L’anthropologie intégrale de Gaston Fessard – Évaluation

H) Évaluation critique

L’entreprise fessardienne d’ « universaliser la méthode ignatienne » semble des plus heureuses et des plus fécondes.

1) Critiques en optique thomasienne insuffisantes [1]

On a soupçonné Fessard d’accointance avec le marxisme ou de relecture hégélienne de la foi catholique, de saint Ignace notamment. Certes, il connaît parfaitement la pensée de Marx ; certes, il est membre éminent de l’International Hegel Gesellschaft et de l’International Hegel Vereinigung. Il demeure que Fessard a souvent répété : « nous n’interprétons pas Ignace en fonction de Hegel, mais plutôt l’inverse [2] ». Plus encore, lors d’un débat public à Rome en 1963, Fessard pouvait dire à Stanislas Breton : « J’espère que vous ne m’accuserez pas d’être hégélien. Je suis tout à fait antihégélien [3] ».

Nous avons montré en passant combien Fessard a su se positionner à distance de Hegel.

Seulement, je m’interrogerai plus bas non sur la pertinence de ses critiques mais sur leur limite : il refuse justement que la religion soit l’avant dernier stade du Savoir absolu ; mais la dialectique elle-même n’est-elle pas susceptible de critique ?

Voici une critique mal venue de Cottier : « l’usage du terme de dialectique n’est pas sans prêter à équivoque. Car le P. F. nous propose une série de schémas. De tels schémas sont arrachés du contexte de la métaphysique dialectique qui a pu suggérer au départ ; ils sont par ailleurs essentiellement imaginatifs, car ici une pensée qui demeure au plan des images se combine avec un intrépide esprit de système [4] ». C’est oublie que Fessard a constamment défendu le rôle du symbole qui puise ses racines dans l’imagination contre la prolifération du concept, du signe abstrait, notamment chez Hegel. Il est vrai que Fessard développera ces notions surtout dans le tome 3 de la Dialectique.

2) Relecture thomasienne

a) La liberté

Il serait ici intéressant de faire appel à la conception de la liberté chez d’autres hégéliens catholiques, notamment Bruaire, Chapelle et Léonard.

Ce qui fait à chaque fois défaut est un sens aigu de la finalité comme déterminante. Je rajouterai aussi volontiers le sens d’une origine extérieure à la liberté, de cette hétéronomie donatrice.

b) Le temps

De même, en distinguant temps naturel et temps humain, il n’est pas si éloigné d’Aristote qu’il croit. Celui-ci avait bien vu la nécessité d’une activité unifiante de l’âme pour nombrer le temps. Seulement, Hegel, Fessard vont beaucoup plus loin dans l’analyse des composantes du temps, etc.

c) Le langage

Il pourrait être intéressant de montrer à chaque fois le déplacement qu’opère Fessard de la perspective classique, thomiste à la perspective moderne, actuelle qui est la sienne. Il le fait par exemple en étudiant le signe chez Marie Heurtin [5]. Mais on regrettera qu’il ne le fasse pas plus souvent.

1’) Une importance nouvelle accordée au langage

Ortigues a cette formule qui résume parfaitement l’intuition de Fessard : « Non seulement le langage confère à notre existence la structure formelle de l’historicité, mais réciproquement l’historicité est la forme suivant laquelle notre existence devient pour soi dicible ». Voilà pourquoi « l’analyse formelle du langage doit nous introduire à une analyse existentielle de l’historicité [6] ».

L’approche classique du langage se fonde sur la notion plus universelle de signe. Fessard ne nie pas la pertinence de cette approche. En effet, il retient la définition classique du signe comme ce qui, étant connu, fait connaître autre chose que lui-même à une puissance de connaissance. Mais, il lui reproche seulement d’être insuffisante. En un mot, elle n’intègre pas la dimension historique.

L’oubli de la dimension historique entraîne une mécompréhension de l’essence du langage dont le lien est beaucoup plus intime qu’une approche intemporelle, anhistorique le laisse entendre et le comprend. En effet, le petit d’homme naît à son être humain par le langage. Plus encore, au point de départ, l’univers n’est pas différencié mais indifférencié. Et le signe joue le rôle d’un différenciateur.

Ici, je crois qu’on touche non pas à l’incommunicabilité des champs de référence, des frameworks, mais à la pluralité des perspectives. La grande question est donc de disposer d’une herméneutique précise des points de vue pour mieux les articuler et en évaluer leur pertinence.

Par exemple, l’indifférenciation première est, en aristotélisme qui part du temps naturel, une donnée noétique ; elle est ontologique pour un hégélien qui part de l’esprit, du temps historique.

À noter enfin que l’extrême attention que Fessard apportait à la parole de l’autre, à chaque mot noté, l’exégèse presque pointilleuse qu’il pratiquait des textes (et la correspondance avec Lévi-Strauss montre que lui-même est touché de cette attention mais demeure aussi étonné que Fessard accorde parfois une telle importance à ce qui pour lui n’était qu’hypothèse [7]), et même de textes secondaires, montre que l’auteur appliquait en sa vie ce qu’il professait en théorie : si le verbe exprime, incarne la pensée et la liberté, l’attention à la personne est l’attention à son verbe, et vice versa. Cette admirable leçon de vie éclaire rétrospectivement la doctrine.

2’) Réinterprétation de la vision du langage, précisément de la structure verbale en relation avec le temps

Cette vision du temps est passionnante. Traduisons les trois modes dans le langage de l’école : le « totalement virtuel » est la pure puissance ; le « relativement virtuel » est l’acte partiel et l’objectivé est l’acte accompli, achevé. Or, on se souvient que le mouvement, le fieri, se définit, pour Aristote, comme un acte partiel, inachevé [8].

Cette correspondance nous montre trois choses. D’abord il existe une homologie entre la structure linguistique et celle non seulement de la pensée mais du réel. Constater la similitude ne suffit pas au philosophe ; il désire l’expliquer. L’explication ne saurait faire de doute pour un réaliste : c’est que le langage est signe du concept qui est lui-même expressif du réel.

Ensuite, la structure fondamentale manifestée par le langage n’est pas seulement ni d’abord la distinction chronologique passé-présent-futur, mais la distinction ontologique autrement plus décisive de l’acte et de la puissance, le couple métaphysique qui structure toute la métaphysique aristotélicienne et thomasienne.

Enfin, cette analyse confirme d’ailleurs l’intuition selon laquelle le temps a remplacé chez le moderne ce que les Grecs appelaient le devenir ou le mouvement.

3’) Le symbole

L’importance indépassable du symbole tient à deux réalités. La première que Thomas a vu de manière trop implicite (lorsqu’il fait, avec Aristote, de la langue, le signe de notre sociabilité) qui est la dimension pragmatique ou sociale. La seconde qu’il a, en revanche, élaboré avec précision : l’enracinement dans la nature. Thomas a montré avec force et Rahner a retenu la leçon, il n’y a pas d’accès pur au concept sans conversio ad fantasmata [9]. C’est notre condition incarnée qui l’impose : le concept s’accompagne toujours chez nous d’une image. À moins que nous ne péchions par angélisme, selon le joli mot de Maritain dans Trois réformateurs. Ce qui apparenterait d’un coup Hegel à Descartes. Est-si étonnant ?

Pour le dire autrement, le symbole rappelle donc la primauté du réel comme source du sens que je ne construis pas. Plus proche de la réalité, il est le remède à l’idéalisme reconstructeur du réel, le lieu d’un universel en partie prélangagier qu’il appartient au langage de mettre en signes, donc d’accueillir et non pas d’inventer de part en part. Au fond, en revalorisant le symbole, Fessard trouve la solution à l’opposition saussurienne signifiant-signifié qui a trop négligé leur rapport à « la chose désignée [10] ». Il retrouve donc le triangle parménidien.

De plus, je crois que Fessard retrouve dans la distinction signe-symbole ou plutôt symbole symbolisé et symbolisant en partie la différence univoque-analogue. En effet, je le disais plus haut, la polysémie du terme analogue est la trace de l’histoire sédimentée en lui ; or, l’histoire est propre à l’être d’esprit, à la liberté.

3) Proposition d’autres interprétations des trois dialectiques

D’une première manière, il est possible de réinterpréter ces dialectiques en termes de blessure. En effet, les trois dialectiques parlent des trois états, conditions existentielles de la nature humaine : innocent (seconde dialectique homme-femme), blessé (première dialectique maître-esclave) et racheté (troisième dialectique juif-païen). C’est ce que Fessard semble dire dans le passage de Chrétiens marxites et Théologie de la libération cité ci-dessus [11]. Et que la première décrive notre état blessé montre bien l’importance de l’influence protestante ou du point de vue existentiel, historique chez Fessard.

Mais la première dialectique ne peut-elle s’interpréter en termes plus positifs ? C’est ce dont rend compte l’autre interprétation. Ne peut-on relire ces dialectiques en termes de don ? En effet, la première dialectique me parle du don reçu ; la seconde me parle du don vraiment offert.

4) Quelques questions

Après ces différentes approches herméneutiques d’un autre univers de pensée, il demeure quelques interrogations.

a) Une autre herméneutique

On remarquera aussi que pour Hegel-Fessard, les distinctions essentielles sont celles de l’en soi et du pour soi, du naturel et de l’historique, de la présence et de l’absence, donc de l’immédiateté et de la médiation. Or, telles ne sont pas les catégories de la philosophie classique. Nous sommes bien dans deux registres métaphysiques hétérogènes. Même si les mots employés sont les mêmes. Voici deux exemples empruntés à la théorie fessardienne de la constitution du signe [12]. D’abord, côté sujet connaissant : pour Fessard, il y a bien distinction sens-image-concept, mais l’image est devenue médiatrice entre la conscience organique et l’esprit. Ensuite, côté objet : Fessard reprend la distinction matière-forme, mais en un sens bien différent de l’hylémorphisme classique. Lorsque la Sœur prend une première fois le couteau, l’intentionnalité de Marie est tendue vers le couteau en tant qu’objet d’une satisfaction immédiate : pour Fessard, l’objet sensible s’identifie ici à la matière. En revanche, lorsque la Sœur, en un second temps invite Marie à reproduire le mouvement des deux mains qui coupent, l’intentionnalité du mouvement ne regarde plus la matière du couteau mais, toujours selon Fessard, sa forme. Dès lors, la forme s’identifie au schème moteur, à la possibilité d’une action, elle est la similitude d’une opération et prépare le signe. Par conséquent, la différence matière-forme est ici proche de la distinction sensible-intelligible, matière-esprit. Cette absorption de la forme substantielle dans l’esprit ou dans la matière (c’est selon) est typique du mécanisme dont l’idéalisme a hérité.

b) Le rôle de la médiation en général

Ce besoin d’une réconciliation, d’une médiation – par exemple le temps opératif ou logique entre la nature et l’histoire – fait toute la différence entre le syllogisme hégélien et le raisonnement thomasien.

Le besoin de médiation n’est pas sans effet dissoluteur des substances. Celles-ci tendent à devenir des relations. Mais c’est peut-être d’abord parce que la substance s’est réduite à une relation que la médiation a pris une telle importance. Prenons l’exemple de la relation âme-corps. L’homme, dit Fessard, « est indissolublement esprit et corps, ou, pour employer d’autres termes plus modernes, pouvoir de transcendance et nécessité d’incarnation ». On va voir qu’il se joue ici plus qu’un essai de traduction lexical. Fessar définit ces nouveaux mots : « Pouvoir de transcendance, c’est-à-dire liberté de dépasser n’importe quelle valeur objective ou sociale pour se donner un idéal, un dieu, fin de son action et de sa vie. Nécessité d’incarnation, c’est-à-dire exigence de déterminer cette fin dans un objet de la nature qui devienne, pour les divers individus et leurs actes multiples, un foyer de convergence ». On le voit : les deux notions sont entre elles comme l’universel et le singulier ; or, ces deux notions sont des relations.

Or, cette dissolution relationnelle appelle une médiation. Lisons la suite du texte. « Or, il n’est au pouvoir de personne d’émiliner complètement et défintivement ni l’une ni l’autre de ces deux composantes de la nature humaine. […] le Christianisme a prétendu assurer entre elles un équilibre dynamique en proposant à l’homme comme modèle l’image et l’exemple d’un Dieu-Homme [13] ».

Il y a peut-être une autre raison. L’univers hégélien est-il à ce point blessé qu’il ait toujours besoin d’une réconciliation ? Il est vrai que le spectacle de l’histoire nous montre des conflits, des dialectiques ou des contradictions (au sens non hégélien) où les termes extrêmes et unilatéraux s’accaparent la totalité ; il est donc vrai que la réalité blessée appelle le médiateur. Or, le regard de Thomas part d’une réalité déjà réconciliée : non pas d’abord parce qu’il est anhistorique ou essentialiste, mais parce qu’il se porte sur la bonté inentamée de la nature, du donné, sur l’existence réelle mais en sa perfection d’actus essendi, non dans son entremêlement avec le processus de néantisation qui transit le monde. Y aurait-il un restant de protestantisme dans la pensée fessardienne abouchée à des sources aussi protestantes que Hegel et Kierkegaard ? Ou est-ce simplement une différence légitime de perspective ?

Pour Fessard, mais déjà pour Hegel, toute évolution se fait par rupture : le devenir s’opère par arrachement. Mais, d’autre part, la distinction n’est pas le terme final : en cela, Hegel est un parménidien. Or, le retour à l’unité de ce qui s’est constitué par arrachement ne peut être qu’une réconciliation. Voilà pourquoi ce recueillement nécessite un médiateur. En regard, pour Thomas, comme pour Aristote, le processus n’a pas cette violence, cette inquiétude. L’identité ne se conquiert pas par arrachement mais par développement, déploiement, fructification de ce qui était initialement en germe ; en termes techniques : passage de la puissance à l’acte. Cela ne signifie pas que nos philosophes ignorent l’obstacle, la rupture ; mais ceux-ci sont par accident. Allons plus loin. Brisure appelle une distinction de réalités déjà en acte, constituées. Ou du moins processus dialectique de constitution par négation-sursomption. Cela n’est pas sans rappeler la critique adressée par de Muralt à la confusion moderne entre distinction et séparation.

Reprenons l’exemple d’un des processus de constitution du signe. Pour l’hégélien Fessard, Marie vit dans un monde où, au point de départ, Nature et Histoire (ou Liberté) sont simultanés, confondus : « Au monde des objets naturels appartient le couteau comme chose source de jouissance et d’utilité pour l’organisme de Marie [qui est proprement de l’ordre du naturel] et aussi le lien affectif qui unit immédiatement l’élève et sa maîtresse [qui est proprement de l’ordre de l’historique] ». Voilà pour l’unité vitale, naturelle, immédiate, d’ailleurs inconsciente. Or, « pour qu’apparaisse cette conscience de soi, il faut que soit brisée cette unité vitale [14] ».

c) La méthode dialectique

Fessard ne peut s’empêcher de concevoir la réalité de manière dialectique. L’univers n’est pas réconcilié ; il existe une « inéluctable opposition » non pas d’abord entre le monde et Dieu, mais « du monde et de l’esprit [15] ». Ainsi sa manière d’envisager la relation entre sensibilité et Dieu dans le texte sus-cité sur Maine de Biran. Dans un bel ouvrage méditatif, Le sensible et Dieu, Joseph de Finance envisagera tout différemment, plus sereinement, cette question.

Il demeure que l’on peut toujours interpréter la position fessardienne de manière augustinienne à cause de son sens très aigu de l’impact vulnérant du péché originel.

Prenons un autre exemple. La relecture que propose Fessard de l’apprentissage de la langue a pour insigne mérite de répondre à la réduction matérialiste présente dans le structuralisme de Lévi-Strauss. Celui-ci distingue ordres vécus et ordres conçus. Or, cette distinction se fonde sur la distinction marxiste de l’infrastructure et de la superstructure. Mais cette distinction cherche à faire émerger le supérieur de l’inférieur. Or, c’est en s’appuyant sur une analyse strictement scientifique de cette genèse que Fessard inverse la proposition de Lévi-Strauss et montre que c’est l’action de la superstructure qui est la doncition de possibilité et d’actualité de l’infrastructure. Au fond, Fessard retrouve implicitement la distinction classique de la cause finale et de la cause matérielle : c’est parce que l’esprit, la raison et la liberté sont là, en germe et en puissance, que le processus de genèse du langage peut avoir lieu. Autre conséquence : la famille, loin d’être un lieu d’aliénation est la présence réelle et effective de la superstructure surnaturelle en jeu dans les infrastructures.

En revanche, la conception fessardienne de la constitution du langage se fonde sur une vision de la nature qui hérite beaucoup plus de Hegel que d’Aristote : dialectique, il voit plus la résistance que la réceptivité, la soumission que la préparation, le négatif que l’inclination. Nous touchons ici le fond du débat : la contradiction a évacué la potentialité.

d) Le primat de la relation

La méthode dialectique tend constamment à suspecter l’approche substantielle et non pas la diluer dans la relation, mais à la rendre seconde. En voici deux illustrations : « Je me définis habituellement comme âme et corps, esprit et matière, mais il serait peut-être plus profond de m’apercevoir essentiellement comme fils et frère, et plus facile aussi de comprendre comment je dois, au moyen de ces relations et à ce double titre, devenir personne, c’est-à-dire conquérir par la chair et par l’esprit mon unité avec tous [16] ». Dans un passage du Mystère de la société, Fessard va jusqu’à renverser la perspective classique pour traiter l’approche substantielle d’être de « surface » !

 

« Certes, pour qui les considère du dehors comme des individualités posées en soi une fois pour toutes, l’amour qui porte l’un vers l’autre le jeune homme et la jeune fille est un accident qui crée une relation superficielle entre deux êtres déjà totalement définis par ailleurs. Que cette union détermine ou non l’apparition d’un nouvel être, voilà qui change encore moins l’être substantiel de ces deux parents. Seulement, cette perspective qui nous maintient toujours à la surface des êtres, ne rend compte en aucune manière des liens qui se créent entre eux et dont nous constatons cependant qu’ils forment la trame la plus solide de la réalité humaine [17] ».

 

Fessard affirme même que « l’individualité de l’homme et de la femme, envisage isolément et en dehors de l’amour qui les constitue en relation réciproque, n’était pour ainsi dire que virtuelle [18] ». Tant, pour lui, l’histoire est ontologique, constitutive de l’être.

e) La conception du langage

Il me semble de plus que Fessard valorise trop le pôle pragmatique, la finalité sociologique du langage. Révélatrice est la définition de l’intelligence relevée ci-dessus : « L’intelligence, c’est précisément cette faculté de s’accorder finalement avec autrui par le langage [19] ». Un disciple de saint Thomas aurait remplacer « autrui » par « être ». Y a-t-il là une trace de ce renversement des finalités spéculative et pratique typique de l’idéalisme allemand depuis Kant ? En tout cas, Fessard ne souligne pas cette ouverture gratuite à la réalité, caractéristique de l’esprit et ne le nomme pas en terme d’être. Il est d’ailleurs révélateur que la Dialectique identifie constamment l’Etre et le Non-être à l’état de la liberté de l’homme unie à Dieu ou séparée de Lui par le péché : l’être se réduit doublement et à l’homme et à sa liberté en acte. Là encore, il ne s’agit pas tant de critiquer que de préciser la perspective adoptée par l’auteur qui le conduit à valoriser une perspective que Thomas avait plus négligé et vice versa.

Il y a là une différence de perspective. Là où le disciple de Thomas a tort, c’est de ne pas percevoir à quel point sa perspective est partielle ; là où le disciple de Fessard a tort, c’est de croire qu’il se contente de compléter, « préciser la théorie classique [20] » ; il en change aussi le chiffre.

I) Conclusion

Au fond, liberté, temporalité, société, langage ont la même structure dialectique qui unit dans la distinction, médiatise une quadripartition horizontale et une tripartition verticale par un centre organisateur. Fessard s’émerveille de cette identité structurelle. Mais si cette constatation étonne le scientifique structuraliste, elle s’explique aux yeux du philosophe et plus encore du théologien qui sait que « le même Logos préside à la construction des langues en systèmes rationnels et à l’intelligibilité de l’Histoire [21] », sans oublier le déploiement de la liberté et du mystère de la société.

Par ailleurs, il ressort, me semble-t-il, de nos analyses et de notre évaluation critique qu’il est urgent de favoriser un dialogue entre la pensée fessardienne et cette autre grande pensée catholique qu’est le thomisme. Mais pour cela, on a besoin d’un instrument : il faut constituer une herméneutique non pas générale mais philosophique, ce qu’avait tenté parfois Jacques Maritain, d’une manière juste en son principe, mais un peu étroite en son application.

J) Bibliographie

1) Bibliographie sur la bibliographie

Une bibliographie presque exhaustive présentée par ordre chronologique figure dans Gaston Fessard, Hegel, le christianisme et l’histoire, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1989, p. 300-317.

L’on trouve une présentation biographique dans Gaston Fessard, Église de France, prends garde de perdre la foi !, Paris, 1979, p. 285-298.

2) Bibliographie primaire. Principales œuvres de Fessard par ordre chronologique

– Gaston Fessard, Pax nostra. Examen de conscience international, Paris, Grasset, 1936. Cité PN.

– Gaston Fessard, Le dialogue catholique-communiste est-il possible ?, Paris, Grasset, 1937.

– Gaston Fessard, Théâtre et Mystère. Introduction à La Soif de Gabriel Marcel, Paris, DDB, 1837.

– Gaston Fessard, La méthode de réflexion chez Maine de Biran, Paris, Bloud & Gay, 1938.

– Gaston Fessard, Epreuve de force. Réflexions sur la crise internationale, Paris, Bloud & Gay, 1939.

– Gaston Fessard, France, prends garde de perdre ton âme !, Paris, 1er Cahier clandestin de Témoignage chrétien, novembre 1941.

– Gaston Fessard, Autorité et bien commun, Paris, Aubier, 1944, 2ème éd. augmentée d’une Postface, coll. R.E.S., 1969.

– Gaston Fessard, France, prends bien garde de perdre ta liberté !, Paris, éd. du Témoignage chrétien, 1945, éd. augmentée, 1946.

– Gaston Fessard, Le communisme va-t-il dans le sens de l’histoire ?, suivi d’une Lettre d’Emmanuel Mounier et de Remarques sur cette lettre, Paris, Psyché, 1948.

– Gaston Fessard, Paix ou Guerre ? Notre Paix, Monde Nouveau, 1951.

– Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Tome I. Liberté, Temps, Grâce, coll. « Théologie » n° 35, Paris, Aubier, 1966. Tome II. Fondement, Péché, Orthodoxie, coll. « Théologie » n° 66, Paris, Aubier, 1966. Tome III. Symbolisme et historicité, Paris, Lethielleux et Bruxelles, Culture et vérité, 1984. Cité D I, D II, D III.

– Gaston Fessard, Libre méditation sur un Message de Pie XII (Noël 1956), Paris, Plon, 1957.

– Gaston Fessard, De l’actualité historique. I. À la recherche d’une méthode. II. Progressisme chrétien et apostolat ouvrier, coll. « Recherches de philosophie » n° 5-6, Paris, DDB, 1960. Cités respectivement AH I et II.

– Gaston Fessard, La Théologie de la libération, Paris, Kyrios, 1973.

– Gaston Fessard, Chrétiens marxites et Théologie de la libération. Itinéraire du P. J. Girardi, Paris, Lethielleux et Bruxelles, Culture et vérité, 1978.

– Gaston Fessard, Église de France, prends garde de perdre la Foi !, Paris, Julliard, 1979.

– Gaston Fessard, La philosophie historique de Raymond Aron, Paris, Julliard, 1980.

– Gaston Fessard, Hegel, le christianisme et l’histoire, coll. « Théologiques », Paris, p.u.f., 1989.

– Gaston Fessard, Le Mystère de la Société. Recherches sur le sens de l’histoire, texte établi par Michel Sales, avec la collaboration de Txomin Castillo, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997. Cité MS.

À quoi on peut ajouter quelques volumes de correspondance : avec Gabriel Marcel (1934-1971), Paris, Beauchesne, 1985, et avec Teilhard de Chardin, Bulletin de Littérature Ecclésiastique, Toulouse, n° 90, 1989, p. 353-430. Un échange avec Claude Lévi-Strauss est édité à la fin de D III, p. 492-513.

3) Sélection des principales œuvres de Fessard par ordre thématique

Classons les œuvres, les ouvrages principaux de Fessard en fonction de leur genre littéraire :

a) Œuvres spéculatives

5 ouvrages en 8 tomes résument l’essentiel de la pensée spéculative de Fessard. Michel Sales estime que les trois écrits les plus importants sont PN, D et MS.

– Gaston Fessard, Pax nostra. Examen de conscience international, Paris, Grasset, 1936.

– Gaston Fessard, Autorité et bien commun, Paris, Aubier, 1944, 2ème éd. augmentée d’une Postface, coll. R.E.S., 1969.

– Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Tome I. Liberté, Temps, Grâce, coll. « Théologie » n° 35, Paris, Aubier, 1966. Tome II. Fondement, Péché, Orthodoxie, coll. « Théologie » n° , Paris, Aubier, 1966. Tome III. Symbolisme et historicité, Paris, Lethielleux et Bruxelles, Culture et vérité, 1984.

– Gaston Fessard, De l’actualité historique. I. À la recherche d’une méthode. II. Progressisme chrétien et apostolat ouvrier, coll. « Recherches de philosophie » n° 5-6, Paris, DDB, 1960.

– Gaston Fessard, Mystère de la Société. Recherches sur le sens de l’histoire, texte établi par Michel Sales, avec la collaboration de Txomin Castillo, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997.

b) Œuvres de circonstance

Celles-ci sont une application conjoncturelle à une situation. Cela vaut principalement pour les trois ouvrages écrits sur la France et dont la similitude de titre est bien entendu intentionnelle :

– Gaston Fessard, France, prends garde de perdre ton âme !, Paris, 1er Cahier clandestin de Témoignage chrétien, novembre 1941.

– Gaston Fessard, France, prends bien garde de perdre ta liberté !, Paris, éd. du Témoignage chrétien, 1945, éd. augmentée, 1946.

– Gaston Fessard, Église de France, prends garde de perdre la Foi !, Paris, Julliard, 1979.

4) Bibliographie secondaire

– Claude Bruaire, La dialectique, coll. « Que sais-je ? » n° 363, Paris, P.U.F., 1985, p. 109-122.

– Nguyen Hong Giao, Le Verbe dans l’histoire. La philosophie de l’historicité du P. Gaston Fessard, préface de Jean Ladrière, coll. « Bibliothèque des Archives de Philosophie » n° 17, Paris, Beauchesne, 1974.

– Michel Sales, « Fessard Gaston (1897-1978) », Paul Poupard (éd.), Dictionnaire des religions, Paris, P.U.F., 1993, p. 674-679.

– Michel Sales, « Gaston Fessard (1897-1978), Genèse d’une pensée », Gaston Fessard, Mystère de la Société, p. 5-133. Cette mise en perspective d’ensemble est sans doute la meilleure introduction à la pensée fessardienne.

Pascal Ide

[1] Cf. par exemple Charles Journet, «  De l’actualité historique du R. P. Gaston Fessard », Nova et Vetera, 25 (1960), p. 218-239 ; Georges Marie-Martin Cottier, « Hegel, la théologie et l’histoire », Revue thomiste, 61 (1961), p. 88-108.

[2] D III, p. 33.

[3] « Le fondement de l’herméneutique selon la xiiie règle d’orthodoxie des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola », in Archivio di Filosofia, n° 1-2, Rome, 1963, p. 221-222.

[4] Art. cité, p. 101.

[5] MS, p. 527-528.

[6] Edmond Ortigues, Le Discours et le Symbole, p. 92-93.

[7] Cf. D III, p. 492-513.

[8] Physiques, III, ch. 1.

[9] Somme de théologie, Ia, q. 84, a. 7.

[10] D III, p. 79.

[11] Chrétiens marxites et Théologie de la libération (ou MS), p. 307-308.

[12] Cf. MS, p. 536 et 537.

[13] France, prends bien garde de perdre ta liberté !, Paris, éd. du Témoignage chrétien, 21946, p. 110-111. Cf. AH I, p. 107-108.

[14] MS, p. 533. C’est moi qui souligne.

[15] La méthode de réflexion chez Maine de Biran, p. 143. Et on pourrait citer tout le passage qui va dans ce sens et insiste sur l’importance du sacrifice. « Abnégation continuelle, mortification perpétuelle, tel est strictement l’acte moral qui doit, pour le sujet, réaliser l’Etre, jusqu’à ce que, définitivement et totalement nié, le monde, comme un voile dont on vient de couper le dernier fil, tombe et qu’apparaisse enfin le véritable Objet de notre intelligence notre âme et Dieu en elle, ou perdu, ou gagné. Lutte combien âpre et disproportionnée pour une volonté aussi profondément enlisée dans la chair que la nôtre ! Avant même que nous ayons pris conscience du choix à faire, il semble, tellement l’appât du sensible est vif que, subrepticement, l’être que nous devons librement donner, le monde l’ait déjà pris, si bien qu’il faille, avant que d’en user, d’abord reconquérir une liberté perdue sans qu’elle nous ait jamais servi. » (Ibid., p. 144)

[16] PN, p. 46.

[17] MS, p. 248

[18] MS, p. 249

[19] D III, p. 549.

[20] MS, p. 535.

[21] D III, p. 62.

25.7.2020
 

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