Aller vite, c’est dominer. Une leçon d’Hergé

Des hommes pressés, Hergé a fait une caricature non dénuée de profondeur dans Le Testament de M. Pump, le premier album de sa première série de bande dessinée Jo, Zette et Jocko. [1]

Sir John Archibald Pump est un milliardaire, connu pour être le roi du bouton de col, mais plus encore pour être un fanatique de la vitesse. Ses employés et ses domestiques doivent se déplacer sur des patins à roulettes. Chacune de leurs actions est chronométrée. Ce qui est vrai pour les autres, l’est encore davantage de cet homme pressé : ses repas défilent sur un tapis roulant, ses rampes d’escalier ont été transformées en toboggan. Toute sa vie est normée par un unique principe : « Ne perdez pas une minute », « Allez moins lentement et vous irez plus vite ».

Placée sous le règne de la vitesse, l’existence de M. Pump est donc placée sous celui de la quantité. Or, la quantification scientifique et plus encore technique a permis la domination. Domination des autres. Voilà pourquoi on peut lire cet aphorisme dans le bureau du secrétaire de M. John Archibald [tiens ! comme le capitaine Haddock, dont il anticipe l’irascible incontrôlable et insupportable] : « Soyez bref. Votre temps n’est pas aussi précieux que le nôtre [2] ». Aller vite, ce n’est pas seulement dominer, c’est dominer autrui.

Mais, plus encore, violence à l’égard de soi. Qui vit à toute vitesse brûle ses réserves et mourra prématurément. De mort violente. C’est ce qui arrive au milliardaire hyperactif qui trouve la mort au volant de son bolide ultra-rapide Météore lorsqu’un de ses pneus éclate à 248 km/h [3].

Loin d’être absolu, le concept de vitesse, est relatif : il n’est que comparatif. Aller vite, c’est seulement aller plus vite qu’un autre. Voilà pourquoi, comme le dit un ouvrage de sagesse, qui mériterait de devenir une BD, Du bon usage de la lenteur [4], celui qui va vite est un dominateur qui s’ignore ou, en tout cas, ignore les autres. Mais, de plus, M. Pump ne se contente pas d’aller plus vite qu’autrui, il ne cesse d’accélérer, c’est-à-dire de s’autodépasser. Par ce mythe postmoderne de l’accélération [5], la comparaison – qui est une autre forme d’accumulation quantitative– s’exerce non seulement à l’égard du prochain, mais à l’égard de soi-même, donc en se violentant soi-même. Enfin, cette tension indéfinie est une tentation infinie, par laquelle l’homme fait violence à Dieu.

Si le remède consiste d’abord à ralentir, il ne saurait en demeurer là sans sombrer dans la réaction. La solution réside dans la découverte de son rythme propre qui ne peut qu’être une synchronisation ou une harmonisation avec Dieu et avec notre prochain. Ce n’est pas un hasard si celui qui a posé le diagnostic le plus lucide – notre temps est celui de l’accélération – a aussi offert le traitement le plus ajusté – entrer en résonance [6].

Pascal Ide

[1] Publié en noir et blanc et par planche du 4 juillet 1937 au 12 février 1939 dans l’hebdomadaire français Cœurs vaillants, Le Stratonef H. 22 (premier titre) sera réédité en couleur dans l’hebdomadaire Tintin (Belgique) du 13 mai 1948 au 23 février 1950, avant d’être enfin réuni en un seul volume chez Casterman, en 1951.

[2] Hergé, Les aventures de Jo, Zette et Jocko. Le Stratonef H. 22. 1. Le Testament de M. Pump, Bruxelles et al., Casterman, 1951, nouv. éd., 1979, p. 1.

[3] Ibid., p. 4.

[4] Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot & Rivages poche et Petite Bibliothèque, 2000. Cf. aussi Carl Honoré, Éloge de la lenteur, trad. Sophie Artaud, Paris, Marabout, 2005 ; Jean-Claude Mougin Éloge de la lenteur suivi de Petite philosophie de la lenteur, Paray-le-Monial, Le Plongeur, 2008.

[5] Cf. Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2018.

[6] Cf. Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. Sacha Zilberfarb et Sarah Raquillet, coll. « Théorie critique », Paris, La Découverte, 2018.

1.6.2022
 

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