques qui la prolonge et la confirme tout à la fois [18]. L’angoisse entraîne « une sensation interne d’oppression et une gêne respiratoire [19] ». Etymologiquement, angoisse vient du latin angustus, étroit (d’où l’angine qui est un rétrécissement de la gorge ou des coronaires, dans le cadre de l’angine des poitrines) : angor cordis et animæ, oppression du cœur et de l’âme, disaient les Anciens. Or, la fonction cardio-respiratoire est directement liée à la vie. L’angoisse est donc l’affect révélateur d’un effritement de l’unité vivante, une désintégration des frontières du moi. En regard, les larmes signalent plutôt un excès, une dislocation en voie de résolution.

[1] Georges Bernanos, La joie, II, 4, in Œuvres romanesques, suivies de Dialogue des carmélites, notes par Michel Estève, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1961, p. 675.

[2] Piero Gribaudi, Bons mots et facédies des Pères du désert, trad. L. A. Lassus, Paris, O.E.I.L., 1987, n. 186, p. 73.

[3] Epictète, Entretiens, II, 1, 13, Éd. et trad. Souilhé, Paris, C.U.F., 1969, p. 6. De même chez Montaigne (Essais, L. I, ch. 18). Et aujourd’hui Éric Weil dit que le philosophe « a surtout peur de la peur » (Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 21967, p. 19).

[4] Cf. Somme de théologie [désormais ST], Ia-IIæ, q. 26, a. 1.

[5] Lettre de Sigmund Freud à Laforgue, 18 novembre 1929.

[6] Cf. ST, Ia-IIæ, q. 25 et 41.

[7] ST, Ia-IIæ, q. 41, a. 1.

[8] En ce sens, c’est une passion de l’affectivité irascible.

[9] Paul Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », Histoire et Vérité, coll. « Esprit », Paris, Seuil, 31955, p. 317-335, ici p. 334.

[10] Le stoïcien Andronicos distinguait pas moins de douze formes de crainte (Stoïcorum Veterum Fragmenta, éd. Von Arnim, III, 409). A la suite de Nemesius, saint Jean Damascène discerne six espèces de peur (La foi orthodoxe, L. II, ch. 15, PG 94, 932 ; cf. ST, Ia-IIæ, q. 41, a. 4). Aujourd’hui, Martin Heidegger note aussi la richesse des lexèmes concernant la peur (Être et temps, § 30).

[11] Phénoménologie de l’Esprit, Hamburg, Ed. Hoffmeister, 1952, p. 148 et 150. Il oppose l’angoisse (Angst) pour quelque chose de déterminé à la peur (Furcht) pour un objet absolu, à savoir la mort. Par la suite, Kierkegaard et Heidegger inverseront le sens des mots, donnant la primauté d’intensité dans l’ordre des affects phobiques, à l’angoisse. Mais peu importe les termes, la distinction demeure.

[12] De même, Heidegger unifie angoisse et peur lorsqu’il fait de celle-ci une angoisse dérivée, comme déchue dans le monde des étants (le monde ontique).

[13] Cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, ch. 2 : « Le dynamisme de l’unité ».

[14] Pensées, X, 31, Éd. et trad. Trannoy, Paris, C.U.F., 1964.

[15] Cité de Dieu, L. XIX, ch. 13, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 37, Paris, DDB, p. 111.

[16] Paul Ricœur, « Vraie et fausse angoisse », art. cité, p. 317.

[17] Les philosophes tenteront de penser cette transgression et lui donneront des noms divers : le rien chez Heidegger, la différance chez Derrida, le dehors chez Foucault, l’événement chez Deleuze, la nuit chez Blanchot (sur ce dernier qui est peut-être le plus fasciné par cette suspension du sens dans l’excès de la souffrance, cf. le remarquable ouvrage de Marèle Zarader, L’être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, coll. « Philia », Paris, Verdier, 2001).

[18] En effet, nous avons dit que le sentiment prenait en compte la dimension somatique. Se fondant sur la distinction corps-âme saint Thomas distingue constamment deux aspects dans les sentiments : formel (qui en constitue la dimension psychique) et matériel (qui en constitue la dimension somatique).

[19] H. Hannoun, art. « Angoisse », Encyclopédie philosophique universelle. II. Les notions philosophiques, éd. Sylvain Auroux, Paris, PUF, 1990, tome 1, p. 96.

27.11.2017
 

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