Les trois petits cochons, la vertu de prudence et le travail de deuil

Nous trouvons toujours un grand plaisir à regarder ce dessin animé de Walt Disney qui a reçu l’Oscar du meilleur dessin animé en 1933 – d’autant qu’une vidéo d’une excellente résolution est aisément accessible sur Youtube [1]. Pourtant, remarque un psychiatre, il ne comporte « que très peu d’effets comiques ! Alors pourquoi un tel plaisir [2] ? » Il s’y joue en fait quelque chose de plus subtil que l’on ne le croirait : et cela intéresse autant l’éthique que la psychanalyse.

Les trois petits cochons construisent chacun une maison : le premier, Nouf-Nouf, fait la sienne à la hâte, en paille, le deuxième, Nif-Nif, plus appliqué, en branchage et en planches, le troisième, Naf-Naf, le plus prévoyant (il s’appelle « Practical » en anglais), édifie une maison à l’épreuve du temps, une « maison de maçon » en briques et en ciment. Il y a déjà là toute une parabole de la vertu comme construction de la personne : il faut du temps pour édifier quelque chose qui puisse affronter le temps. D’ailleurs, leur habit est lui-même révélateur du sérieux donné à la vie : seul le dernier est en bleu de travail, les autres non.

Nos trois petits cochons sont musiciens : le premier joue de la flûte traversière, le deuxième du violon et le dernier du piano. Violon et flûte sont par excellence des instruments propres au nomadisme, le piano exige pour son exercice une certaine sédentarité (plus que cela, il est construit en briques, comme le lit !). De plus, seul le troisième joue en lisant une partition. Les deux premiers laissent les fleurs pousser en toute liberté et même à terre, mais Naf-Naf préfère les mettre en pots. C’est aussi le seul à fermer sa maison la nuit et à avoir clôturé son jardin. Attention, il ne s’agit pas de faire l’apologie de la sédentarité, mais de montrer la fragilité des projets et le peu de prévoyance de Nouf-Nouf et Nif-Nif.

Mais il y a plus : un détail extrêmement révélateur, les portraits encadrés de la mère et du père accrochés dans chacune des maisons. Dans la maison de paille, les parents dansent légèrement vêtus de pagnes ; le violoniste, lui, a un portrait de son père en tenue de boxeur. Par contre, qu’en est-il dans la maison en briques ? « Mother », c’est une bonne grosse truie, allongée, prêtant son flanc et ses tétons à ses porcelets. « Father », lui, c’est… un chapelet de saucisses ! Un second portait le confirme : un gros jambon ; bref, l’image d’un père mort et passé entre les mains du charcutier. Donc nos trois petits cochons sont orphelins et ont dû effectuer leur « travail de deuil », selon le mot de Freud [3]. « À l’évidence, seul notre troisième petit cochon s’est réellement familiarisé avec l’idée de la mort de son géniteur, […] les frères optant pour un déni de la réalité charcutière de l’événement ».

Or, c’est l’acceptation du réel et non la fuite dans l’imaginaire qui rend le petit cochon pleinement mature. En effet, conserver l’image de son père mort, c’est aussi garder présente l’image de celui qui a entraîné la mort. « Contrairement à ses frères, il met tout en œuvre pour se préserver d’un pareil sort ; il admet ainsi l’idée que cela puisse lui arriver ». Cela lui permet d’affronter l’obstacle qu’est le loup en pleine lucidité, au lieu de fuir dans le jeu qui est ici non pas une détente légitime mais une fuite dans l’imaginaire. Bref, seule l’acceptation du passé permet d’affronter l’avenir et de vivre l’instant présent. Autrement dit, permet d’être prudent.

Pascal Ide

[1] Site consulté le lundi 28 mai 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=eJi-6kZiMWw

[2] Éric Toubiana, « Trois petits cochons sur un divan », La Recherche, 217 (janvier 1990), p. 78-80.

[3] Cf. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, trad. Anne Berman et Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, 1968, p. 145-171.

29.5.2018
 

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