La nature « pratique » depuis des lustres le développement durable. C’est ce que montre Philippe Jamet, professeur en sciences du développement durable à l’École des Mines et membre fondateur de l’Institut Européen de développement durable [1]. Pour cela, il étudie trois écosystèmes : la brousse tigrée du Niger ; les vasières à diatomées de la Baie du Mont Saint-Michel ; l’écosystème de la grotte de Movilé dans les plateaux karstiques de Roumanie. Le premier montre comment la nature optimise de manière extraordinaire cette ressource excessivement rare au Niger qu’est l’eau. Le deuxième témoigne de la formidable accoutumance des diatomées dans un univers d’instabilités permanentes. Le troisième accrédite l’incroyable capacité d’adaptation d’une faune invertébrée coupée de toute lumière et de toute relation extérieure depuis des dizaines de milliers d’années dans une grotte karstique proche de la mer Noire. Le chercheur déchiffre donc, en ces milieux, un exemple naturel de développement durable. Pour notre part, nous y lisons une éloquente attestation de ce que la nature est régie par une méta-loi, celle du don.
Montrons-le à partir du seul premier écosystème [2]. Nous le décrirons avant de proposer notre interprétation.
1) Le fait
Luc Abadie, chercheur du Laboratoire « Fonctionnement et Évolution des Systèmes Écologiques », à l’École Normale Supérieure, définit la brousse tigrée du Niger, ou plutôt la décrit [3] à partir de trois caractéristiques : milieu, configuration et dynamique.
a) Le milieu
« La brousse tigrée est un écosystème extrêmement rare qui ne se rencontre que dans quelques zones arides (moins de 500 mm d’eau par an, 8 mois de saison sèche) sur des pentes très faibles (moins de 1 %) ».
Les traits de ce milieu sont doubles : climatique, le milieu tropical semi-aride, et géomorphologique, la très faible pente. Or, ces caractéristiques sont rarement réunies. Précisément, ces conditions climatiques se retrouvent à la frange étroite séparant les déserts des basses latitudes et des zones plus arrosées (forêt tropicale). Singulièrement, sur le continent africain, de part et d’autre de l’équateur.
Pour les conditions de sol, l’Afrique est un très vieux continent, donc constitué de roches elles-mêmes très anciennes ; or, celles-ci sont souvent érodées, sans hauts reliefs, donc sont favorables à des pentes faibles. Tel est le cas du Niger.
b) La configuration
« Cet écosystème est constitué d’une alternance de zones de sol nu (2/3 de la surface) et de bandes de végétation (1/3 de la surface). Ce motif se répète sur toute la longueur de la pente. Les bandes sont perpendiculaires à la pente. Elles mesurent 20 à 30 mètres de large et sont constituées, de l’amont vers l’aval, d’une bande d’herbes annuelles, puis d’une bande boisée vivante, puis d’une bande boisée morte. En raison de la violence des pluies et de la nature du sol, la zone de sol nu est recouverte d’une croûte de battance [frange de sol indurée par l’effet mécanique de pluies violentes suivies d’un dessèchement rapide, donc quasi imperméable] qui rend l’infiltration de l’eau presque impossible ».
De plus, la structure globale est centrée, c’est-à-dire non pas linéaire (par vague), mais par arcs de cercle concentriques dont le haut de la pente est le centre. Pourquoi ?
c) La dynamique
« Une particularité remarquable de cet écosystème est que les bandes de végétation se déplacent vers l’amont à la vitesse de 0,5 m par an ».
2) Les questions
Cet écosystème singulier qu’est la brousse tigrée du Niger intrigue à plus d’un titre. Elle pose différentes questions, voire des difficultés. Elles épousent partiellement les quatre causes de la cosmologie aristotélicienne : efficiente (origine), finale, formelle, matérielle (qui est l’un des principes du mouvement).
a) Sur l’origine
Cet écosystème est florissant, riche ; or, il se trouve en un territoire éminemment pauvre, voire désertique. Comment le végétal peut-il apparaître dans un milieu éminemment minéral ?
Plus particulièrement, des plantes ne peuvent se développer que s’il y a assez d’eau ; or, dans ce milieu, l’eau est l’élément qui manque le plus. Et cette brousse n’a rien d’une oasis (sous leurs pieds).
Par ailleurs, cette brousse se trouve seulement au Niger. Or, Mauritanie, Mali, Tchad ou Soudan (pour le seul hémisphère Nord) présentent les mêmes doubles conditions, climatiques et géomorphologiques. Alors, pourquoi cette concentration ?
Philippe Jamet émet l’hypothèse suivante : en plus des conditions ci-dessus, il faut aussi un milieu très stable, qui n’est soumis à aucune autre influence ; or, le Niger est loin des perturbations, notamment océaniques ; est-ce la raison de la brousse tigrée ?
b) Sur la finalité
À quoi sert une structure aussi élaborée ? Tout est toujours là pour optimiser la vie. Mais comment le comprendre ?
c) Sur la forme
Comment une structure aussi organisée peut-elle surgir d’un lieu aussi chaotique ? Précisément, cette configuration se déploie dans les trois dimensions : en lignes successives et régulièrement espacées, en cercle et vers le haut, avec des contreforts de terrasses (avec les arbres de différentes tailles).
d) Sur l’évolution
Nous avons vu que les bandes de végétation se déplacent vers l’amont. Pourquoi ne restent-elles pas statiques, comme la majorité des écosystèmes (nous ne voyons pas les jardins ou les forêts avancer, par exemple) ? Pourquoi évolue-t-elle et évolue-t-elle constamment, voire régulièrement ?
3) Les hypothèses explicatives
Dans son histoire, la brousse tigrée du Niger parcout différentes étapes. La figure 4-1 résume les sept stades de son initiation [4].
a) L’origine
Pour expliquer l’apparition de cet écosystème, Philippe Jamet est voué à l’hypothèse.
Il a d’abord fallu que le vent apporte quelques graminées pour avoir des herbes qui donnent de l’ombre et gardent un peu d’eau.
Mais il s’agit ici de l’origine d’un arbre. Le vent ne peut suffire pour apporter la graine. Le chercheur émet l’hypothèse qu’un oiseau est passé, remontant vers le nord, donc vers le désert ; or, il a besoin d’eau et de graminées pour la traversée et il en voit là sous la forme d’herbe ; il se pose donc ; or, s’il se pose sans doute peu de temps dans ce lieu guère édénique, il a peut-être laissé comme une obole, à savoir une fiente ; or, celle-ci contient souvent des fruits. Or, pour pousser, ceux-ci ont besoin d’eau, d’ombre et aussi d’engrais (la fiente). Aussi la plantule a-t-elle pu commencer à croître.
b) L’arbre
Les obstacles à la transformation de la plantule en arbre, donc à sa croissance, sont nombreux. Le principal est la sécheresse du sol. Ensuite, les herbes sèches qui ont permis son apparition périclitent aussi rapidement du fait du manque d’eau. Il y a même d’autres obstacles plus accidentels : un incendie, un chameau égaré, une sécheresse prolongée.
Une seule solution : patienter (jusqu’à la pluie prochaine) et se préparer. Pour cela, en négatif, « elle sacrifie pour un temps ses parties les plus nobles, les organes aériens, indispensables à la photosynthèse, mais aussi terriblement vulnérables au flétrissement ». En positif, « elle concentre ses ressources en direction des racines ». Et ce double travail s’opère dans le temps : pour la perte vers le haut, elle s’opère le jour à cause de l’action évaporatoire inévitable ; pour le bas, « la plante creuse la nuit [5] ». Elle peut ainsi attendre des années.
Si la pluie arrive, l’arbre naît, croît, dépasse les feuilles. Première victoire dans le désert. Mais, jusqu’à maintenant, rien d’original et surtout rien qui explique la structure si particulier de cette brousse.
c) La multiplication des arbres sur une bande
La présence d’un arbre entraîne plusieurs conséquences. La frondaison engendre une ombre bienvenue ; or, l’ombre adoucit la chaleur et retarde le dessèchement. Ensuite, en cas de pluie, l’eau ruisselle à cause de la pente ; or, l’arbre constitue un obstacle ; l’eau va donc s’accumuler en amont ; il se forme donc une sorte de flaque permanente. Aussi, dans ce que l’on pourrait appeler un sous-bois fort modeste, des graminées vont-elles se multiplier du côté de la pente montante.
Enfin, par l’effet de talus, l’espace se structure en deux, l’arbre constituant comme une frontière entre un amont de quelques mètres carrés riche en eau et un aval stérile, labouré par les racines.
Or, l’arbre, comme tout arbre, porte des fruits, avec générosité, sans nullement savoir s’ils pourront aller jusqu’à leur achèvement. Beaucoup choient et se dessèchent, mais certains vont tomber en avant de l’arbre, pas trop loin. Or, il y trouve herbes, eau et ombre, donc de quoi prospérer. Dès lors, un second arbre, juvénile, va croître, en avant. La structure de cet écosystème élémentaire est donc la suivante, d’amont en aval : herbes, arbre jeune, arbre adulte. Nous sommes ici face à une brousse typique, mais non cette brousse tigrée.
En fait, l’arbre ne se contente pas de croître ; il vieillit. Plus encore, l’arbre plus ancien, l’arbre père, reçoit moins d’eau, car la jeune génération qu’il a fait naître la reçoit et même l’arrête. Donc, peu à peu, l’arbre en amont se fortifie et l’arbre en aval dépérit. La structure est donc dorénavant la suivante : herbe, arbre adulte, arbre mort. D’où deux conséquences qui sont autant de traits caractéristiques de la brousse tigrée du Niger : la présence d’une zone morte ; un déplacement, celui-ci s’effectuant vers le haut.
Enfin, il est possible de calculer les paramètres de ce cycle : la largeur de la bande, la longévité des arbres et donc, puisqu’elle est un composé d’espace et de temps, la vitesse de cette marche à contre-courant. Si l’on considère qu’un arbre vit en moyenne cent ans, le calcul donne 25 centimètres par an, ce qui est la moitié de la vélocité effectivement observée (un demi-mètre par année). En fait, dans les conditions extrêmes de la brousse tigrée, un arbre survit moitié moins de temps.
d) L’organisation de l’espace
Jusqu’à maintenant, nous avons expliqué l’existence, la composition d’un unique élément végétal et son progrès à contre-pente. Il reste encore trois phénomènes à expliquer, concernant les trois dimensions de l’espace ou plutôt du lieu : la structure séquentielle, répliquée, par franges parallèles et régulièrement espacées ; la structure en terrasse, donc avec un rebord renforçant le contour des courbes de niveaux ; la configuration concentrique. Comment cet arbre ponctuel a-t-il pu ainsi conquérir tout l’espace et le façonner ?
1’) L’extension latérale
Comment un arbre constitue-t-il une bande ? Autrement dit, mathématiquement, comment le point ou dimension 0 (mais avec toute la forte réalité d’une origine) devient-il une réalité se dilatant comme une ligne ? Pas de vie sans eau ni fruit. Or, le talus élémentaire produit un effet brise-lame et fend le ruissellement de l’eau qui dévie sur les côtés. L’eau devient donc disponible sur un plus vaste territoire latéral. De plus, l’eau coule selon « des lignes de courant sensiblement orthogonales à la pente [6] » et se trouve ralenti. Par ailleurs, l’arbre continue à prospérer et porter des fruits qui tombent. Il se constitue ainsi, de proche en proche, une terrasse naturelle.
2’) Les franges parallèles régulièrement espacées
Il s’agit ensuite d’expliquer le passage à la dimension 2, c’est-à-dire la multiplication régulière des bandes végétales, en forme de franges d’interférence. L’on pourrait se demander pourquoi la brousse ne se simplifie pas la vie « en divisant le flanc de la colline en une seule zone nue et une seule bande végétale située tout à fait en bas [7] ». Il faut donc expliquer deux données : la multiplication et la régularité.
a’) La multiplication
Le mécanisme paraît être le suivant. Comme toujours, le futur arbre requiert la combinaison des trois matériaux de base qui ont vu naître le premier arbre : le fruit, l’eau et l’herbe. Or, les fruits sont en général arrondis et la forme ronde tend à dévaler une pente sous l’action de la force la plus élémentaire et universelle : la gravité. Mais, immédiatement en arrière, les fruits ont peu d’eau, ainsi que l’attestent les arbres morts. En revanche, de l’eau ruisselle en partie sur la zone nue à partir « de l’alignement végétal le plus proche sur la pente montante [8] ». Mais, comment enfin trouver l’herbe ? Il paraît presque impossible que le fruit, en roulant, rencontre les deux autres éléments. « Il faudrait vraiment beaucoup de chance au fruit pour finir son parcours dans une rare touffe d’herbe. Il rencontrera donc plus probablement son oasis tout à fait en bas s’il n’a pas desséché en cours de route [9] ». En effet, au pied de la colline, les conditions sont moins rigoureuses et l’eau peut s’accumuler. Enfin, nous avons vu que cette brousse procède en avançant vers le haut. Donc, la brousse ensemence progressivement toute la pente.
b’) La régularité
Je renvoie à l’explication quantitative [10]. Limitons-nous à la raison centrale : la quête d’eau, si nécessaire à la vie. Dans une région semi-désertique, la vie se doit d’économiser l’eau et de profiter de chaque ressource hydrique disponible ; or, l’eau se trouve en hauteur et descend ; « c’est donc la quête de l’eau qui pousse la végétation à remonter la pente [11] ». Précisément, la pente très faible implique un ruissellement très lent ; de plus, après une certaine distance, l’eau s’évapore ; selon le principe d’optimisation, les bandes se succèderont pour occuper le plus d’espace possible tout en laissant un espace nu : une bande quittera le bas de la pente et remontera, qui sera suivie d’une autre bande, après un moment, selon la distance optimale. Jamet fait appel à l’image de l’escalator [12].
3’) La structuration en terrasse
Il reste à expliquer la troisième dimension, c’est-à-dire la hauteur. Une première donnée est naturelle, innée, à savoir la faible pente (talus). Une seconde est acquise : la terrasse qu’invente l’arbre, que façonne chaque bande : le but, là encore est de retenir l’eau dont la maîtrise, comme toujours « est l’élément fondateur de la brousse tigrée [13] ». En fait, Jamet le constate plus qu’il l’explique.
4) La relecture philosophique
Nous l’avons dit, pour Philippe Jamet, la brousse tigrée est une illustration du développement durable. En effet, Gro Harlem Brundtland, au milieu des années 1980, a donné ce qui est peut-être la meilleure définition du concept innovant de développement durable [14] : « Le développement durable est un mode de développement qui satisfait les besoins des générations présentes sans diminuer la capacité des générations futures à satisfaire les leurs [15] ». Nous renvoyons au texte.
On pourrait aussi relever, du point de vue méthodologique, que Philippe Jamet rédige son explication sur mode narratif. Il raconte l’histoire d’une brousse tigrée : « Il fut un temps, au commencement, où les glacis [16]… ». Une double objection pourrait s’élever. D’abord, la science est un discours par les causes ; or, le récit exclut la causalité pour privilégier la seule succession. De plus, la science est un discours universel ; or, le récit est toujours singulier, ici, une brousse donnée, distincte de toute autre. Il me semble, au contraire, que le procédé narratif est très astucieux, ajusté. Pas seulement au plan pédagogique, mais même au plan scientifique. Comme l’entretien d’explicitation du psychologue Pierre Vermersch [17], cette méthode est une manière d’intégrer, non pas ici l’intériorité, mais l’histoire, avec ses contingences, sa beauté, autant de catégories dont l’approche darwinienne peine à rendre compte.
Centrons-nous seulement sur le sens métaphysique de cet écosystème si ingénieux : j’y lis une exemplification des lois du don qui gouvernent le monde de la nature (comme elles devraient gouverner celui des hommes).
a) La générosité originaire
La grande loi du don qui est aussi celle de l’amour et de l’être peut s’énoncer de la manière suivante : l’être se communique le plus possible. Autrement dit, il se donne autant qu’il peut. Elle se vérifie singulièrement de la vie, ainsi que Jamet ne peut que le constater : « Sur terre, la vie sous toutes ses formes ne nous a jamais donné d’autre exemple que celui de l’audace. La vie colonise tout [18] ». Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’auteur adopte le style narratif, prêtant donc une attention à la nature : il atteste non pas seulement une intention (non consciente), une finalité à la nature, ici la vie, mais aussi un émerveillement face à sa générosité doublée d’une ingéniosité. Il continue ainsi : « La vie possède les talents conjugués d’un excellent scientifique et d’un lauréat du concours Lépine. Par exemple, elle se montre remarquable chimiste en parvenant à respirer en l’absence d’oxygène et parfaitement débrouillarde en réussissant à condenser de l’eau dans un désert [19] ».
Le don de soi donne à perte : l’arbre offre ses fruits sans nullement savoir s’ils germeront ; la majeure partie dépérira. Surtout, l’arbre père est supplanté par l’arbre fils qu’il a fait naître. Il se sacrifie pour lui. L’origine s’efface, n’en demeure pas moins fondatrice.
La grande loi de diffusion le plus possible se reconnaît aussi en deux autres signes : l’« utilisation optimale des ressources », c’est-à-dire l’eau, et la « colonisation maximale » de l’espace [20].
b) L’universelle connexion
« Tout est lié » ou plutôt « connecté », répète le pape François dans son encyclique sur l’écologie [21]. Tout dit la gratuite générosité et communion des quatre éléments inertes, sans lesquels la vie ne pourrait exister : la terre, en sa solidité et sa stabilité ; le soleil ; l’eau ; enfin le vent.
De plus, les différents règnes sont interconnectés : minéral (au-dessus du sol et sol, astronomique et météorologique), végétal et animal.
Enfin, espace (en ses différentes dimensions) et temps (en ses différentes extases) s’étreignent étroitement.
c) Les trois moments du don
« La vie qui a germé là est venue d’ailleurs [22] ». Nous avons vu que, pour pouvoir commencer, la brousse tigrée a eu besoin, en plus du minéral aride, de « la présence probable de touffes éparses d’herbes de la savane », celles qui ont procuré « le gîte et le couvert au premier fruit dont est né le premier arbre [23] ». Elle n’est pas auto-créatrice, elle n’est pas à elle-même sa propre origine. Autrement dit, elle est un don. En effet, cette venue est contingente, non-nécessaire, non prédisposée. Or, un donné qui est un bien que rien ne prépare est en réalité un don. Donc, tout a commencé par un don. De plus, symboliquement, tout est venu « du ciel [24] », en l’occurrence, une graine. Or, le haut est le symbole du donateur et, bibliquement, du Donateur : d’ailleurs, en Gn 2,4 s, ce lieu haut qu’est le ciel matériel est source de la bénédiction de l’eau, comme le médiateur de l’action divine, car il est inaccessible au pouvoir humain – encore aujourd’hui.
Enfin, les débuts sont humbles : un peu d’eau, un peu d’ombre (quelques herbes), un peu d’engrais.
Le premier arbre est né de la présence des herbes ; lui-même, quand il aura grandi, permettra leur prolifération : le don reçu devient ainsi un don offert. Jamet lui-même formule cette loi de retour ou de gratitude : « À plusieurs années d’intervalle, il peut, enfin, leur rendre leur don [25] ». Là encore, j’ose y lire plus qu’une formule rhétorique, même si l’auteur parle de « poésie facile [26] ».
Mais le végétal illustre la symbolique du don non sans y apporter une nouveauté. D’abord, elle est ascendante, remontant vers la hauteur donatrice, qui est ici l’eau, source de vie. Ensuite, elle introduit l’image de la terrasse : alors que le symbole de la vasque fait appel à l’élément inerte qu’est l’eau, la terrasse, sculpture plus complexe, intègre le vivant.
d) La rythmicité ontologique
Nous avons vu que l’espace était non seulement rempli selon les trois dimensions, mais configuré de manière centrée (mandalique) et rythmique, selon un espacement régulier en forme de franges d’interférence. De fait, l’occupation de l’espace qu’a élue la brousse tigrée s’est opérée de manière discontinue et « harmonieuse [27] ». Et cette structure harmonieuse provient d’une origine, l’arbre de départ, qui s’est désormais humblement effacée.
e) Conclusion
Ainsi la brousse tigrée du Niger est une illustration privilégiée de ce que j’appellerais volontiers une cosmologie de l’amour-don [28].
Pascal Ide
[1] Philippe Jamet, La quatrième feuille. Trois études naturelles sur le développement durable, Paris, Presses de l’École des Mines, 2004.
[2] Cf. Ibid., chap. 1.
[3] Paris, VI. Cité par Philippe Jamet, La quatrième feuille, p. 19.
[4] Ibid., p. 35.
[5] Ibid., p. 30.
[6] Ibid., p. 41.
[7] Ibid., p 44-45.
[8] Ibid., p. 42.
[9] Ibid., p. 43.
[10] Ibid., p. 45
[11] Ibid., p. 45.
[12] Ibid., p. 46.
[13] Ibid., p. 49.
[14] Cette définition intègre les analyses de Hans Jonas dans Le principe de responsabilité.
[15] Cité Ibid., p. 11.
[16] Ibid., p. 25.
[17] Cf. Pierre Vermersch, L’entretien d’explicitation, Paris, ESF, 1994 62010.
[18] Philippe Jamet, La quatrième feuille, p. 26.
[19] Ibid., p. 26.
[20] Ibid., p. 47.
[21] L’affirmation « Tout est lié [Tutto è connesso] » est répétée pas moins de neuf fois (François, Lettre encyclique Laudato sì sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, n. 16, 70, 91, 92, 117, 120, 138, 142, 240).
[22] Philippe Jamet, La quatrième feuille, p. 27.
[23] Ibid., p. 49.
[24] Ibid., p. 27.
[25] Ibid., p. 34.
[26] Ibid.
[27] Ibid., p. 47.
[28] Cf. Pascal Ide, « La philosophie de la nature de Charles de Koninck », Laval théologique et philosophique, 66 (2010) n° 3, p. 459-601 ; « La création, entre agression et amorisation. Un enrichissement du mécanisme de sélection naturelle ? », Philippe Quentin (éd.), Les sciences face au concept judéo-chrétien de création, Colloque de l’ICES, 21 et 22 janvier 2013, Paris, L’Emmanuel, 2014, p. 9-101 ; « Peut-on parler d’un don chez le vivant non-humain ? », Institut Catholique de Toulouse, Séminaire interdisciplinaire, Faculté de Théologie, 6 et 7 janvier 2014, Nathalie Geneste et Marie-Christine Monnoyer (éds.), Culture du don. Utopie ou réalisme prophétique ?, Paris, Lethielleux, coll. « Sciences religieuses », Toulouse, Institut Catholique de Toulouse, Les Presses Universitaires, 2014, p. 69-100 ; « Une lecture polysémique de la nature. Trois propositions pour un discours des méthodes », Lateranum, 81 (2015) n° 3, p. 625-652 ; 82 (2016) n° 1, p. 77-119 ; « Les quatre sens de la nature », Bertrand Souchard et Fabien Revol (éds.), Controverses sur la création : science, philosophie, théologie. Actes du Colloque de la Chaire Science et Religion, à l’Institut Catholique de Lyon, 9-11 avril 2015, coll. « Science – Histoire – Philosophie », Paris, Vrin, Lyon, Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques, 2016, p. 349-398.