Pour John Henry Newman, l’Occident chrétien a connu trois maîtres dans les trois disciplines fondamentales éducatrices de l’homme : saint Benoît de Nursie (480-547), saint Dominique de Guzmán (1170-1221) et saint Ignace de Loyola (1491-1556). Tous trois ont été fondateurs d’une congrégation qui porte encore aujourd’hui un fruit abondant : les bénédictins, les dominicains et les jésuites.
Pour le montrer, le bienheureux britannique fait appel à un principe de distinction très universel:
« Comme l’univers physique est soutenu et se maintient grâce à certains centres de force et à l’action de certaines lois, on voit de même que le cours du monde social et politique et celui de ce grand organisme religieux nommé l’Église catholique dépendent en majeure partie de la présence et de l’action déterminée de personnes, de lieux, d’événements et d’institutions, comme de la cause visible du tout. Il n’y a eu qu’une Judée, une Grèce, une Rome ; un seul Homère, un Cicéron ; un César, un Constantin, un Charlemagne. Et de même, en ce qui concerne la Révélation, il y a eu un seul saint Jean le Théologien, un Docteur des Gentils. Le dogme suit la ligne d’Athanase, d’Augustin, de Thomas [1] ».
De ce principe, il offre d’abord une application générale à l’éducation :
« l’éducation suit les mêmes lois. Elle a son histoire dans le Christianisme, et ses docteurs ou maîtres dans cette histoire. Elle a compté trois périodes, ancienne, médiévale et moderne, et dans ces périodes, respectivement, trois ordres religieux se succèdent sur sa scène publique et représentent l’enseignement donné par l’Église catholique pendant la durée de leur influence ».
Précisément,
« la première période est cette longue suite de siècles pendant laquelle la société croulait ou avait croulé, et puis tentait lentement sa propre reconstruction. On peut appeler la seconde, période de la reconstruction. La troisième date de la Réforme, au moment où commença ce mouvement d’esprit particulier dont on attend encore l’issue [2] ».
Puis, le converti applique ce principe aux trois figures de Saints :
« Saint Benoît devait former l’esprit ancien, saint Dominique l’esprit médiéval et saint Ignace l’esprit moderne. En parlant ainsi, je ne manque de respect en rien aux Augustins, aux Carmes, aux Franciscains et autres grandes familles religieuses que l’on pourrait nommer, ou aux saints patriarches qui les ont fondées, parce que je ne passe pas en revue l’histoire entière du christianisme, mais j’en choisis un aspect particulier [3] ».
Après avoir énoncé son hypothèse, Newman l’expose de manière plus détaillée.
Tout d’abord, Newman attribue à saint Benoît « la poésie », « à saint Dominique, la science » et « à saint Ignace, le sens pratique ». Or,
« ces caractéristiques, qui appartiennent respectivement aux écoles de ces trois grands Maîtres, naissent des circonstances dans lesquelles chacune d’elles entreprit son œuvre. Benoît, chargé de sa mission presque enfant, infusa dans la sienne l’esprit chevaleresque et la simplicité de la jeunesse. Dominique, homme de quarante-cinq ans, diplômé en théologie, prêtre et chanoine, apporta avec lui dans la vie religieuse la maturité et la perfection de connaissance qu’il avait acquises dans les Ecoles. Ignace, homme du monde avant sa conversion, transmit en héritage à ses disciples cette connaissance de l’homme que l’on peut apprendre dans le cloître. Et ainsi, ces trois ordres divers furent, pour ainsi dire, la naissance de la poésie, de la science et du sens pratique [4] ».
Une autre confirmation est donnée par les caractéristiques propres à chaque âge d’un individu. Or, ce qui vaut pour une personne vaut pour l’histoire de « la grande famille humaine ». Là encore, la phylogenèse est récapitulée par l’ontogenèse de l’esprit. Or,
« le jeune homme fait son entrée dans la vie avec «espoir en proue et imagination à la barre». […] Puis, quant à la longue, il cherche autour de lui un point d’appui plus sûr que celui que l’imagination lui donne, il peut recourir à la raison, ou il peut recourir aux faits ». Après cette « période métaphysique », mais en un tout autre sens que celui d’Auguste Comte, « sa troisième période commence quand il a fait l’expérience complète de la vie, quand il a découvert que ses théories s’effondrent sous le poids des faits et que l’expérience dénature ses calculs les plus prometteurs. Alors, le vieillard se rend compte, à la longue, que ce qu’il peut goûter, toucher, manier est digne de foi, et rien d’autre. Il parcourt ainsi les trois périodes d’imagination, de raison et de bon sens [5] ».
Or, cette périodicité « paraît s’accorder avec ce que j’ai dit des trois grands patriarches de l’enseignement chrétien ». Nous assistons en effet à « un progrès de la poésie passant par la science, jusqu’au sens pratique ou prudence ». Mais, en plus « ce que l’Église catholique a possédé une fois, elle ne l’a jamais perdu. […] Elle n’a pas perdu Benoît en trouvant Dominique, et garde encore en elle Benoît et Dominique, bien qu’elle soit devenue la mère d’Ignace [6] ».
Enfin, Newman le montre en détail pour chacune des figures. En fait, il parle du fondateur des jésuites, dont il est évident, au jugement universel, que « la palme de la prudence religieuse, au sens aristotélicien de ce terme compréhensif, appartient à l’école de vie religieuse dont saint Ignace est le fondateur [7] ». Le développement sur l’ordre dominicain n’a pu être écrit [8], et le reste de l’ouvrage traite de saint Benoît. [9]
Résumons en un tableau synoptique les principes de distinction mis en œuvre par Newman :
Saints fondateurs | Discipline | Faculté | Âge de la vie humaine | Période de l’histoire de l’Église |
Saint Benoît de Nursie | Poésie | Imagination | Enfance | Période ancienne |
Saint Dominique de Guzmán | Science | Intelligence | Âge adulte | Période médiévale |
Saint Ignace de Loyola | Action | Volonté | Vieillesse | Période moderne |
Pascal Ide
[1] John Henry Newman, Les bénédictins. La mission de saint Benoît. Les Ecoles bénédictines, trad. Andrée Billioque, préface de Jean Guitton, Paris, S.O.S., 1980, p. 3.
[2] Ibid., p. 4.
[3] Ibid., p. 4 et 5.
[4] Ibid., p. 5.
[5] Ibid., p. 6 et 7.
[6] Ibid., p. 7.
[7] Ibid., p. 8.
[8] Cf. Ibid., note 1, p. 9.
[9] Enfin, Newman trouve une analogie parlante de sa trilogie avec les « trois principaux Patriarches dans le premier âge du peuple choisi », à savoir Abraham, Isaac et Jacob. En effet, voici leurs « caractéristiques » : « Abraham, le père de nombreux peuples ; Isaac, intellectuel, vivant dans une simplicité solitaire, en contemplation affectueuse ; et Jacob, persécuté, délaissé, visité par de merveilleuses providences, chassé d’un endroit à l’autre, laissé et repris, maltraité par ceux qui étaient ses débiteurs, soupçonné à cause de sa sagesse et trahi par sa foi ardente ». (Ibid., p. 9)