Jeremy Holmes rapporte l’anecdote suivante à propos de Charles Darwin. Sa petite fille « mentionne un jeu de famille consistant, pour les joueurs, à se ‘voler’ des mots les uns aux autres en ajoutant une lettre à un mot, de manière à en former un nouveau. A une occasion, Darwin voit une personne rajouter un M à other, de manière à former le mot Mother. Darwin fixe le mot un instant et objecte : ‘Il n’y a pas de mot comme M-OTHER !’ [1] ».
1) Introduction
La théorie de l’attachement élaborée par John Bowlby [2] constitue un apport de première importance pour l’anthropologie du don.
D’un mot, cette théorie constitue un apport de première importance pour l’anthropologie du don : elle atteste que le petit d’homme ne se construit que par attachement à ses parents. Or, l’attachement est une relation affective, une relation d’amour. Donc, l’enfant se constitue dans son être, c’est-à-dire ne se l’approprie, que s’il s’enracine dans son origine. Autrement dit, il n’est donné à lui-même que s’il est aimé.
L’exposé se fera à partir de la position opposée dont elle provient et à laquelle elle réagit – sur le plan historique (la situation de l’éducation en France à la fin de l’Ancien Régime) et sur le plan doctrinal (la psychanalyse, du moins à l’origine) – et pour elle-même, en plein : l’existence de l’attachement et sa nature.
2) Les résistances à l’attachement
a) Arrière-fond historique : l’ignorance de l’attachement
Il semble que l’Ancien Régime, en tout cas la seconde moitié du xviiie siècle ait profondément méconnu l’attachement.
1’) Preuve positive le placement en nourrice
La pratique du placement en nourrice entraîne une dévalorisation du maternage ; or, cette pratique est très répandue au milieu du xviiie siècle. Quelques chiffres atterrants :
Sur 21 000 enfants nés en 1780, le lieutenant général de police Lenoir montre que pas moins de 19 000 sont envoyés en nourrice hors domicile. Or, l’enfant part loin, à la campagne, et en moyenne 4 à 5 ans, bien plus que ce que requiert le sevrage [3].
Or, ces pratiques ont des répercussions graves sur l’enfant. En chiffres absolus, Rousseau estime que « la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année [4] », et Prost de Royer à propos de Lyon : « Il naît 6 000 enfants toutes les années. Il en périt plus de 4 000 en nourrice [5] ». En chiffres relatifs, Flandrin a évalué que la mise en nourrice a doublé la mortalité infantile. Marie-France Morel estime que la mortalité des bébés placés en nourrice fut de 25 à 40 %, alors qu’elle est « seulement » de 18 à 25 % pour les enfants allaités par leur mère [6].
Confirmation affective est fournie par l’indifférence à l’égard de la mort des tous jeunes enfants qui donc, tout au contraire de nous, est considérée comme normale : « J’ai perdu deux ou trois enfants en nourrice, écrit Rousseau, non sans regrets, mais sans fâcherie [7] ».
Peu importe ici les raisons de cette attitude, si étrangère à nos mœurs actuelles. Notre propos n’est pas sociohistorique.
2’) Autre preuve positive l’abandon
Autant les « nourrices mercenaires » concernent les classes sociales plus favorisées, autant la pratique de l’abandon concernent les pans plus défavorisés de la société. On compte quelque 7 000 abandons d’enfants par an à Paris sous l’ancien Régime et environ 2, 5 % d’enfants sont ainsi abandonnés sur l’ensemble de la France [8].
3’) Preuve négative
Confirmation de cette ignorance en est l’attitude d’ostracisme qu’a connu le livre fondateur de la pédagogie moderne et son auteur, Émile ou de l’Education de Rousseau. En effet, quand il paraît le 9 juin 1762, chez un nom d’éditeur fictif, il fait l’objet d’un arrêt du Parlement condamnant l’ouvrage à être lacéré et brûlé et l’auteur à être « amené dans les prisons de la Conciergerie du Palais ». Même condamnation dans des termes aussi violents (les ouvrages de Rousseau sont condamnés à « être lacérés et brûlés »), 10 jours plus tard, à Genève où Rousseau s’est enfui. Or, que dit donc Rousseau de si subversif ? Quant à notre sujet, il s’insurge contre deux pratiques de son époque : le placement du bébé en nourrice et l’emmaillotement. En effet, dit-il,
« depuis que les mères, méprisant leur premier devoir, n’ont plus voulu nourrir leurs enfants, il a fallu les confier à des femmes mercenaires, qui, se trouvant ainsi mères d’enfants étrangers, pour qui la nature ne leur disait rien, n’ont cherché qu’à s’épargner de la peine ». Quant à l’emmaillotement : « Il eût fallu veiller sans cesse sur un enfant en liberté ; mais, quand il est bien lié, on le jette dans un coin sans s’embarrasser de ses cris [9] ».
b) Arrière-fond psychanalytique : le refus de l’attachement
La résistance à la théorie de l’attachement est aussi doctrinale : la psychanalyse, au moins pendant très longtemps, s’y est opposée. Et cela, pour des raisons touchant les principes mêmes de la doctrine freudienne. En fait, de prime abord, cette opposition étonne : la psychanalyse a considérablement valorisé la relation aux figures parentales, leur rôle structurant (le complexe d’Œdipe en est l’exemple le plus flagrant) ; elle reconnaît l’importance de la formation de liens d’attachement, notamment avec la figure prototypique de la mère [10]. Et pourtant…
1’) Première divergence
Pour la psychanalyse freudienne, la réalité première est la pulsion (Triebe) versus l’instinct (Instinkt). Or, la pulsion s’oppose à l’instinct comme la source, l’énergie sans orientation prédéfinie à la motion dirigée vers un objet prédéterminé ; son mouvement n’est que de tension et de détente ou de décharge, sans aucune référence extérieure. Par conséquent, toute finalité, tout objet, mais aussi tout besoin et tout désir constitue une construction secondaire : par exemple, la faim n’est pas un appétit de l’homme vers l’aliment mais une pulsion d’autoconservation qui ne vise que la satisfaction, la réplétion, indépendamment de tout référentiel extérieur. Or, la mère est un objet extérieur vers lequel tend l’enfant. Par conséquent, toute relation à la mère relève du besoin secondaire, de la construction : l’objet est une différenciation de la pulsion primaire. Or, la théorie de l’attachement postule une relation originaire à la mère, un besoin vital de la figure maternelle. Donc, la psychanalyse ne pouvait que s’opposer frontalement à cette théorie.
On peut préciser cette divergence à partir de la première répartition des pulsions opérée par Freud. Celui-ci distingue les pulsions d’autoconservation des pulsions libidinales, sexuelles. Or, ces deux types de pulsion sont centrés sur le sujet, sur le moi. Dès lors, les autres pulsions viennent « s’étayer » sur ces pulsions premières. Concrètement, en psychanalyse, l’enfant se porte vers la mère non pas d’abord pour elle-même mais pour y trouver satisfaction de pulsions primaires comme la nourriture, la chaleur, la sécurité. Or, selon Bowlby, la relation à la mère, donc à autre que soi, est primordiale chez l’enfant : la recherche de la proximité de la mère constitue un besoin primaire ; en négatif, l’autoconservation elle-même n’est possible que si l’enfant n’est pas carencé affectivement, ainsi que nous le verrons.
2’) Deuxième divergence
Une deuxième pomme de discorde entre psychanalystes et les tenants de la théorie de l’attachement tourne autour de la réalité, effective ou imaginaire, de la séparation. La psychanalyse freudienne refuse l’existence réelle de la séparation. C’est ainsi que Melanie Klein, très cohérente avec la théorie, refuse qu’une séparation réelle soit traumatisante ; seul l’est le fantasme d’abandon. De même que la psychanalyse nie l’existence effective de traumatismes incestueux, de même nie-t-elle la réalité objective de l’abandon. Or, nous allons le voir, Spitz, Bowlby affirment que la carence affective est un traumatisme réel et non pas seulement fantasmatique.
3’) Troisième divergence
Une troisième divergence, conséquence de la première, concerne la constitution du sujet à partir de son origine. Pour la psychanalyse, le sujet se construit par rupture à l’égard de ses parents, par arrachement à l’indifférenciation archaïsante de l’origine : le complexe d’Œdipe est le meurtre symbolique du père, tout gain de liberté est identiquement une défusion (nous y reviendrons en conclusion). Inversement, la théorie de l’attachement estime que le lien à la mère, loin d’aliéner l’enfant, le nourrit et le construit.
4’) Quatrième divergence
Il n’est pas impossible que, derrière ces divergences doctrinales, sommeille une différence épistémologique de cadre de référence intellectuel : Freud envisage l’homme dans le cadre énergétique, mécaniste et aussi thermodynamique (ce dernier élément ajoutant un élément de pessimisme, la conviction d’une dégradation irréversible) ; en regard, Bowlby est de culture américaine et vit au siècle de la psychologie clinique, de la théorie de l’information et de la cybernétique.
On comprend en tout cas que le différend Bowlby-Melanie Klein se soit poursuivi bien au-delà d’eux.
Pascal Ide
[1] Jeremy Holmes, John Bowlby and Attachment Theory, London-New York, Routledge, 1993, p. 164.
[2] Pour la bibliographie, cf. au terme.
[3] Cité par Élisabeth Badinter, L’amour en plus, Paris, Flammarion, 1980, p. 57.
[4] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Éd. Sociales, 1987, p. 49.
[5] Jean-Louis Flandrin, Familles : parenté, maison, sexualité dans l’ancienne société, Paris, Hachette, 1976, p. 196.
[6] Marie-France Morel, « Enfances d’hier, approche historique », Marie-France Morel, Michèle Guidetti et Suzanne Lallemand (éds.), Enfances d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Armand Collin, 1997, p. 58-112.
[7] Michel de Montaigne, Les Essais, cité par Élisabeth Badinter, L’amour en plus, p. 77.
[8] Cf. Marie-France Morel, « Enfances d’hier, approche historique ».
[9] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’Éducation, Paris, GF, 1966, p. 44.
[10] Cf. Peter Fonagy, « Psychoanalytic Theory from the Viewpoint of Attachment Theory and Research », Jude Cassidy & Phillip R. Shaver (éds.), Handbook of Attachment, New York and London, The Guilford Press, 1999, p. 595-624.