La sexualité : un destin, un dessin et un dessein

(Il est vivant, janvier 2012).

 

« Comment nier que la différence entre le masculin et le féminin soit innée ? Mon petit garçon, il savait à peine marcher qu’il jouait déjà au camion », affirme Arnaud, 30 ans, convaincu. Et l’épouse de renchérir : « Sans que je l’aie jamais incitée, ma petite fille a toujours joué à la poupée ». N’y a-t-il pas quelque naïveté à ignorer le poids de l’exemple et des approbations implicites contenues dans le langage non-verbal ? Un petit garçon qui ne jouerait qu’à la dînette susciterait-il les mêmes complicités et les mêmes encouragements chez ses parents ? Ces pseudo-arguments alimentent l’ire des partisans de la théorie du genre et, avouons-le, ne peuvent que renforcer leurs convictions. Déjà saint Thomas notait qu’il n’est pire service à rendre à la foi que de la proposer à l’incroyant pour de mauvaises raisons.

Pour faire simple, le cœur des théories du genre (à distinguer des études du genre) n’est pas l’affirmation de la distinction entre le sexe (biologique) et le genre (social ou culturel) – qui prétendrait la nier ? Mais celle de leur séparation : la différence physique du mâle et de la femelle ne dit rien de la différence culturelle du masculin et du féminin. La première est déterminée par la nature, la seconde est libre ou devrait l’être. D’ailleurs, celle-ci offre plus de variété que la seule bipolarité du mâle et de la femelle : du point de vue de l’identité (masculin, féminin, transgenre, etc.) et du point de vue de l’orientation (hétérosexuelle, homosexuelle, bisexuelle, etc.).

 

Clarifions d’abord le vocabulaire. Le terme sexualité recouvre au moins quatre sens différents :

– Le sexe génétique. Parmi les 46 chromosomes présents dans chaque cellule, dès la fécondation, la dernière paire est différente et fixée, selon que l’on est femme (XX) ou homme (XY).

– Le sexe morphologique. Le sexe génétique va s’exprimer dans l’apparition des caractères sexuels – primaires (les glandes sexuelles qui apparaissent dès la vie embryonnaire) et secondaires (seins, répartition du système pileux, voix, etc., qui apparaissent à l’adolescence).

– Le sexe psychologique. Nous nous vivons homme ou femme, nous conjuguons mon existence au masculin ou au féminin. Autre le sexe génétique et morphologique qui est une réalité somatique, objective, extérieure, autre le sexe psychologique est une réalité éprouvée, subjective, intérieure.

– Le sexe sociologique. La sexualité présente une dimension sociale : les signaux qui viennent de notre milieu (attribution du sexe à la naissance, éducation, etc.) et ceux que nous lui renvoyons (codes vestimentaires, etc.) pour signifier notre appartenance à la sphère masculine et féminine.

Les deux premières significations de la sexualité sont biologiques : elles sont à la source de la différence entre mâle et femelle. Les deux dernières sont culturelles : elles sont à la source de la différence entre masculin et féminin.

Cette classification-clarification permet de distinguer les « dysfonctionnements » de la sexualité souvent confondus. L’hermaphrodisme ou, mieux, l’intersexualité, qui, au sens strict, sont très rares, concerne le sexe organique ou biologique (génétique et surtout morphologique), la transsexualité ou le transsexualisme le seul sexe psychologique et le travesti le seul sexe sociologique ou social.

 

Selon le poids accordé à ces différentes composantes, on peut discerner trois conceptions de la sexualité.

Selon le modèle « classique », la sexualité est un instinct de propagation de l’espèce inné, monolithique, spontanément orienté vers un partenaire de l’autre sexe, et localisé dans la seule génitalité. Cette vision qui accorde la plus grande place à la biologie ne prend pas assez en compte deux données : la complexité de la sexualité qui inclut de nombreux organes et pulsions ; les multiples ratées de son histoire.

Prenant acte de ces deux faits, le modèle psychanalytique s’oppose frontalement au précédent : aussi Freud parle-t-il de pulsion et non d’instinct. La sexualité se présente comme un ensemble de pulsions partielles, génitales, mais aussi liées à d’autres zones érogènes (sein, etc.) et son objet, par essence variable, est choisi en fonction des vicissitudes de l’histoire du sujet. Même si les théories du genre s’opposent à la psychanalyse, elles adhèrent sur le fond à ce modèle qui valorise considérablement la sexualité culturelle. Mais cette interprétation qui dissocie la liberté du corps est incapable d’expliquer un phénomène massif : pourquoi l’immense majorité des personnes assument de manière épanouie un sexe social conforme à leur sexe biologique, et présentent une sexualité orientée vers l’autre sexe et ouverte à la vie ?

Une représentation adéquate de la sexualité conjugue la part de vérité contenue dans les deux premiers modèles. Avec le modèle classique, j’affirmerai que la sexualité présente une finalité ou une signification fixée par la nature (entendu au sens de donnée originaire et dynamique). Double est cette finalité : la procréation et l’union – ce que l’on peut unifier dans le concept de don (le don de la vie dans le don de l’amour). Voilà pourquoi Jean Paul II proposait de relire l’identité de la femme à partir de la maternité qui, elle-même, ne peut être séparée de la conjugalité (la communion). Une réflexion sur la différence de l’homme et de la femme ne se trompera jamais en partant de la paternité et de la maternité qui, loin d’être seulement physiologiques, enrôlent toutes les capacités, somatiques, psychiques et spirituelles.

Avec le modèle freudien, j’affirme d’abord que la finalité et l’objet de la sexualité sont fixés seulement en général et demeurent largement indéterminés dans le détail. Ils requièrent le patient travail de l’éducation (information sexuelle, apprentissage de la pudeur, de la chasteté, etc.) et la maturation jamais achevée de cette autoéducation qu’est au fond la morale. J’ajoute que la sex­ualité est complexe, car elle met en jeu la globalité de la personne, en sa physiologie, sa sensibilité (le plaisir génital, mais aussi celui de voir ou d’être vu, une part d’agressivité, ce qui ne veut pas dire violence, etc.), sa libre volonté et sa spiritualité (saint Jean de la Croix n’est pas sainte Thérèse d’Avila). L’éthique chrétienne nous assure que l’intégration de ces différentes composantes est possible sans amputation, mais non sans purification – si l’on ne perd jamais de vue l’achèvement de la sexualité qu’est l’amour sponsal, ainsi que. Karol Wojtyla l’a admirablement montré dans ce livre inépuisable qu’est Amour et responsabilité. Enfin, au double titre de cette indétermination à spécifier et de cette multiplicité à unifier (sans parler de l’anarchie qui est la séquelle du péché originel), la sexualité présente non seulement une histoire, mais des histoires nées de ses ratés possibles – je dis bien « possibles » et pas nécessaires, contre la vulgate freudienne qui ferait par exemple de la masturbation un passage obligé.

 

Contre les théories du genre, il faut reconnaître que la sexualité est lisible dans le corps qui n’est pas un matériau dénué de sens et un instrument de jouissance. Ce qui est gênant dans le christianisme, ce n’est pas la place donnée à l’esprit, mais celle donnée au corps ! Dieu aime beaucoup plus la matière que nous ne l’aimerons jamais ! Avec les théoriciens du gender, en revanche, je refuse certaines équations acritiques dont l’introduction fournissait un exemple, pour souligner la place de la liberté dans l’élaboration de mon identité et de mon orientation sexuelle – mais dans la continuité du don qu’est ce corps sexué : par l’éducation vertueuse, et avec l’aide de la grâce, j’ai à intérioriser, approprier, faire mien.

Pendant longtemps, j’en suis resté à ce dipôle corps-liberté (dans l’ordre : le corps à assumer par la liberté) pour comprendre la sexualité. Mais, plus je médite notamment l’œuvre de Jean-Paul II, plus il m’apparaît que la sexualité est un mystère qui trouve son origine non pas seulement sur terre mais en Dieu qui l’a bénie dès le commencement (cf. Gn 1,28 ; Mt 19,4.8). Voire, avec certains théologiens comme Balthasar, dans la Trinité même (sans jamais imaginer une attribution de la sexualité à telle ou telle Personne divine !). Pendant longtemps aussi j’ai cherché à méditer la différence homme-femme à partir d’autres pôles que je croyais plus fondamentaux (donation-réceptivité, etc.), sans toutefois jamais être satisfait. Je pense maintenant qu’il faut procéder à l’inverse et partir de cette distinction qui est première. Le Dieu unitrine révélé par Jésus a déposé dans la sexualité un « grand mystère » (cf. Ép 5,32), encore trop peu exploré qu’il revient à ce siècle de contempler avec audace et respect, et d’abord de vivre dans l’exigence et la gratitude.

Ainsi, la sexualité est pour partie un destin (l’anatomie), pour partie un dessin (sa libre appropriation), et pour partie un dessein (divin).

Pascal Ide

22.11.2017
 

Les commentaires sont fermés.