B) Topique historique
1) L’époque moderne. Le cogito exalté ou l’effacement de l’inné au profit de l’acquis
2) L’époque contemporaine. Le cogito humilié ou le retour des conditionnements
3) L’ambivalence actuelle
En fait, la question de l’inné et de l’acquis n’a été formulée que récemment. Il n’est pas certain qu’elle soit posée dans les bons termes et donc qu’elle soit soluble. En effet, ces termes sont très polysémiques.
La question est si brûlante qu’elle est surdéterminée politiquement : l’homme de droite valorise l’inné et l’homme de gauche l’acquis. De fait, Marx explique le naturel par le culturel, en l’occurrence le social et l’historique. Inversement, et cela est encore plus vrai chez les conservateurs, aux Etats-Unis, valorisent la part de l’inné.
À l’extrême, nous avons le communisme d’un côté et le fascisme de l’autre.
Les Américains ont élaboré une pensée du tout-génétique, alors que les continentaux, surtout les Français sont sensible à une pensée du tout-culturel, donc du tout-acquis.
Ces notions historiques et cuturelles seront étudiées dans le cours de philosophie à venir sur le site…
C) Fondements neurologiques
Considérons de manière survolée l’être et le devenir du cerveau.
1) La structure du cerveau
Le cerveau humain possède différentes caractéristiques propres.
a) L’immaturité initiale du cerveau
1’) Exposé neurologique
Nous naissons avec un cerveau très immature. Et cette immaturité cérébrale
« rend l’être humain extrêmement vulnérable aux environnements appauvris ». Mais elle « est une grande nécessité, puisque l’Homme, plus que tout autre mammifère, est doté de la capacité à raisonner, à imaginer, à créer ; il innove sans cesse. Si son petit voyait le jour avec une intelligence mature, comme c’est le cas pour les autres mammifères, il naîtrait terminé, avec une intelligence finalisée disposant de peu de plasticité, et il serait bien incapable d’absorber les bonds évolutifs des générations précédentes. Il naîtrait déterminé, sa vie serait bien paisible et sécure, mais totalement non évolutive. Or, en projetant le petit de cet inventeur-né qu’est l’Homme de façon prématurée dans le monde, la nature l’oblige à prendre en marche le train de l’Humanité et lui offre la possibilité, dans les premières années de sa vie, d’incarner sans effort, dans ses fibres neuronales encore immatures, la culture de ses parents. […] Cette naissance prématurée est donc un véritable coup de maître [2] ».
2’) Interprétation philosophique
L’immaturité est d’abord le synonyme de l’indétermination ; or, celle-ci permet la créativité.
3’) Applications pédagogiques
Une conséquence de cette grande vulnérabilité est l’attention à la nourriture offerte au cerveau. En particulier, une grande menace actuelle vient de la télévision, à cause notamment de l’absence d’interaction et de la passivité qu’elle induit [3].
b) La plasticité du cerveau
« Plasticité » est en train de subir le sort et la rançon du succès : plus un terme est utilisé, plus son signifié devient vague. Précisément, il recouvre trois activités coordonnées que nous décrirons plus bas : création, renforcement et élimination des connexions synaptiques.
c) L’importance de l’épigénétique
1’) Loi neurologique
Depuis une quinzaine d’années, les chercheurs sont sortis du dogme du tout-génétique qui a dominé la biologie pendant presque un demi-siècle, pour valoriser le deuxième pôle, l’environnement, aussi appelé épigénétique, en référence au premier pôle qu’est la génétique. Une belle histoire, qui peut aussi être prise comme une parabole, permet de comprendre l’importance de l’épigénétique à côté de la génétique. Les larves d’abeille sont toutes prédisposées génétiquement à devenir des ouvrières. Pourtant, nous le savons, l’une d’entre elles deviendra la reine. La différence ne tient donc pas à la génétique. Elle est due à l’environnement, précisément au régime : une larve devient reine lorsqu’elle est seulement nourrie de gelée royale.
Eh bien, il en est de même pour l’être humain. Nous naissons tous avec un certain nombre de prédispositions génétiques ; mais c’est l’épigénétique, la gelée royale, qui décidera si nous devenons roi (reine) ou ouvrier (ouvrière).
2’) Applications pédagogiques
Cette gelée royale s’appelle environnement stimulant, paisible, interactions aimantes, etc.
d) L’interconnexion du cerveau
1’) Loi neurologique
Contrairement aux autres organes, le cerveau ne cherche pas d’abord à faire (fabriquer des hormones comme les glandes, faire circuler le sang comme le cœur), mais à lier. En caricaturant à peine, l’encéphale en général, et l’encéphale humain en particulier, n’est pas substance ou opération, il est relation. Il cherche à connecter le plus possible d’éléments entre eux. De fait, on estime aujourd’hui à 300 000 milliards les connexions d’un cerveau adulte et 1 million de milliards celles d’un cerveau d’enfant. Selon une analogie parlante faite par Tiffany Shlain, aujourd’hui, le réseau Internet possède environ 100 000 milliards d’hyperliens (c’est-à-dire de liens entre deux pages web) [4]. Le cerveau d’un enfant, a fortiori d’un bébé, est donc dix fois plus interconnecté que la toile qui, pourtant, couvre presque toute la surface de la Terre !
Or, là encore, cette forte activité organique est corrélée à une réalité psychique, le besoin compulsif d’apprendre et la facile imprégnation : le petit enfant retient presque tout ce qu’il apprend.
2’) Applications pédagogiques
La conséquence pédagogique est là encore l’importance d’un environnement stimulant.
2) Les trois lois de croissance du cerveau
Si le cerveau est immature et indéterminé, il doit croître, se développer, mûrir. Cette croissance obéit à trois lois qui sont autant d’actes.
a) La loi de création
1’) Énoncé de la loi
Le cerveau crée en permanence des liaisons entre les neurones – notamment à l’origine –. Précisément, entre la naissance et l’âge de 5 ans, 700 à 1 000 nouvelles connexions se créent chaque… seconde [5] !
Or, à ce bouillonnement organique correspond aussi, au plan psychique, une soif inextinguible de savoir, une passion pour l’exploration.
2’) Interprétation philosophique
Le substantif « bouillonnement » traduit le latin ebullitio, lui-même emprunté à maître Eckhart (non sans lorgner du côté de saint Albert le Grand). Il cherche à traduire cet état très particulier de cet organe si particulier qu’est le cerveau : le foisonnement non directionnel, sa profusion permanente. Or, c’est l’application sommitale d’une loi constante (qui d’ailleurs traverse les différents ordres) selon laquelle la substance ébauche en permanence son opération, s’y prépare et, ce faisant, répète, en aval, la donation première qui, en amont, la fait être (en lui donnant d’être).
De plus, ce parallèle est très signifiant de l’union du corps et du psychisme, ainsi que de l’orientation de celui-là pour se mettre au service de celui-ci (Aristote disait déjà que l’âme est cause finale du corps).
3’) Applications pédagogiques
La conséquence pédagogique est immédiate. Dire à tout bout de champ à un petit enfant qui ne cesse de toucher, observer le monde, nous interpeler : « ne touche pas à ça », « tiens-toi tranquille », etc., c’est contrarier un mouvement naturel, voire freiner une dynamique éminemment constructive.
b) La loi de stabilisation ou renforcement
1’) Énoncé de la loi
On pourra s’étonner de ce que le cerveau d’enfant possède trois fois plus de connexions que le cerveau d’adulte. Le premier ne devrait-il pas alors être trois fois plus intelligent que le second ? Or, ce n’est pas le cas. La raison en est que le cerveau a besoin de connexions bien stabilisées.
La loi neurologique est alors la suivante : les connexions les plus souvent utilisées sont les plus stables, celles qui demeurent.
Or, là encore, il y a correspondance psychique : les expériences les plus régulièrement vécues et répétées s’incarnent dans des connexions plus souvent empruntées. Mais on peut et doit préciser : les coupes synaptiques opérées par le cerveau concernent non le contenu des expériences, mais leur fréquence. Les connexions les plus fréquentées demeurent, les autres disparaissent.
2’) Interprétation philosophique
Pour peu qu’elle continue à se vérifier, la loi de sélection par stabilisation présente un riche sens philosophique. En effet, l’organisme ne peut reconnaître que la fréquence des stimulus ; or, cette fréquence ne dit rien du contenu qui, de fait, peut être très varié. L’enfant peut autant passer trois heures par jour à regarder Dragon Ball-Z que jouer avec ses cousins qui sont ses aînés. La stimulation cérébrale est présente dans les deux cas, mais seule la seconde est structurante.
Cette incapacité à discerner – pour autant que les neurosciences le savent, et l’on sait combien nous en sommes au tout début – s’explique par la différence nature-esprit (cerveau-pensée), mais aussi par la causalité équivoque exercée par les médiations matérielles : à un même processus organique, comme une connexion neuronale, correspondent de multiples réalités psychiques.
De plus, le cerveau ne peut accéder qu’à une information, la fréquence, donc la quantité, point à un contenu qualitatif. Il en est de même d’ailleurs dans la sensation : les neurones sensoriels codent la fréquence des potentiels d’action. Or, la qualité est irréductible à la quantité.
c) La loi d’élagage
1’) Énoncé de la loi
Après la création et le renforcement des circuits, le troisième acte du cerveau est l’élagage, c’est-à-dire la destruction des connexions inutiles. Il sélectionne, trie les connexions qui, moins parcourues, dégénèrent.
Or, là encore, il y a correspondance psychique : les expériences les moins vécues ne donnent lieu à aucun habitus.
2’) Interprétation philosophique
Nous avons observé qu’un certain nombre de processus psychiques (mentaux) étaient similaires à des processus physiques (neuronaux). Faut-il en conclure à une sorte d’analogie de proportionnalité ? L’on sait combien cette théorie, élaborée au point de départ pour sauver le spiritualisme, devient dualiste et conduit, par réaction, au matérialisme. Au nom du principe d’économie : si les mécanismes se superposent exactement, un seul suffit.
Pascal Ide
[1] Avshalom Caspi et al., Science, 297 (2002), p. 851.
[2] Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’éducation, p. 37-38.
[3] Cf. Michel Desmurget. TV lobotomie. La vérité scientifique sur les effets de la télévision, coll. « L’inconnu », Paris, Max Milo, 2011. Cf. la synthèse que j’en propose.
[4] Tiffany Shlain, « Brain power. From neurons to networks », TED Conferences, LLC, 2012. Site consulté le 2 mars 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=zLp-edwiGUU.
[5] Cf. Center of the Developing Child, « Five numbers to remember about early childhood development (Brief) », 2009, http://developingchild.harvard.edu/resources/five-numbers-to-remember-about-early-childhood-development/ Site consulté le 18 mars 2017.